Article.
J'ai tendance à voir
ce que je m'attends à voir, entendre ce que
je m'attends à entendre
Jean-Paul Baquiast -- 11/12/2010

Image.
Simulation d'un mitraillage au sol (source www.simulation-france-magazine.com/)
Deux
thèses s'opposent généralement
concernant le rôle du sujet dans l'interprétation
de ce qu'il perçoit sensoriellement. Pour la
première thèse, les sujets ont tendance
à percevoir ce que pour des raisons diverses
ils s'attendent à percevoir ou ont envie de
percevoir. Pour la seconde thèse, les sujets
sont généralement sans opinions préconçues.
Ils sont donc ouverts à ce que leurs sens leur
font percevoir, même si ces perceptions contredisent
leurs opinions préalables. On peut soulever
la question quel que soit le message sensoriel perçu
(image, son...) et quels que soient les domaines d'intérêt
en cause (philosophie, politique, sentiments, etc.).
Inutile
de dire que la première thèse est la
plus répandue. La plupart des psychologues
et cogniticiens considèrent que l'esprit n'est
pas une page blanche, ni à la naissance, ni
ensuite dans la vie (blank slate). Chaque cerveau
s'est doté au long de son existence d'un stock
de plus en plus riche de données et d'interprétations
mémorisées, auquel il fait appel pour
interpréter ce qu'il perçoit et s'en
servir pour définir de nouvelles opinions ou
de nouveaux comportements.
Ce
« poids du passé » ou
de l'expérience acquise est tel qu'il peut
conduire certains sujets à interpréter
de façon totalement contraire à l'expérience
commune telle ou telle donnée nouvelle. Il
peut même conduire certains à la refuser
complètement, dans un véritable déni
de réalité. Bien évidemment,
si ces interprétations subjectives a priori
se révèlent systématiquement
en contradiction avec de nouvelles perceptions, le
cerveau du « négationniste »
finit en général par se résoudre
à modifier son point de vue.
Mieux
vaudrait cependant faire preuve d'emblée de
ce que l'on nomme dans le langage courant l'ouverture
d'esprit face aux perceptions ou aux idées
nouvelles. Il s'agit d'un facteur essentiel d'adaptabilité
et de survie. Sinon, les individus et les groupes
resteraient enfermés dans des comportements
incapables d'évoluer. Mais l'ouverture d'esprit
n'est-elle pas contre nature, autrement dit un voeu
hors d'atteinte, parce que contraire à la façon
dont le cerveau se comporte aux niveaux les plus élémentaires
des neurones du cortex ?
Pour
répondre à cette question, il est intéressant
d'observer, en utilisant les ressources les plus récentes
de l'imagerie cérébrale fonctionnelle,
comment se comportent les cerveaux de sujets volontaires
confrontés à de nouveaux messages sensoriels.
C'est ce que viennent de faire des chercheurs de la
Duke University, dans le cadre d'une étude
pilotée par le cogniticien Tobias Egner dont
les résultats viennent d'être publiés.
Selon des observations utilisant l'imagerie fonctionnelle
par résonance magnétique (f/MRI), l'équipe
est conduite à proposer un changement de paradigme
concernant la façon dont procèdent les
neurones visuels du cerveau confrontés aux
perceptions provenant de l'appareil visuel. Les auteurs
proposent de remplacer ou tout au moins de compléter
le concept jusqu'alors le plus utilisé, celui
de « détection des caractères »
(feature detection) par celui de « codage
- ou décodage - prédictif »
(predictive coding).
Concrètement,
ceci signifie que les neurones visuels développent
en continu des prédictions relatives à
l'interprétation ou à l'utilisation
de ce qu'ils perçoivent, quitte à modifier
les suppositions se révélant erronées
si de nouvelles perceptions se montrent en contradiction
avec les premières interprétations.
L'expérimentation a ainsi montré que
lorsque des sujets s'attendent à percevoir
un visage, ils mettent plus de temps que ceux ne s'y
attendant pas à distinguer l'image de ce visage
de celle de l'image d'un immeuble et réciproquement.
