Economie
politique La
décroissance peut-elle devenir un programme
politique crédible?
Echange
avec Yves Cochet
Jean-Paul Baquiast 18/08//2010
Ceux
qui se préoccuperaient de définir une
stratégie géopolitique pour l'Europe
devront aborder en priorité cette question.
La plupart des scientifiques, quelles que soient leurs
disciplines, savent qu'à très court
terme maintenant, il faudra remettre radicalement
en cause les objectifs de croissance illimitée
imposés par ce que nous avons nommé
ici la corporatocratie mondiale 1).
Ce terme de corporatocratie désigne les représentants
des grandes entreprises mondialisées associés
aux gouvernements afin de maximiser leurs perspectives
de profit à court terme au détriment
de ressources mondiales en voie d'épuisement
rapide.
Or pour inverser la tendance, une seule solution s'impose,
à moins d'attendre en vain que les sciences
et technologies fournissent rapidement des solutions
de remplacement. Cette solution, c'est la décroissance,
décroissance des consommations mais aussi des
investissements, dans les secteurs où le capital
n'est pas renouvelable. Cet objectif devra être
décliné en termes différents
selon les continents et les pays, mais dans l'ensemble
il paraît désormais incontournable. Malheureusement,
la plupart des forces politiques, même de gauche,
refusent de l'assumer ouvertement.
Yves Cochet, dans l'article que nous allons commenter,
aborde directement la question, au nom d'Europe Ecologie.
Ces propos viennent compléter avec pertinence
ceux des deux économistes Yann Moulier Boutang
et Paul Aries dont nous avons présenté
les ouvrages récents sur ce site.
Quels
projets pour Europe-Ecologie. Dire la vérité
et assumer la décroissance.

Par Yves Cochet, député de Paris (Verts),
ancien ministre
Article paru dans l'édition du Monde daté
du 17.08.10, p. 15
Y.C
pour Yves Cochet.: La situation se résume
en une phrase : l'économie mondiale se contracte
tendanciellement, mais personne ne pense ou ne gère
cette décroissance-là. Ou en une autre
phrase : aucun gouvernement, aucune organisation internationale
(FMI, OCDE...), aucun institut universitaire établi
ne publie d'étude qui ne prévoit pas
un retour à une croissance économique
continue.
Comment expliquer cet aveuglement général
autrement que par l'attachement irrationnel des dirigeants
économiques et politiques à la croissance
comme panacée universelle ? Bien que l'hypothèse
de la décroissance objective - correspondant
fidèlement aux faits matériels (déplétion
des ressources, catastrophes écologiques) -
soit plus explicative du mouvement réel du
monde que toute théorie de la reprise possible,
les responsables de droite comme de gauche continuent
d'imaginer des plans à l'ancienne pour retrouver
la croissance perdue.
AI pour Automates Intelligents.
:L'explication paraît simple: nulle force au
monde n'est capable de convaincre par le raisonnement
les grandes entreprises (nommées par nous des
systèmes anthropotechniques
2 ) d'auto-limiter leur croissance, fut elle globalement
destructrice. Ceci parce que cela limiterait leurs
perspectives de profits, lesquels sont pour elles
le seul et unique ressort qui compte dans la compétition
darwinienne les opposant les unes aux autres. On constatera
que notre approche anthropotechnique à l'égard
des grandes entreprises et des Etats est de plus en
plus envisagée par des économistes et
juristes très éloignés du regard
anthropologique. C'est ainsi que dans un article récent
du Monde (08/08/08), le professeur de sciences politiques
Robert Reich en arrivait à considérer
que les grandes entreprises telles que BP ne sont
pas des entités accessibles à la raison,
comme un être humain normal: Il faut donc les
sanctionner par la loi. 3)
Or pour nous, Robert Reich s'illusionne. La loi, soutenue
par la bonne volonté des citoyens, ne permettra
jamais de limiter les emprises destructrices des corporatocraties.
