Interview.
Jacques
Blamont par Denis Gorteau
Nous
avions publié en 2004 un interview de Jacques
Blamont http://www.automatesintelligents.com/interviews/2004/oct/blamont.html
faisant suite à la recension de son livre
" Introduction au siècle des menaces".
Il se trouve que 6 ans après, Jacques Blamont
n'a pas modifié ses mises en garde concernant
l'avenir que se prépare l'humanité.
Il a fait paraîtreen
2009,
conjointement avec Jacques Arnould, un nouvel ouvrage,
Lève toi et Marche, chez Odile Jacob, dans
lequel il réintère ses mises en garde.
Il
s'en explique dans une interview qu'il a consenti
à notre confrère Denis Gorteau, pour
le compte de la revue QUE FAIRE. On le trouve à
l'adresse suivante http://quefaire.e-monsite.com/rubrique,entretien-avec-j-blamont,346006.html
Nous
avons demandé à Denis Gorteau l'autorisation
de reprendre cet interview ici, compte tenu du fait
que beaucoup de nos abonnés à la version
texte de notre lettre Automates Intelligents préfèrent
lire un document plutôt qu'aller le rechercher
sur Internet. Nous remercions Denis Gorteau de son
accord.
Profitons
de cette occasion pour signaler que l'on trouve sur
le site quefaire.e-monsite.com
beaucoup d'articles qui sont proches de la ligne éditoriale
de notre revue, même si, comme il se doit en
bonne démocratie des idées, nous ne
partageons pas nécessairement toutes les thèses
défendues par les auteurs.
C'est
ainsi que concernant les menaces, on trouve sur le
site de QUE FAIRE mentionné un pronostic encore
plus pessimiste, émanant du biologiste australien
Frank
Fenner. Pour lui, l'humanité vivrait quasiment
ses derniers temps. Certains ont remarqué que
les auteurs de telles prévisions pessimistes,
bien que scientitiques sérieux et non susceptibles
de distorsions destinées à les mettre
en valeur, sont généralement âgés,
sinon très âgés. Les plus jeunes
sont davantage optimistes. Non pas qu'ils s'appuient
pour cela sur des arguments irréfutables. Ils
font seulement souvent appel au caractère "chaotique"
de l'évolution du monde, autrement dit à
la croyance en la survenue d'évènements
heureux actuellement imprévisibles. Cela peut
être une aide à la survie, pour ceux
qui ne se réfugient pas dans les promesses
d'une vie éternelle. Il reste que les arguments
présentés par Jacques Blamont, Frank
Fenner, James Lovelock et Martin Rees, entre autres,
sont dificilement réfutables. Automates-Intelligents
Comme
beaucoup de scientifiques éminents Jacques
Blamont a étendu le champ de ses recherches
à dautres domaines que celui de ses origines.
Il est considéré comme un des pères
du programme spatial européen ; il a pourtant
multiplié les livres sur dautres sujets.
Notamment en 1993 avec Le chiffre et le songe. Histoire
politique de la découverte (éditions
Odile Jacob).
Cest toujours le cas en 2004 quand il publie
Introduction au siècle des menaces, une analyse
aussi rigoureuse queffrayante sur le XXI°s
et la période des années 2050 que lauteur
considère comme réellement critique.
Depuis 2004 plusieurs événements ont
donné raison à ses craintes : la vulnérabilité
des côtes à été évidente
lors de louragan Katrina en Louisiane et le
tremblement de terre à Haïti a illustré
ses craintes sur la fragilité des villes pauvres.
Pour QUE FAIRE il a accepté de répondre
aux questions de Denis Gorteau, à loccasion
de la sortie de son nouveau livre Lève-toi
et marche (éditions Odile Jacob, 2009).
D.
Gorteau : Dans Introduction au siècle des menaces,
vous considérez dans la conclusion que lHumanité
na aucune chance de sortir de son modèle
de développement prédateur. Avez-vous
changé dopinion depuis 2004 ?
J.
Blamont : Je nai pas changé dopinion
depuis 2004. Au contraire, ma conviction a été
renforcée, car lanalyse présentée
dans mon livre « Le siècle des menaces
», écrit en 2002-2003, ne tenait pas
compte dun phénomène qui a pris
beaucoup dampleur pendant les années
2000-2010, à savoir ladoption par les
pays émergents (Chine, Inde, Brésil)
de la philosophie productiviste et consumériste
de lOccident. La conséquence en est laccélération
de lappel aux ressources naturelles dont la
surexploitation croissante produira les pénuries
en nourriture, en eau, en énergie, en matières
premières annoncées et discutées
brièvement dans ce livre.
D.
