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Dossier
La géopolitique. Un
outil nécessaire à la définition
des stratégies européennes
Jean-Paul Baquiast 24/07/2010
Nous
présentons ici en quatre parties un dossier
consacré à la géopolitique, considérée
comme une science dont les citoyens européens
devraient se servir plus fréquemment pour définir
des stratégies européennes. Ci-dessous
les deux premières parties Automates-Intelligents
|

Avant-propos. Pourquoi ce thème?
La géopolitique
fait partie des sciences humaines. Elle étudie, selon
une définition traditionnelle, les conséquences
de la géographie sur les relations entre Etats et
entre grands intérêts économiques et,
inversement, celles de la politique sur la géographie,
notamment en ce qui regarde la fixation des frontières
et des populations. Mais il est difficile à l' heure
de l'interdisciplinarité, c'est-à-dire des
échanges entre les sciences, de considérer
la géopolitique comme se suffisant à elle-même,
au même titre que l'histoire, la géographie
ou la science politique et, a fortiori, au même titre
que la chimie ou la biologie. Il s'agit en fait d'une discipline
récente qui conjugue plusieurs approches, celle des
trois sciences humaines évoquées ci-dessus,
mais aussi de plus en plus celles d'autres sciences que
nous allons présenter dans la suite de cette étude.
Dire
que la géopolitique est une science ne veut pas dire
qu'elle doive être réservée à
des spécialistes. Chaque citoyen soucieux de participer
à l'histoire de son temps fait de la géopolitique,
soit sans le savoir, soit sur le mode empirique. Il est
donc important, vu les conséquences que peuvent avoir
en termes géopolitique les choix proposés
par les programmes politiques, de bien identifier les acteurs
et les forces s'exprimant dans le champ géopolitique.
Ils conditionnent en fait notre vie de tous les jours. Mais
pour s'en apercevoir, il faut pouvoir analyser l'actualité
et la façon dont les médias et les
hommes politiques - en rendent compte. Ceux-ci dissimulent
souvent l'essentiel sous l'accessoire. Nous voudrions que
ce dossier apporte au lecteur quelques points de repère.
Nous
n'aurons pas cependant la prétention de déchiffrer
un terrain vierge. Même si la géopolitique
n'est pas un thème très pratiqué en
France, il existe un certain nombre d'ouvrages et d'articles
en langue française visant à en présenter
et illustrer les enjeux. C'est le cas par exemple du livre
de Philippe Moreau Defarge, « La géopolitique
pour les nuls », paru en 2008 dans la collection
Pour les Nuls. Nous ne pouvons que recommander la lecture
de cet ouvrage fort bien fait. Nous citerons plus loin d'autres
sources en français qu'il est indispensable de consulter.
Nous pensons cependant que l'étude proposée
ici ne fera pas double-emploi, dans la mesure où
nous nous efforcerons d'établir, comme indiqué
ci-dessus, des ponts entre la géopolitique et différentes
façons d'interpréter l'évolution du
monde global que nous avons rencontrées en tant qu'éditeur
de la revue Automates Intelligents et que nous ne retrouvons
pas dans des livres plus classiques.
Rappelons
par ailleurs qu'il ne faut pas confondre la géopolitique
avec la géostratégie. Celle-ci s'efforce d'appliquer
les enseignements de la géopolitique à la
définition de stratégies diplomatiques, militaires,
économiques mettant en jeu les territoires et les
populations qui y vivent. On désigne en général
par stratégie une démarche s'efforçant
de tenir compte du long terme et des causes agissant en
profondeur, tandis que la tactique vise à tirer parti
des évènements plus immédiats. On comprend
bien que les stratégies des grands organismes, Etats,
entreprises, associations, dans la mesure où elles
sont réfléchies, doivent tenir compte des
facteurs géographiques et humains étudiés
par la géopolitique. D'où l'intérêt
de mettre au point des géostratégies. Les
géostratégies inspirent de façon plus
ou moins évidentes la plupart des grandes décisions
affectant le monde contemporain. Il s'agit d'une raison
de plus justifiant de bien comprendre les éléments
essentiels de la géopolitique dont elles cherchent
à s'inspirer.