Seules des catastrophes de grande échelle imputables
à la concurrence débridée entre
ces structures pourraient éventuellement modifier
l'état global des opinions et des volontés
politiques à leur égard. En attendant
cependant, les scientifiques et hommes politiques
convaincus de leur imminence ont une mission d'alerte.
Y.C.:
L'unique politique publique mise en oeuvre partout,
de type keynésien, est de gagner du temps en
imprimant plus de monnaie ou en empruntant plus pour
quelque relance, en espérant qu'une nouvelle
croissance future permettra de rembourser les dettes
présentes. Cela marchait jadis, ça ne
marche plus aujourd'hui : nous vivons l'époque
où la croissance rencontre les limites de la
planète.
Les évolutions aux Etats-Unis illustrent notre
propos. La récession promet une fin d'année
difficile pour le peuple américain, alors même
que la "relance" du président Obama
est censée être à son apogée.
Malgré le maquillage des statistiques par Washington,
la dégradation de la situation des ménages
se poursuit : le chômage réel est de
l'ordre de 20 %, les saisies immobilières continuent,
le surendettement s'accroît, le déficit
fédéral et celui des Etats se creusent.
Comme en Grèce, mais avec un tout autre retentissement
international, le gouvernement Obama sera bientôt
contraint à un plan d'austérité
budgétaire et à une hausse de la pression
fiscale. Le mythe de l'indestructible croissance américaine
s'effondrera et, avec lui, la majeure partie du système
financier international.
C'est dans ce paysage de décroissance que doit
s'élaborer le projet d'Europe Ecologie pour
la décennie 2010-2020, autour de trois exigences
: dire la vérité, garantir la justice,
proposer une vision.
AI.: Le terme
de paysage de décroissance est enfin assumé,
dans ce texte, par un responsable politique participant
des forces de gauche. Voyons comment il envisage de
le traduire en termes d'objectifs politiques et économiques
non seulement viables mais acceptables par les opinions,
de gauche et si possible aussi de droite.
Y.C.:
Nous n'aimons pas la vérité. Mais les
faits n'ont que faire de notre déni. Les sombres
perspectives économiques et, surtout, l'immensité
du désastre écologique et géologique
qui s'avance doivent être reconnues, partagées
et diffusées par toute formation politique
sérieuse, c'est-à-dire débarrassée
de l'hypocrisie de programmes qui se résument
tous à : "Votez pour nous, ça ira
mieux demain." S'il est une "politique autrement",
sa première qualité est d'annoncer le
plus probable - une longue récession -, non
de vendre une illusion - la croissance retrouvée.
Dans cette optique, on ne pourra éviter le
chaos social que par un effort inédit de justice
basé sur deux objectifs : un travail pour tous,
un revenu pour tous. Pour atteindre le premier, il
nous faut reprendre les attributs qui ont permis le
succès de la réduction du temps de travail
en 1998 : qu'elle soit massive, rapide et générale.
La proposition d'une semaine de 28 heures en quatre
jours est la plus adaptée à la situation
actuelle.
AI.: Il faut du courage pour parler de semaine
de 28h en 4 jours, à une époque où
le pouvoir prétend imputer tous nos maux aux
35h promues par le gouvernement de Lionel Jospin.
On peut penser cependant que, sans une proposition
aussi radicale que celle-ci, on risque de n'être
pas entendu. Mais il faudra justifier la thèse
pour la rendre crédible: d'une part montrer
qu'en 28h, dans une économie bien organisée
et à fort soubassement technoscientifique,
on peut produire autant et mieux, à des coûts
globalement comparables, au regard de concurrents
fussent-ils chinois qui s'échinent 55h par
semaine d'autre part montrer que les heures
libérées pourraient être utilisées
non seulement à regarder la TV réalité
et pécher à la ligne, mais se former
et créer un dans une véritable société
des connaissances laquelle restera à
organiser.
Y.C.
: Pour s'avancer vers le second objectif, la proposition
d'un revenu d'existence élevé, universel,
inconditionnel et individuel répond à
la question des discontinuités dans les carrières
professionnelles et organise la sécurité
économique à partir de la personne et
non du statut social. Une société écologiquement
sobre est aussi une société plus solidaire,
dans laquelle chacun est libéré de la
crainte d'être exclu.
A.I.: Là
aussi, nous pensons que sans une telle proposition,
allant radicalement à rebours des considérations
générales sur les revenus et salaires,
un programme politique tel qu'Yves Cochet l'imagine
ne retiendra pas l'attention. Il faudra aussi l'accompagner
de la proposition d'une fiscalité universelle
à bas taux, basée sur les transactions
financières ou, ce qui paraît préférable,
sur les communications électroniques
sans exclure à titre d'outil d'intervention,
certaines taxes carbone. Mais là encore, il
faudra répondre aux questions qui seront posées:
qui paiera? Qui percevra? Les taux seront-ils ou non
les mêmes selon le niveau de développement
des économies, etc.
Y.C. C'est
dans la critique de la centralité du travail
rémunéré que nous trouverons
les bases d'une nouvelle vision du devenir humain.
La propagande contemporaine ne cesse de rabâcher
que "travailler plus, pour gagner plus, pour
consommer plus" est la voie vers le bonheur.
Le productivisme travailliste et consumériste
serait jouissif, tandis que l'écologie décroissantiste
serait synonyme de frustration, de renoncement, de
mortification.
Le contraire est vrai, assurément. Les activités
qui ne relèvent pas du travail, du calcul en
vue de l'accomplissement d'une tâche, de l'obtention
d'un résultat, bref de l'esprit productiviste,
ces activités sont les plus épanouissantes
parce qu'elles sont effectuées pour elles-mêmes,
non comme moyens en vue d'une fin. Ce sont des dépenses
qui ne mènent nulle part, n'ont aucune utilité,
ne sont pas conditionnées par une demande quelconque
: ce sont des dépenses souveraines, improductives,
insubordonnées. C'est par cette réorientation
du désir que nous sortirons du travaillisme.
On peut vivre mieux en travaillant et en consommant
moins.
Quelle est l'amorce, la motivation, l'excitation qui
détrônera les valeurs du productivisme
au profit de celles de l'écologie ? Notre réponse,
après George Bataille, est : la propension
à la dépense libre. Disqualifier ainsi
la puissance, l'utilitarisme et la surconsommation
pour faire de l'écologie, de la sobriété
et de la décroissance une mode, un esprit du
temps, un nouvel imaginaire collectif, telle est notre
vision.
La gravité et l'imminence des bouleversements
incitent à penser que le temps d'une transition
douce par des solutions graduelles est loin derrière
nous, lorsque des scientifiques ont commencé
à sonner l'alarme au sujet des folies financières,
de la dérive de l'effet de serre et du pic
pétrolier. Cependant, nous pouvons encore construire
une décroissance prospère. Si vous pensez
qu'une telle réorientation de civilisation
est difficile en période de récession
économique, imaginez à quel point ce
le sera plus tard, après la dislocation du
système financier, la raréfaction de
l'énergie disponible et les perturbations liées
au changement climatique.
AI.: Amen, si
nous pouvons dire sans référence à
l'Evangile. Mais une nouvelle fois, tant que ces propositions
véritablement révolutionnaires ne seront
pas inscrites dans des schémas détaillés,
économiques, sociologiques, politiques et finalement
scientifiques, permettant de montrer aux plus incrédules
ou aux plus ignorants qu'elles pourraient être
viables, elles seront vite oubliées. A quand
l'ouverture de grands ateliers (en ligne why not?
) sur ces thèmes?
Notes
1)
Selon l'ONG Global Footprint Network
http://www.footprintnetwork.org/en/index.php/GFN/,
à la date du 21 août 2010, les Terriens
auront consommé toutes les ressources produites
par la Terre pour l'année, entamant ainsi le
capital. Ce budget écologique de l'année
est dépensé un peu plus tôt chaque
année. Aucun renouvellement n'est actuellement
prévisible. Le calcul est indicatif. Il sera
contesté mais dans l'ensemble, il paraît
indiscutable.
2) Voir J.P. Baquiast, Le paradoxe
du Sapiens, Editions JP. Bayol, 2010
3) Nous citons Robert Reich « Les
grandes entreprises ne sont pas des personnes. Elles
ne possèdent ni cerveau ni conscience, elles
ne sont capables ni d'agir avec intention ni d'éprouver
de la culpabilité. Chacun de leurs rouages
peut être remplacé, tout comme l'ancien
directeur général de BP, Tony Hayward,
a été remplacé. La responsabilité
et l'obligation de répondre de ses actes n'ont
aucun sens pour les grandes entreprises. Elles ne
poursuivent qu'un seul objectif : faire de l'argent. »
De plus, selon Robert Reich, il ne faut pas compter
sur les gouvernements pour édicter les lois
susceptibles de limiter les dégâts commis
par ces entreprises. Les Gouvernements font en effet
jeu commun avec ces grandes entreprises pour conquérir
le pouvoir économique et politique. C'est ce
que nous avons désigné ci-dessus par
le terme de corporatocratie.
« La même erreur anthropomorphique,
qui attribue des caractéristiques humaines
à des corporations géantes comme BP,
entrave la réflexion sur les moyens de limiter
leur influence politique.
Songeons, par exemple, à la décision
grotesque prise, au début de cette année,
par la Cour suprême dans la procédure
Citizens United-Federal Election Commission, qui a
conféré aux grandes entreprises le statut
d'individu pouvant se prévaloir des droits
prévus par le premier amendement pour dépenser
des sommes illimitées dans des spots de campagne
télévisée. La décision
concernant Citizens United restera, avec celle de
Bush/Gore et Dred Scott, l'une des décisions
de la Cour suprême les plus stupides et les
plus irresponsables de l'histoire.
Au mois de mars, la cour d'appel du district de Columbia
a statué qu'à la lumière de la
décision rendue dans la procédure Citizens
United, il n'y avait plus aucune raison de limiter
le montant des contributions versées aux comités
prétendument indépendants créés
dans le but de soutenir ou de combattre tel ou tel
candidat. Ces comités ont été
surnommés les « 527 », d'après
l'intitulé de la clause permettant de contourner
la loi sur le financement des campagnes. Auparavant,
les contributions étaient limitées à
69 900 dollars tous les deux ans. Aujourd'hui, même
cette limitation a été supprimée.
Et la Federal Election Commission vient tout juste
d'interpréter ces deux décisions comme
signifiant que des entreprises, et non plus seulement
des individus, pourront désormais verser des
sommes illimitées aux 527.
Pour couronner le tout, le Sénat a rejeté,
la semaine dernière (à quelques voix
près), la proposition de loi dite du «
Disclose Act », qui aurait obligé les
sponsors industriels de spots de campagne à
révéler leur identité et à
ne pas se dissimuler derrière des groupes aux
appellations inoffensives comme « Americans
for America ».
La loi aurait également interdit le financement
de spots politiques par les filiales américaines
de compagnies étrangères (comme par
exemple BP). Désormais, toutes les limites
ont été supprimées et tous les
coups sont permis. Même BP, société
britannique, est officiellement libre d'influencer
à sa guise la politique américaine.
La volonté du peuple américain est en
train d'être subordonnée aux exigences
de ces géantes machines à faire de l'argent
que sont les multinationales, lesquelles pourront
dorénavant dépenser des sommes illimitées
pour soutenir tel politicien disposé à
les aider à en gagner encore plus, ou pour
combattre tel autre candidat susceptible de faire
baisser leurs profits.
Que faire ? A l'instar de la loi de financement des
campagnes minée par ses ambiguïtés,
comme avec la nouvelle loi sur la santé qui
récompense grassement les grands laboratoires,
ne versons pas dans le cynisme : exprimons notre colère.
Même si cela doit nous prendre des années,
employons-nous à chasser l'argent des grandes
entreprises du champ politique..
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