Gorteau : Non sans arguments vous expliquez que les
« solutions » aux problèmes écologiques
sont pires que le mal, peut-on être aussi catégorique
dans la mesure où nous ignorons les découvertes
de demain ?
J.
Blamont : La crise prévisible au milieu du
siècle qui vient trouve sa racine dans lattitude
technologique de lhumanité vis-à-vis
de la nature. Renforcer cette approche ne peut guérir
les maux quelle engendre dans un système
clos aux ressources limitées. Quand il ny
a plus de phosphates, on ne peut les remplacer. Quand
il ny a plus de poissons, on ne peut plus en
pêcher. Quand il ny a plus de pétrole,
il ny a plus de nitrates pour les agriculteurs.
Tout processus industriel est long : des dizaines
dannées sécoulent entre
la découverte et la mise sur le marché
des produits quelle a créés. On
ne se rend pas compte de lénormité
de la consommation par rapport aux stocks naturels.
Prenons lexemple très récent des
huiles de schiste dont on parle depuis si longtemps
pour en extraire le pétrole et qui ont toujours
été considérées comme
un gisement illimité. La mise au point dun
procédé dextraction vient dintroduire
(lannée dernière) un pactole :
les réserves exploitables en ont été
doublées. Du coup celles du Canada, deuxièmes
du monde après lArabie Saoudite, sont
estimées à 175 milliards de barils.
Comme le monde consomme quatre-vingt cinq millions
de barils par jour, vous pouvez calculer que le Canada,
grâce à cette découverte mirobolante
et si attendue, peut nourrir le monde de pétrole
pendant
six ans ! Les réserves de pétrole
des Etats-Unis (20 milliards de barils) se verraient
ajouter selon les estimations 4 à 22 milliards
de barils, donc seraient au mieux doublées,
et le tout peut alimenter les Etats-Unis qui consomment
20 millions par jour, pendant.....six ans également!
Le point principal est que la plupart des consommations
augmentent de 2% par an (énergie, nourriture,
eau, transports,
). La pente est proportionnelle
à la valeur de la variable: cela sappelle
une exponentielle. Mais, comme le disent les boursiers,
les arbres ne montent pas jusquau ciel. Notre
système ne peut dépasser 2040-2050 sans
une crise générale.
D.
Gorteau : En 2004 vous étiez peu disert sur
le projet ITER (fusion atomique), restez-vous septique
aujourdhui ? De même quest-ce qui
empêche une généralisation massive
de lutilisation de lénergie solaire
?
J.
Blamont : ITER a pour objectif dêtre la
première machine à produire de la puissance
grâce à la fusion contrôlée,
et se donne vingt ans pour y parvenir. Ensuite un
démonstrateur (Demonstrative Power Plant, ou
Demo) produisant de lélectricité
en forte quantité, commencera ses essais dans
les années 2030 et sera connecté au
réseau, on lespère, dans les années
2040. Les promoteurs de la fusion contrôlée
annoncent que, si ITER et DEMO réussissent,
lhumanité disposera de la technique au
cours du dernier quart du siècle. On peut en
douter car la physique de la fusion contrôlée
sest révélée plus difficile
que prévu et pourrait encore réserver
des surprises, car elle est encore dans lenfance.
Et de nombreux problèmes technologiques, touchant
en particulier les matériaux, restent inentamés.
Disons 2100 avec optimisme.
Lénergie solaire pourrait fournir 10
à 20 % des besoins au maximum en 2050. Son
extension à grande échelle rencontrera
les problèmes soulevés par les grandes
installations industrielles (maintenance, fiabilité,
adaptation à la demande, obsolescence des systèmes
et des composants) dont la nature et donc les solutions
sont encore inconnues.
D.
Gorteau : En 2004 vous expliquez comment les virus
résistent de mieux en mieux aux médicaments.
Redoutez-vous toujours une pandémie ? Dès
lors pourquoi les alertes comme les grippes ou le
SRAS sont-elles de faible ampleur ? Nos systèmes
immunitaires sadaptent-ils aussi ?
J.
Blamont : Oui je crois que des pandémies nous
menacent, à cause de la mutabilité du
génome des virus et bactéries. On lobserve
avec les épizooties : les cheptels danimaux
domestiques (poules, moutons, porcs, bovins) sont
régulièrement décimés
par des maladies nouvelles en dépit des antibiotiques
dont on les gave, et en fait justement à cause
de cette diététique qui favorise l'apparition
de variétés résistantes. La communauté
épidémiologique internationale s'inquiète
des mutations qui pourraient faire passer les maladies
à lhomme. C'est pourquoi elle prône
que chaque signal même infinitésimal
d'un tel saut soit accompagné de vaccinations
en masse, comme ce fut le cas pour le virus H1N1.