Mais
auparavant, tentons de répondre à une question
souvent posée: « A quoi peut servir la
géopolitique? ». Nous dirons qu'elle doit
nous aider à comprendre la vie politique, voire pour
certains d'entre nous à y agir, le tout en tenant
compte, répétons-le, des contraintes de la
géographie. La géographie est divisée
classiquement en trois branches, géographie physique,
géographie humaine et au sein de cette dernière
géographie politique. Au sens large la géographie
étudie la Terre et les différents phénomènes
naturels et humains qui s'y manifestent. Pour cette étude,
elle s'appuie nécessairement sur l'histoire qui permet
de mieux comprendre pourquoi les choses et les êtres
ont acquis sur la planète la complexité que
nous sommes bien obligés de constater. En quoi la
géographie est-elle indispensable?
Le premier
objectif de la science politique consiste à identifier
des acteurs et des enjeux de pouvoir. Or il se trouve que
la géographie offre, selon le terme d'une émission
célèbre, des outils pour faire apparaître
le « dessous des cartes ». Les acteurs
de la vie politique dont les plus visibles, sinon les plus
importants, sont les Etats, se déploient à
travers les territoires géographiques, modélisés
par des cartes et des statistiques. De même les enjeux
ont toujours pris une dimension géographique. La
plupart d'entre eux sont liés à la possession
des territoires et des ressources qui leur sont attachées.
Nous verrons à cet égard que la mondialisation
et la dématérialisation n'ont pas changé
l'importance du facteur géographique. Elles leur
donnent seulement une nouvelle dimension. La géographie
dans de nombreux de ses domaines doit dorénavant
s'intéresser à ce qui se passe sur l'ensemble
du globe terrestre. La géographie n'est pas une science
capable de tout expliquer. Nous examinerons plus loin d'
autres sciences pouvant permettre de comprendre la vie politique.
A ce titre, elles participent au regard géopolitique.
Cependant ignorer la dimension géographique des questions
politiques conduit à un aveuglement, une véritable
naïveté, à laquelle beaucoup d'analystes
politiques n'échappent pas, notamment en France.
Ceci
veut dire qu'il faudra entendre la géographie au
sens large. Elle ne se limite pas à la prise en considération
des cartes et de leurs contenus, que ce soit au dessus ou
au dessous. Outre l'indispensable appel à l'histoire,
elle suppose aussi et sans doute surtout la prise en considération
de tout ce que l'on nomme désormais l'environnement:
naturel et artificiel, qui détermine et que détermine
en retour l'activité des humains.
La géopolitique,
ainsi informée par la géographie, impose un
regard indispensable pour compléter les analyses
juridiques, psychologiques ou purement politiques. Autrement
dit elle éclaire les grands événement
de la vie politique d'une façon réaliste,
ceci au plan international comme au plan national ou local.
Pourquoi des conflits, des compétitions, des alliances?
Pourquoi des successions d'expansion ou de crise? Comment
juger de la pertinence des grands programmes politiques?
Quels types de réformes envisager? La géopolitique
oblige ainsi à se projeter dans le futur, rejoignant
en cela la géostratégie.
On serait
tenté de se demander, compte-tenu de ce qui précède,
si tout phénomène ou événement
ne mériterait pas une analyse géopolitique.
De la même façon, dans les décennies
précédentes, on pouvait prétendre que
tout événement relevait de l'explication politique:
« tout est politique! ». Il est bien
évident que la connaissance scientifique étant
une et la vie ne tenant pas compte des barrières
académiques crées pour en simplifier l'étude,
toute analyse relevant en général des sciences
humaines et sociales devrait introduire le facteur géopolitique.
Ce sera au chercheur ou à l'analyste de savoir où
s'arrêter s'il ne veut pas passer en revue l'ensemble
des connaissances.
