Economie
et politique
Une
nouvelle sorte de révolte
Jean-Paul Baquiast - 12/11/2010
Ceux
qui ont manifesté contre la loi sur les retraites
en France, sur les déchets nucléaires
en Allemagne, sur les droits d'inscription étudiants
en Grande Bretagne étaient animés d'une
ardeur de refus qui ne visait pas seulement les mesures
précises contre lesquelles ils se battent ou
les gouvernements qui leur imposent ces mesures. Elle
visait ce que l'on nomme parfois le système.
Pour un observateur de l'opinion international comme
Philippe Grasset, http://www.dedefensa.org/article-la_legitimite_et_l_intuition_haute_11_11_2010.html.
ce système serait aujourd'hui délégitimé,
et pas seulement en Europe. Le terme possède
un sens fort. Il s'applique aussi aux gouvernements
qui régentent le système. Délégitimé
signifie « qui n'a plus le droit de gouverner
nos existences », « qu'il faut
d'urgence remplacer par quelque chose d'autre ».
Dans d'autres articles, Philippe Grasset va plus loin
et semble de plus en plus souhaiter un rejet général
du système.
On peut penser qu'une partie de ceux qui aux Etats-Unis
ont délégitimé Barack Obama en
votant pour les Tea parties ou les Républicains
exprimaient le même rejet du système.
Ils savaient pourtant fort bien que les lobbies ayant
dépensé des milliards de dollars pour
faire voter contre Obama faisaient partie du système
et ne feraient que le rendre plus oppressif une fois
au pouvoir. Mais pour eux l'essentiel était
de rejeter le système. On peut penser aussi,
bien qu'en ce cas l'information circule moins bien,
qu'une grande partie des classes moyennes chinoises
et russes qui manifestent de façon sporadique
contre la censure manifestent aussi le rejet d'un
système dont leurs dirigeants facilitent dorénavant
l'installation.
Le
capitalisme financier mondialisé
Que
serait donc le système qui ferait l'objet d'un
tel refus? On peut admettre à titre de première
hypothèse qu'il s'agit du capitalisme financier
mondialisé lequel désormais impose sa
loi au monde entier. Même le directeur général
de l'Organisation mondiale du commerce, Pascal Lamy,
le désigne comme l'ennemi commun. Partout s'installe
un clivage entre les très riches (5%) et tous
les autres (95%). Les très riches sont les
dirigeants et actionnaires des transnationales échappant
par la délocalisation et l'abri dans les paradis
fiscaux à l'imposition et aux réglementations.
Ils sont aujourd'hui en mesure d'acheter afin de les
« rendre rentables » tous les
anciens services publics et services sociaux, notamment
l'école et l'hôpital. Pour ceux qui n'appartiennent
pas aux classes dirigeantes, les seules perspectives
sont le chômage, les bas salaires, la précarité
sociale, l'absence de visions professionnelles parlant
à l'imagination et au coeur, l'impossibilité
de quitter des territoires désormais appauvri
pour aller comme jadis chercher fortune ailleurs car
nulle part ailleurs ils ne seront accueillis.
Même
les plus ignorants en économie savent désormais
que le capitalisme financier a instauré au
profit de ceux qui le détiennent un processus
de prédation en accélération
constante. Rien jusqu'à ce jour ne permet d'en
prévoir l'arrêt. Aux mécanismes
traditionnels et toujours en usage de captation des
plus- values du travail, le capitalisme financier
a superposé à l'échelle du monde
les mécanismes (anthropotechniques) de la technofinance.
Il s'agit de l'interconnexion des réseaux informatiques
reliant les banques et les bourses, permettant de
prélever à la source et de faire disparaître
au profit de la spéculation les valeurs ajoutées
résultant du fonctionnement de l'économie
réelle, celle qui concerne les biens et services
destinés en principe à rémunérer
les salariés, à servir la consommation
et à financer l'investissement productif.
Certains
comparent ce phénomène à un cancer
ayant attaqué la planète toute entière.
Un cancer se caractérise par l'apparition et
la multiplication de cellules déviées
de leurs fonctions habituelles, se multipliant en
détournant à leur profit les ressources
de l'organisme, ceci jusqu'à la mort du malade.
Sans prétendre pousser cette comparaison jusqu'à
l'absurde, on peut admettre que le cancer de la technofinance
mondialisée se caractérise par le fait
que certaines cellules du corps social rassemblant
l'ensemble des humains ont réussi à
s'emparer pour le détourner à leur profit
d'un processus normal irriguant jusqu'alors ce corps
social. Les bénéfices qu'en tirent les
usurpateurs consistent en des prélèvements
sur les ressources vitales de l'organisme social tout
entier. En s'accumulant, loin de doter la société
de nouvelles capacités pour le profit de tous,
comme pourrait le faire un investissement scientifique
et technique convenablement distribué à
l'échelle du monde , ces prélèvement
accélèrent les fragilités sociales
en précipitant la course aux crises économiques
et environnementales annoncées.