Il se trouve que ce virus n'a pas muté ; ce
n'est pas une raison pour ne pas craindre quun
autre microbe habitué chez un animal sauvage
ou domestique décide, lui, de muter vers une
virulence forte chez l'homme. Tous les spécialistes
sont persuadés que cet événement
se produira et se reproduira à plus ou moins
brève échéance.
A cette inquiétude s'ajoute celle qui provient
de la résistance croissante des bactéries
aux antibiotiques, nourrie par leur emploi excessif,
surtout comme je l'ai dit précédemment,
avec les animaux domestiques, et les mauvaises pratiques
hospitalières, sources de maladies nosocomiales.
Les cordons sanitaires, les alertes, les vaccins et
les soins ont prouvé leur utilité; mais
les tendances précédentes peuvent submerger
nos défenses. Sans compter l'avènement
probable dans les trente prochaines années
d'un terrorisme biologique dont les ravages médiatiques
seraient plus graves que les effets médicaux.
D.
Gorteau : Pour vous la période 2050 apparaît
critique, les énergies fossiles vont concrètement
se raréfier et jamais lHumanité
naura été aussi nombreuse. Mais
les plus pauvres ne vont-ils pas « simplement
» mourir précocement comme aujourdhui
en Afrique ? Les inégalités mondiales
ne vont-elles pas croître plus vite et entraîner
un monde comparable au Brésil actuel ?
J.
Blamont : En dépit de sida et des pénuries
actuelles, la population de l'Afrique augmente rapidement
et se bidonvillise. Voyez le cas du Nigeria dont la
population doublera d'ici 2050, passant de 150 à
300 millions. Riche, le pays est pourtant au bord
de l'anarchie. Que se passera-t-il en Algérie,
au Maroc qui comptent aujourd'hui l'un et l'autre
35 millions d'habitants, atteindront 55 en 2050 alors
que leurs ressources (pétrole, phosphates)
s'épuiseront ? L'amélioration des rendements
agricoles et les subventions dans les pays industrialisés
chassent les paysans vers les villes. Les inégalités
saccroîtront entre les nations développées
et les autres, et aussi, dans chaque nation non développée,
entre les riches et les pauvres. Elles seront aggravées
si le changement climatique se révèle
aussi important que le prévoit le GIEC, car
les régions tropicales y seront très
sensibles.
D.
Gorteau : Vers 2050 précisément la population
mondiale devrait commencer à stagner, ne sera-ce
pas le début dune ère nouvelle
ou justement lénergie pourrait être
moins ou plus utilement consommée ?
J.
Blamont : Si l'augmentation de la population aura
certainement ralenti, en 2050 elle vaudra encore trente
millions par an, montrant ainsi une pente qui pourrait
la faire culminer vers dix milliards à la fin
du siècle (évolution selon l'hypothèse
moyenne de fécondité adoptée
dans les statistiques de l'ONU). Lurbanisation
qui atteindra 80 % au moins est un mode de vie dispendieux,
gaspilleur d'énergie et de ressources.
D. Gorteau : vous avez récemment
échangé avec un théologien dans
Lève-toi et marche en espérant que lEglise
catholique puisse inciter lHumanité à
plus de frugalité, croyez-vous cela concrètement
possible eu égard à vos analyses de
2004 ?
J.
Blamont : Depuis la publication de mon livre, j'ai
rencontré, pour le leur présenter, plusieurs
prélats qui exercent des responsabilités
élevées dans le gouvernement de l'Eglise
catholique. Tous mont accueilli avec courtoisie
et même bienveillance, mais aucun ne m'a laissé
croire que mes préoccupations pourraient influencer
leur institution qui a d'autres soucis plus urgents.
Je crois comprendre qu'elle ne s'avancera guère
au delà de lencyclique promulguée
en 2009 dans lindifférence du public.
Quant à lAcadémie pontificale
des sciences, sur laquelle j'avais fondé de
l'espoir, elle ne bougera pas.
D.
Gorteau : Au risque dêtre pessimiste,
ne pensez-vous pas que leffondrement de notre
civilisation a déjà commencée
?
J.
Blamont : Non, notre civilisation na pas commencé
à seffondrer : les foyers de violence
et les conflits sont localisés, le monde développé
jouit de la paix et dune prospérité
inconnue dans lhistoire, la durée de
la vie continue à augmenter, les pays émergents
voient leur niveau de vie croître, un consensus
sur les murs, les droits de lhomme et
même le bien et le mal transcende les frontières
grâce à une communication universelle
: je ne reçois donc aucun symptôme deffondrement
et nhésite pas à qualifier dheureuse
la période que nous traversons.
Le problème est que ce bonheur ne peut durer
parce quil repose sur une exploitation exagérée
de la nature. Cest à lhorizon du
demi siècle quil faut prévoir
leffondrement.