Ainsi les conflits liés à la volonté
d'accéder aux réserves pétrolières
et gazières doivent nécessairement être
éclairés par la géopolitique: où
sont situées ces réserves, quelles sont les
peuples qui possèdent le sous-sol où elles
se trouvent, quels sont les Etats qui veulent s'en emparer
et pour quelles raisons? A l'inverse, on pourra admettre,
au moins en première approche, que les politiques
de décroissance visant à réduire l'empreinte
écologique de la croissance débridée
des consommations ne relèvent pas a priori d'une
analyse géopolitique, bien qu'elle concernent l'avenir
de l'environnement terrestre. Elles relèvent d'analyses
climatologiques, biologiques, politiques, économiques
et technologiques. Mais très vite, il faut y réintroduire
la géopolitique. On sait bien que les programmes
de décroissance et de passage aux énergies
vertes sont reçues différemment par les pays
du Nord et ceux du Sud, compte tenu des contraintes géographiques
qui pèsent sur eux, elles-mêmes liées
à des histoires différentes.
Première partie. Histoire de la géopolitique
NB:
cette première partie, largement reprise de Wikipedia
(voir liens ci-dessous), pourra être complétée
à partir d'autres sources
Le terme
de géopolitique est apparue relativement récemment
dans l'histoire des sciences. Le lecteur trouvera dans l'excellent
wikipedia d'intéressantes informations concernant
l'histoire de la géopolitique. Comme le rappelle
ce site, le père de la géopolitique est le
géographe allemand Friedrich Ratzel (1844-1904).
Il analyse lÉtat dans ses rapports avec sa
géographie, son espace, son milieu. Son ouvrage Politische
Geographie oder die Geographie der Staaten, des Verkehrs
und des Krieges, présente l'Etat comme un être
vivant en interaction avec son environnement. Mais Ratzel
ne parlait pas explicitement de géopolitique. Ce
fut le professeur de science politique et géographe
suédois Rudolf Kjellén qui a présenté
le concept de géopolique dans un cours de 1905 consacré
intitulé « les Grandes puissances du présent »
puis dans l'ouvrage, Stormakterna de 1905. Pour Rudolf Kjellén,
la géopolitique est « la science de lÉtat
comme organisme géographique ou comme entité
dans lespace : c'est-à-dire lÉtat
comme pays, territoire, domaine ...elle observe lunité
étatique et veut contribuer à la compréhension
de la nature de lÉtat ». Il s'agit
d'une définition restrictive qu'il faut connaître
mais que nous nous efforcerons de compléter dans
le présent essai.
Au
début du 20e siècle, où l'opinion voyait
s'affronter deux grandes puissances continentales, l'Allemagne
et la France, ainsi qu'une grande puissance maritime, le
Royaume-Uni, la question des territoires et des mers considérés
par ces Etats comme la source de leur puissance avait tout
de suite mobilisé l'attention des observateurs politiques.
Les guerres des siècles précédents
avaient été en partie justifiées par
le désir de conquêtes territoriales au service
de l'Etat qui prenait les armes. Ce fut particulièrement
le cas avec les guerres de la Révolution et de l'Empire
présentées par les Français comme devant
étendre la République à toute l'Europe,
afin de donner des fondements géographiques, par
dessus les cultures nationales, aux idées de la révolution
française. Mais le premier Empire napoléonien
disparu, ce furent principalement les responsables de l'unification
allemande et leurs continuateurs qui dès avant la
1e guerre mondiale, insistèrent sur la relation entre
le territoire, le peuple et la culture afin de justifier
la création du IIe Reich et son expansion au delà
de frontières considérées comme trop
étroites.
La géopolitique
allemande ou Geopolitik repose sur les approches
théoriques de Ratzel, qui donneront naissance à
l'École de Berlin. Elle vise à démontrer
que l'État, thème principal des travaux géopolitiques,
est « comme un être vivant qui naît,
grandit, atteint son plein développement, puis se
dégrade et meurt ». L'État, pour
vivre (ou survivre), doit s'étendre et fortifier
son territoire. À travers cette idée, Ratzel
défend l'idée que l'Allemagne pour vivre doit
devenir un véritable empire et donc posséder
un territoire à sa mesure. Pour cela, il faut que
le politique mette en place une politique volontariste afin
d'accroître la puissance de l'État. Ce dernier
a donc besoin pour se développer de territoires,
d'un espace, l'espace nourricier, le Lebensraum (terme inventé
par Ratzel) ou espace de vie (souvent traduit par espace
vital).
Les
successeurs de Ratzel ont mis cette nouvelle discipline
au service du IIIe Reich. Ils ont proposé au régime
nazi une approche cartographique du monde où les
« Grands Peuples » se partagent la
planète en fonction d'alliances et d'une hiérarchie
raciale entre les peuples. Cette Geopolitik active s'inscrit
contre l'idée du droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes émise par la SDN. Parmi les disciples
de Ratzel, il faut citer le général bavarois
Karl Haushofer (1869-1946) qui affine la notion d'espace
de vie et la perception de l'espace dans un but hégémonique.
Après la défaite de 1918, il devient l'un
des chantres de la puissance allemande. Haushofer prévoit
un partage du monde en quatre zones : une zone paneuropéenne
recouvrant l'Afrique et dominant le Moyen-Orient ,
dominée par l'Allemagne - une zone panaméricaine
dominée par les États-Unis - une zone panrusse
incluant l'Asie centrale et l'Asie du Sud dominée
par la Russie -une zone panasiatique dominée par
le Japon, alliée de l'Allemagne, recouvrant l'Extrême-Orient
(Chine), l'Asie du Sud-Est et le Pacifique Nord.
On remarquera que cette division du monde en zones d'influences
dominées par de grands Etats ou super-Etats se retrouve
avec il est vrai d'importants changements concernant les
centres de gravité, dans la plupart des analyses
politiques d'aujourd'hui. Cependant, les désastres
provoqués par les ambitions à prétentions
géopolitiques de l'Allemagne nazie pendant la Seconde
Guerre mondiale ont provoqué au sortir de la guerre
un véritable mis au ban de la géopolitique
d'inspiration « ratzelienne » , tant
dans les milieux universitaires que dans les discours gouvernementaux.
L'heure était, tout au moins avant que ne s'établisse
la « guerre froide » entre l'Occident
piloté par les Etats Unis et le bloc de l'Est piloté
par l'URSS, à la coopération entre nations
pacifiques dans le cadre de l'ONU. La géopolitique
n'a repris vie, tout au moins officiellement, que dans les
années 1960/1970, à la suite de l'antagonisme
USA-URSS et consécutivement, en conséquence
de la dénonciation dans une partie du tiers monde,
notamment l'Amérique latine, de l' « impérialisme
nord-américain ».
Il paraît difficile d'identifier, en dehors de la
geopolitik allemande, que ce soit avant la première
guerre mondiale ou dans la première moitié
du 20e siècle, de véritables thèses
géopolitiques organisées en tant que telles
et développées par les grandes puissances,
Néanmoins, aujourd'hui, les historiens considèrent
que se sont mises en place durant cette période,
dans la monde anglo-saxon tout au moins (Grande Bretagne/Etats-Unis),
les fondements d'une véritable géopolitique
moderne, encore évoqués de nos jours.
Il y eut d'abord l'école anglaise. Cette école
définit la puissance britannique par la domination
des mers, déjà théorisée du
temps des guerres avec la France napoléonienne et
des conquêtes coloniales. Elle y ajoute la domination
de l'ensemble Europe-Moyen-Orient-Afrique. C'est ainsi que
l'amiral britannique Halford Mackinder (1861-1947) conçoit
la planète comme un ensemble composé par un
océan mondial (9/12e), une île mondiale (2/12e
- Afrique, Asie, Europe) et de grandes îles périphériques
ou Outlyings Islands (1/12e - Amérique, Australie).
Afin de dominer le monde, il faut dominer l'île mondiale
et principalement le cur de cette île, le heartland,
véritable pivot géographique du monde (allant
de la plaine de l'Europe centrale à la Sibérie
occidentale et en direction de la Méditerranée,
du Moyen-Orient et de l'Asie du Sud). En conséquence,
l'Empire britannique, qui s'était construit sur la
domination des océans, doit désormais, pour
rester une grande puissance mondiale, s'attacher à
se positionner sur terre en maîtrisant les moyens
de transport ferroviaires.
L'approche géopoliticienne anglaise renvoie à
cette volonté de domination du monde via le commerce,
en contrôlant les mers, puis désormais les
terres, le tout au profit non seulement de la Couronne britannique
en tant qu'institution, mais des industries et des maisons
de commerce sur le succès desquelles reposait la
puissance britannique. Le navigateur et homme politique
anglais Walter Raleigh l'avait fort bien dit au début
du 17e siècle: « Qui tient la mer tient
le commerce du monde ; qui tient le commerce tient
la richesse ; qui tient la richesse du monde tient
le monde lui-même ».
Les historiens de la géopolitique évoquent
généralement aussi une école américaine,
ainsi l'Ecole de Berkeley. Mais nous pensons que dès
l'émergence de la puissance américaine à
la fin du 19e siècle, la dimension géopolitique
fut, consciemment ou inconsciemment, évoquée
par les chantres de cette puissance. Elle est, si l'on puis
dire, sous-jacente à la construction de l'empire
américain. Dès les origines, ce fut en insistant
sur un facteur que nous retrouverons tout au long de ce
document, les relations entre les développements
technologiques (industriels, scientifiques) et les sources
du pouvoir que s'est fondée la société
américaine et l'american way of life.
Un historien
et politologue attentif comme Philippe Grasset (www.dedefensa.org)
évoque à cette occasion le concept d' « idéal
de puissance », repris de l'Allemagne impériale
et radicalement modernisé et renforcé à
l'occasion de la 2e guerre mondiale puis de la guerre froide
et de ses suites. C'est ainsi que les premiers géopoliticiens
américains - l'amiral Alfred Mahan (1840-1914) ou
le journaliste et professeur de science politique Nicholas
Spykman (1893-1943) - se sont intéressés aux
relations entre le développement technologique des
civilisations et la domination de l'espace par les États.
L'École américaine a aussi expliqué
comment les grands empires d'Asie avaient réussi
à se stabiliser dans le temps en se basant seulement
sur l'administration très hiérarchisée
de l'irrigation dans les territoires soumis au régime
des moussons.
Beaucoup
plus explicitement qu'en Europe, la mise en place des chemins
de fer et des grands réseaux routiers, entraînant
la généralisation de l'automobile, ont structuré
la construction de la société américaine.
Concernant la puissance maritime, les hommes politiques
américains ont compris qu'ils ne pourraient au début
du 20e siècle assurer seuls la maîtrise des
océans et qu'ils devaient s'associer pour ce faire
avec leurs « cousins » britanniques.
Ce fut le début des « special relationships »
qui lient encore de nos jours, bien que très fragilisées,
l'empire britannique et l'empire américain.
On doit regretter qu'en France, la géopolitique eut
le plus grand mal à se faire une place au soleil,
tant politique qu'universitaire. Certes, les conquêtes
coloniales avaient montré qu'en pratique, gouvernements
et entreprises ne dédaignaient pas l'expansion territoriale.
Mais il ne s'agissait pas, au moins explicitement, d'étendre
le champ de l'Etat. Par ailleurs, le concept de « puissance,
appliqué l'Etat, sur lequel nous reviendrons ultérieurement,
était pratiquement ignoré. Tout au plus prônait-on
l'apport des « bénéfices de la
civilisation » au sein de peuples demeurés
primitifs. En fait il n'existait pas de géopolitique
à la française, sinon dans la contestation
de l'approche géopolitique allemande et des légitimations
fournies par elle à l'expansion territoriale du Reich.
Avec l'instauration de la guerre froide entre deux mondes
présentés comme inconciliables, le monde occidental
et le monde soviétique, les historiens et géographes
français ont été conduits à
adopter avec peu de variantes les points de vue géopolitiques
diffusés abondamment par les médias soumis
à l'influence de la pensée américaine.
Il s'était cependant progressivement fait jour un
effort pour définir en termes géopolitiques
l'avenir de l'Union européenne, conçue comme
un ensemble original d'Etats condamnés à se
faire une place originale entre les grands blocs. Malheureusement,
l'idéologie de la mondialisation ou globalisation
posant en postulat que les frontières entre Etats
vont disparaître au profit de la liberté des
échanges était peu compatible avec la volonté
de construire une puissance européenne. Mais aujourd'hui
la volonté de renoncer à la puissance se trouve
quelque peu combattue par la thèse dite du monde
multipolaire. Si l'Europe doit survivre dans un monde multipolaire,
elle doit étudier les conditions, y compris géopolitiques,
lui permettant d'atteindre à cette fin un minimum
de puissance.
Les auteurs français s'intéressant à
la géopolitique, que soit sous l'angle des géostratégies
européennes ou de la compréhension des grands
affrontements mondiaux, restent assez rares. Il faut évidemment
citer les différents ouvrages de Yves Lacoste et
l'Institut français de géopolitique (IFG)
de Saint-Denis (Université Paris 8), qu'il a contribué
à fonder. Par ailleurs, un disciple de Yves Lacoste,
Pascal Lorot travaille sur les relations entre géopolitique
et économie , sous le terme de géoéconomie.
Mais ceci ne suffit pas à encourager chez les citoyens
français la prise en compte des grands enjeux géoéconomiques
en vue de comprendre les multiples évènements,
importants ou en apparence anecdotiques, faisant l'actualité.
Il en
est un peu de même dans les autres pays européens,
où domine encore le regard géopolitique américain,
caractérisé par ce que ses opposants nomment
l'atlantisme. Or s''il devait exister un « européanisme »
susceptible d'être opposé à l'atlantisme,
il devrait être fondé sur un effort européen
original visant à définir une ou plusieurs
géostratégies à l'usage des européens.
Les bases politiques et même méthodologiques
en manquent encore. D'où la nécessité
de diffuser des réflexes, fussent-ils élémentaires
de géopolitique.
Notes
* Sur Yves Lacoste, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Yves_Lacoste
http://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_fran%C3%A7ais_de_g%C3%A9opolitique
* La géopolitique pour les nuls http://www.scienceshumaines.com/la-geopolitique-pour-les-nuls_fr_22710.html
Voir aussi http://www.amazon.fr/G%C3%A9opolitique-pour-Philippe-Moreau-Defarges/dp/2754006230
* L'émission d'ARTE Le dessous des cartes . Voir
http://animal-penseur.blogspot.com/2008/06/la-gopilitique-pour-les-nuls.html
*Sur la géopolitique hier et aujourd'hui: voir http://www.techno-science.net/?onglet=glossaire&definition=2612
ainsi que http://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9opolitique
* Le site Realpolitik.tv , se présentant aussi comme
"la géopolique sur le Net", permet d'obtenir
les points de vue de divers auteurs, en français,
relatifs à l'actualité géopolitique.
Ces points de vue ne doivent évidemment pas être
reçus sans un regard critique. http://www.realpolitik.tv/
Deuxième partie.
Premiers regards sur la géopolitique
Appelons géopolitique l'étude des relations
s'établissant entre groupes humains, que nous appelons
ici les acteurs, pour la possession des territoires, des
ressources et des technologies de puissance. Ces relations
sont généralement conflictuelles mais elles
sont aussi souvent fondées sur l'alliance et la coopération.
Elles sont généralement visibles, mais de
plus en plus, dans un monde où le pouvoir se dématérialise
et se mondialise, elles prennent des formes occultes ou
souterraines.
Nous allons ci-dessous préciser ce que peuvent recouvrir
ces divers termes: les acteurs, les territoires, les ressources,
les technologies de puissance, les conflits et finalement
la géopolitique souterraine.
2.1.
Les acteurs de la géopolitique
Traditionnellement,
les fondateurs de la géopolitique en faisaient un
instrument aux mains des Etats ou mieux encore des Empires,
notamment pour leur permettre d'agrandir leurs territoires
et leurs zones géographiques d'influence. Nous avons
vu que les fondateurs de la geopolitik allemande avaient
eu (après le philosophe anglais Hobbes il est vrai)
l'intuition qu'il fallait considérer les Etats comme
des organismes vivants étendant des pseudopodes là
où ils rencontraient de moindres résistances.
Cette vision que nous pourrions qualifier d'organiciste
était très originale, à une époque
où le juridisme inspiré du droit romain et
très en vogue en France n'attachait d'importance
qu'aux règles de droit, censées s'imposer
à tous les acteurs politiques. Vu la force que conservent
encore de par le monde les structures politiques particulières
répondant à la définition donnée
en droit international au concept d'Etat, elle demeure particulièrement
pertinente. Nous devons la retenir mais il n'y a pas de
raisons interdisant de l'étendre avec des nuances
à l'ensemble des organismes sociaux disposant d'une
structure plus ou moins permanente.
Chacun
de ceux-ci peut être considéré comme
un organisme en lutte pour la vie. On connait le succès
du concept de superorganisme qui permet d'observer les organismes
sociaux avec le regard du biologiste ou de l'écologiste,
lequel impose la prise en considération des relations
de l'organisme avec son milieu naturel. On parle de superorganisme
car celui-ci réunit des individus isolés en
leur imposant des comportements de groupe. L'essaim d'abeille
est un superorganisme, de même que le banc de poissons.
L'Etat, superorganisme politique, réunit des citoyens
à qui il impose différentes contraintes nécessaires
au maintien de sa cohésion.
Il est
évident, si l'on accepte cette façon de voir
la vie politique, que l'Etat n'a jamais été
et sera peut-être de moins en moins le seul type de
superorganisme social susceptible d'intervenir en termes
d'acteur géopolitique. Il est certain que l'Etat
national, sous ses différentes formes, reste un agent
géopolitique essentiel, du fait qu'il dispose, de
fait et surtout de droit, du pouvoir régalien, usage
de la force armée, droit à lever l'impôt,
à prendre des lois contraignantes, etc. Ce pouvoir
s'exerce à l'intérieur de frontières
physiques et juridiques bien déterminées.
On peut reprendre le terme de jus soli, droit du
sol. Dans beaucoup de pays, l'Etat national se renforce
du fait qu'il s'affirme, à juste titre ou non, Etat-nation:
il prétend coïncider avec un sentiment national
ou nationaliste plus ou moins clairement ressenti par les
citoyens. Lorsque l'Etat-nation se veut aussi le représentant
d'une religion d'Etat, d'une classe sociale ou d'une ethnie,
il n'est pas loin de devenir un Etat totalitaire. Les Etats
plus ou moins totalitaires ont pour le moment disparu en
Europe, mais il en existe de nombreux représentants
dans le reste du monde. Les Etats qui se veulent explicitement
au service ou inspiré par une religion unique sont
les plus redoutables, en termes de respect de ce que l'on
nomme en Europe les libertés démocratiques.
Il s'agit aujourd'hui essentiellement des Etats islamiques
et d'Israël.
En dehors
ou à l'intérieur des Etats nationaux, s'expriment
de nombreux superorganismes jouant un rôle important
dans des relations géopolitiques. Citons d'abord
les organismes dont le ciment est le partage de croyances
religieuses communes et qui jugent nécessaire d'intervenir
dans le siècle (dans la société) pour
les faire triompher à l'aide de différents
moyens politiques, des plus légaux aux plus subversifs.
On pensera aux Eglises, organisées sur le modèle
des Etats, ou aux communautés religieuses moins organisées
en termes séculiers mais dont le dynamisme pour recruter
des adeptes et des soutiens, afin de s'étendre à
la surface du globe, n'est pas moins fort. Pour elles conquérir
de nouveaux territoires d'influence afin d'en convertir
les habitants représente la première des priorités.
D'où des guerres de religion, multiformes, ouvertes
ou dissimulées, dont la pratique semble devoir se
développer inexorablement aujourd'hui. Ces guerres
dépassent le plus souvent les frontières nationales
en s'instaurant à l'échelle régionale
et le plus souvent mondiale.
Les
religions sont en compétition les unes avec les autres
pour l'accès aux ressources et aux esprits. Le succès
vient couronner celles qui savent s'adapter en mutant à
des milieux eux-mêmes en transformation. La géopolitique
des relations généralement conflictuelles
entre religions représente aujourd'hui un éléments
essentiel pour comprendre l'évolution du monde. On
a prétendu qu'avec le développement des sciences,
les religions perdront une partie de leurs clientèles.
Cela ne semble pas être le cas, pour une raison simple:
il nait aujourd'hui bien plus d'enfants dans les sociétés
à forte imprégnation religieuse que dans celles
en voie de sécularisation ou laïcisation.
Une
analyse plus approfondies des forces sociales profondes
qui sous-tendent les affrontement entre religions, comme
leurs affrontements avec les sociétés luttant
pour conserver une forme laïque, montre que ces affrontements
servent souvent d'alibi à des luttes pour le pouvoir
politique et économique. La foi n'est qu'un prétexte
permettant à des intérêts très
matériels de mobiliser des esprits et des corps.
Ceci nous oblige à réintroduire le facteur
géopolitique. Si par exemple les Etats pétroliers
du Golfe Persique financent généreusement
des mouvements islamistes de combat de par le monde, c'est
pour des raisons « bassement » géostratégiques
dont les princes, en privé, ne se cachent pas. Il
en est de même du soutien qu'apportent à Israël
les éléments constituant ce que l'on nomme
le lobby juif américain. Face à cela, les
mouvements dits athées ou libre-penseurs, n'étant
absolument pas organisés en superorganisme au plan
mondial, quoique l'on puisse penser de la franc-maçonnerie,
sont en recul sur tous les fronts de la géostratégie.
Les
entreprises économiques constituent une autre vaste
catégorie d'organismes ou superorganismes, eux aussi
en compétition pour la survie et obligés de
se livrer à une adaptation continue. On peut les
classer en grands secteurs, selon leurs domaines d'activités:
l'agriculture, l'industrie, les services, incluant le commerce
et la finance. On peut aussi les identifier par leur taille,
grande, moyenne ou petite. Les petites et moyennes entreprises,
surtout si elles exercent leur activité dans des
secteurs homogènes, constituent de véritables
forces géopolitiques, notamment du fait, dans le
secteur agricole ou dans celui des transports terrestres,
qu'elles ont besoin du territoire pour survivre. Les plus
visibles, celles qui concentrent l'attention, sont cependant
les grandes entreprises, notamment lorsqu'elles atteignent
une taille internationale. Leur influence géopolitique
est considérable, du fait qu'elles ont besoin de
conquérir des sources de matières premières,
des clientèles de plus en plus fidélisées
par la publicité et finalement des appuis politique
provenant des Etats. Dans le cadre de ce que l'on nomme
désormais des complexes politico-industriels (nous
parlerons ici de corporatocratie, terme un peu plus barbare
qui commence à se répandre) elles reprennent
à leur profit les attributs des Etats dont elles
émanent, c'est-à-dire ceux de la puissance
publique s'exerçant dans le champ géopolitique.
Les
associations, notamment les grandes Fondations et les associations
internationales dites ONG (Organisations non gouvernementales)
semblent actuellement prendre une importance croissante
dans la vie géopolitique mondiale. Le public tend
à penser qu'elles sont désintéressées
ou ne recherchent que de nobles buts. C'est parfois le cas.
Sans des associations fortes, les citoyens n'auraient aucun
moyen légal de s'exprimer et à plus forte
raison de jouer un rôle géopolitique. Mais
de ce fait elles sont souvent aussi récupérées.
Elles deviennent des masques financés par des religions,
des entreprises et des Etats pour faire de la politique
par d'autres moyens. C'est particulièrement le cas
des Fondations. Si elles disposent de moyens financiers,
il n'est pas toujours facile d'identifier leur provenance.
Pour
compléter cette énumération, nous devons
mentionner d'autres organismes de droit public pouvant jouer
un rôle géopolitique parallèlement ou
parfois en conflit avec les Etats Il s'agit des collectivités
publiques territoriales résultant soit de la décentralisation
des Etats: communes, régions, soit à l'opposé
de leur fédération en Unions plus ou moins
solides. