Science,
technologie et politique
Gagner en bourse n'est plus
à la portée du petit spéculateur
Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin
- 13/11/2010
Un
trader humain peut acheter 1000 actions de telle firme
le jeudi matin au cours de 20 euros l'action et les
vendre le jeudi soir au cours de 21 euros, réalisant
un bénéfice de 1000 euros. Cependant,
si le cours de l'action est à un même
instant de 19, 28 à Londres et de 19, 29 à
New York, mais passe un dixième de seconde
plus tard respectivement à 19,29 et 19,28,
acheter à Londres pour vendre à New
York ou réciproquement en cas de renversement
des cours devient impossible sans assistance informatique.
Jusqu'à présent, l'acquisition de calculateurs
et de logiciels d'arbitrage de plus en plus puissants
avaient permis de faire la différence entre
les places de marché .En résulte ce
que l'on nomme le «high frequency trading»
(HFT). Mais dorénavant il faut prendre en compte
les délais imputables aux connexions reliant
une place de marché à l'autre : routeurs
plus ou moins lents, voies plus ou moins saturées,
itinéraires mal choisis.
La nécessité de toujours améliorer
les performances du HFT pousse les grandes places
à se doter de câbles en fibre optique
réservées à leurs échanges
et installées à titre exclusif par les
sociétés assurant le HFT. Les gains
de temps paraissent dérisoires mais en fait
ils sont essentiels. Ainsi aujourd'hui un câble
Chicago-New York permet de gagner 3 millisecondes
sur le temps de communication. De nombreux projets
de réseaux à large bande sont ainsi
en cours de réalisation, utilisant généralement
des câbles sous marins. Un nouveau câble
de cette nature reliera par exemple prochainement
New York et Londres.
La compétition entre les places (celle qui
arrive la première emportant la totalité
de la mise) les a conduit à optimiser sans
cesse leurs différents outils. Le temps d'exécution
d'un ordre est tombé de quelques millisecondes
à quelques microsecondes (millionième
de seconde). .
Tenir compte de la vitesse de la lumière
Cependant, pour les places séparées
par des milliers de kilomètres, la vitesse
de la lumière (qui détermine la vitesse
de transmission d'un signal) devient un facteur limitatif.
Il faut environ 66 millisecondes à un photon
pour joindre deux points situés aux antipodes
l'un de l'autre ceci sans prendre en compte
les autres délais.
Ceci pousse les places de marché à localiser
leurs ordinateurs en des lieux permettant d'optimiser
les temps nécessaires à l'envoi des
ordres au reçu des informations collectées
des marchés. Deux chercheurs américains,
Alex Wissner-Gross* et Cameron Freer**, ont établi
un modèle mathématique dit relativistic
statistical arbitrage permettant d'obtenir
le lieu géographique le plus favorable.
Dans
les échanges transatlantiques, ils sont généralement
situés au milieu de l'océan ou dans
des endroits de la planète difficilement accessibles.
Mais en général, si l'on envisage la
mise en place d'un réseau mondial de places
interconnectées, en fonction des besoins d'échanges
l'algorithme permettra de sélectionner à
tout moment la place de marché la mieux située.
Chacune pourra alors négocier avec les autres
l'utilisation au coup par coup des ressources, au
mieux des bénéfices attendus.
Ainsi pourra se construire progressivement une infrastructure
globale de calcul permettant d'optimiser les opérations
financières et couvrant les parties du monde
les plus isolées. On pourrait concevoir, dans
un monde où tout ne se se négocierait
pas au prix le plus élevé, que cette
infrastructure puisse être ouvertes à
d'autres usages intéressant par exemple la
transmission de certains signaux d'alerte.
Au point de vue philosophico-politique, il semble
intéressant de méditer sur ce que représente
ce réseau, ou simplement la carte 2010 des
câbles sous-marins présentée ci-dessus.
Les noeuds et les liaisons du réseau matérialisent
le cerveau réparti d'un vaste système
anthropotechnique entourant la planète comme
les tentacules d'une pieuvre.
Les opérations qui s'y déroulent déterminent
à tout moment les profits ou les pertes de
millions d'humains, profits ou pertes pouvant à
leur tour entraîner la survie ou la mort de
milliards d'autres humains sans mentionner
l'émergence d'un tout petit nombre de super-dominants.
C'est particulièrement le cas quand il s'agit
des opérations à terme, hautement spéculatives,
qui peuvent provoquer l'apparition ou l'effondrement
de «bulles» portant sur les produits les
plus vitaux. On comprend dans ces conditions que les
observateurs les plus modérés considèrent
le système financier mondialisé moderne
comme un Moby Dick ou monstre non maîtrisable.
*
Dr. Alex Wissner-Gross : http://www.alexwg.org/
** Dr. Cameron Freer
: http://www.cfreer.org/
|