Le
rôle important du décodage prédictif
Much
ado for nothing, beaucoup de bruit pour rien,
dira-t-on. N'est-ce pas ce que l'on pouvait effectivement
supposer ? L'étude de la Duke University n'est
pas cependant inutile, au contraire. Elle conduit
à une conclusion plus générale,
qui éclaire la façon dont le cerveau
travaille. Nos neurones prédisent et «publient»
ce que nous voyons avant que nous n'ayons pris conscience
de l'avoir vu. Il s'agit d'un processus dit top
down, s'opposant au processus jusqu'ici couramment
admis dit bottom up. Les neurones visuels traitent
les informations provenant de la rétine à
travers des couches hiérarchisées. Dans
le processus bottom up, on suppose que les couches
les plus basses détectent d'abord des formes
élémentaires, telles que des lignes
horizontales ou verticales, avant de les envoyer aux
couches supérieures qui les assemblent en figures
plus complexes. L'image voyagerait ainsi de couches
en couches jusqu'à se présenter sous
une forme élaborée interprétable
par le reste du cerveau, c'est-à-dire par la
conscience du sujet.
Dans
le modèle top down au contraire, les neurones
de chaque couche élaborent des prédictions
relatives à ce que devraient être les
images perçues par la couche immédiatement
inférieure. Les prédictions sont comparées
avec les données entrantes dans les couches
inférieures, de façon à éliminer
les erreurs de perception ou de prédiction
de ces couches. Finalement, selon Egner, une fois
éliminées toutes les erreurs de prédiction,
le cortex visuel ne conserve que l'interprétation
la plus certaine de l'objet perçu, à
partir de quoi le sujet voit effectivement cet objet.
Le total de l'opération s'exécute de
façon inconsciente en quelques millisecondes.
Le concept de « codage prédictif »
était utilisé depuis plusieurs décennies,
mais ce serait la première fois qu'il serait
vérifié indiscutablement grâce
à la f (MRI). De ce fait serait au moins en
partie remis en cause le concept de « détection
des caractères ».
Resterait
cependant à préciser un point que, semble-t-il,
n'ont pas abordé les chercheurs: dans quelles
parties du cerveau les neurones de la couche supérieure
du cortex visuel trouvent-ils les "prédictions"
ou images prédictives dont ils s'inspireront
pour interpréter les informations visuelles
qu'ils reçoivent. S'agit-il d'images conservées
en mémoire dans le cortex visuel ? S'agit-il
au contraire d'images importées des aires cérébrales
du cortex associatif (ou intelligent), qui viendraient
influencer la perception du moment. A priori, cette
dernière hypothèse parait la plus vraisemblable,
car elle confirmerait l'influence des opinions sur
la perception, mais il faudrait la démontrer.
Par
ailleurs, les chercheurs de la Duke Université
n'ont pas semble-t-il étendu en termes plus
généraux les conclusions que l'on pourrait
tirer de leurs expérimentations. En ce qui
concerne l'intelligence artificielle, sans avoir la
prétention de le faire à leur place,
nous pourrions peut-être suggérer l'intérêt
d'organiser sur le modèle mis en évidence
par Egner la façon dont les cerveaux des robots
se construiront des cartes de leur environnement.
C'est d'ailleurs semble-t-il ce que font déjà
beaucoup de roboticiens.
Dans
le domaine plus général de la connaissance,
nous pourrions retenir des travaux de la Duke University
le fait que le poids attribué aux modèles
interprétatifs conservés en mémoire
par notre cerveau et utilisés pour donner un
sens à de nouvelles entrées sensorielles
paraît plus important encore que ce que l'on
pourrait spontanément penser. Même si
des prédictions erronées se trouvent
corrigées en quelques millisecondes par le
cortex visuel, on pourrait difficilement exclure que
globalement, elles ne puissent entrainer des conséquences
sur la façon dont certaines erreurs pourraient
être conservées et se propager de proche
en proche, fussent-elles progressivement corrigées.
On
comprendrait mieux alors comment ce qu'il faut bien
nommer des préjugés conduisent le cerveau
à donner un sens à ses perceptions puis
à ses actions c'est-à-dire en
fait à construire un monde conforme à
ces préjugés. Certes, on peut penser
que le cerveau saura distinguer à temps un
visage humain d'une silhouette de maison lors d'une
expérience de laboratoire, mais en sera -t-il
de même lorsqu'il s'agira de distinguer un ami
d'un ennemi lors du mitraillage d'une troupe au sol
à partir d'un avion de combat.
On
peut supposer que les mêmes erreurs d'interprétation
doivent se produire dans la perception de fragments
de discours. Si l'on attend de moi que je tienne un
discours belliqueux, sans doute sera-t-on tenté
de conférer un sens agressif au moindre de
mes propos. Si l'on en conclut trop vite que je suis
un homme à abattre, mes chances de survies
seront sérieusement compromises.
Références
Journal
of neuroscience 8 décembre 2010 Expectation
and Surprise Determine Neural Population Responses
in the Ventral Visual Stream
Voir
aussi:
http://www.dukenews.duke.edu/2010/12/egner_vision.html
Retour
au sommaire
|