Si
le système, ainsi défini, est rejeté
par une grande partie des populations du monde, au
point que sont dorénavant délégitimés
les personnels politiques qui le représentent,
c'est en partie parce que ceux qui souffrent directement
de ses excès ne peuvent pas espérer
améliorer leur sort en tentant de rejoindre
l'étroite minorité de ceux qui en tirent
profit. D'une part ils ne seraient pas admis, comme
nous l'avons dit. Mais d'autre part et surtout nul
ne peut, à moins de s'aveugler, vouloir rejoindre
un système que l'on devine condamné.
D'autres
valeurs
Le
rejet du système sera d'autant plus fort que
ceux s'opposant à lui dans la rue ou par la
grève découvriront intuitivement que
d'autres types de relations sociales que celle fondées
sur la prédation pourraient être possibles.
Lors des derniers événements, les manifestants
de tous âges, filles et garçons, hommes
et femmes, en se regroupant par internet ou par téléphone,
en discutant dans les réunions, en «jouant»
symboliquement la révolte, ont compris qu'ils
se faisaient les porte-voix de foules nombreuses.
Certes, l'enthousiasme a semblé retomber. Les
médias un moment ouverts aux paroles de rejet
ont repris leur travail habituel de contrôle
des opinions publiques au profit du pouvoir des dominants.
Reste cependant l'internet qui ne se calme pas. On
peut penser que quand d'autres crises surgiront, d'autres
manifestations et d'autres rejets se feront entendre.
Jusqu'où
cependant ? Le système est si bien organisé
qu'à toute proposition visant pour les unes
à le réformer, pour les autres à
le détruire au profit de quelque chose d'autre,
il sait suggérer des arguments visant à
démontrer que « cela ne marcherait
pas », que « cela serait pire
autrement. ». Il sait aussi faire honte
à ceux qui manifestent. « De quoi
vous plaignez vous, alors qu'aujourd'hui Port au Prince
en Haïti est en proie au choléra et à
la famine? ». Face à un système
qui affirme ne pas pouvoir être changé,
qui exige d'être accepté tel qu'il est
et que pourtant l'on refuse, que faire?
Une
réponse simple consisterait à ne pas
entrer dans le jeu du système. Si celui-ci
est effectivement délégitimé,
il doit disparaître. On verra bien ce qui se
passera après. Continuer à supporter
grandes et petites exploitations sans réagir,
ou bien tenter de réparer des fuites sans modifier
l'ensemble, ne mènerait qu'à renforcer
la domination catastrophique du système.
Mais
le système peut-il disparaître ? Nous
l'avons rappelé, il est mondial. Il pèse
tout autant bien qu'en termes spécifiques sur
les pays dits riches et sur les pays pauvres et très
pauvres. Il serait vain d'espérer le voir disparaître
dans les pays riches s'il se maintenait dans les pays
émergents et dans les pays pauvres. Or, dans
un système mondialisé, et (comme on
dit en termes techniques, chaotique) une fracture
apparue quelque part pourrait s'étendre et
s'agrandir à l'ensemble, comme une faille dans
un fleuve gelé au printemps.
Pourquoi
ne pas rêver ? Même si l'accès
aux réseaux n'est pas libre partout, ne pourrait-on
imaginer que les classes moyennes et intellectuelles
du monde, celles qui tiennent sans le savoir les vraies
clefs du pouvoir, face aux actionnaires et à
leurs milices, pourraient toutes ensemble (et sans
s'être concertées à l'avance,
quasi par imitation) se dresser contre le système,
au lieu de s'opposer d'un pays à l'autre. Les
travailleurs de la base les soutiendraient, y compris
les plus exploités. Le vieux rêve impossible
de l'internationale socialiste, «prolétaires
de tous les pays, unissez vous» ne deviendrait-il
pas réalisable, au temps des réseaux
et de la communication instantanée ? Et si
nous faisions l'hypothèse que sur ces réseaux,
un «global mood» visant à rejeter
le système et tenter ensuite de construire
ensemble quelque chose de radicalement différent,
aurait déjà pénétré
des centaines de millions d'esprits sur les cinq continents
?
Post-scriptum. On lit dans le World Socialist
Web, Site américain, un article d'Eric
Lantier «Lessons of the European strike wave»
http://www.wsws.org/articles/2010/nov2010/pers-n11.shtml
qui constate l'échec des grèves
européennes et appelle, dans les termes désuets
qui sont chers à ce journal, les travailleurs
du monde entier à s'unir contrer leurs exploiteurs.
Serait-ce pour refaire la révolution russe
de 1917 ou pour autre chose ? Si c'était pour
faire autre chose, pourrait-on aujourd'hui en avoir
une idée ? Nous pensons pour notre part qu'il
serait présomptueux d'avancer à l'avance
des solutions s'appliquant à un monde de demain
indiscernable. C'est sans doute ce que pense l'auteur
de l'article car il ne fait aucune proposition.
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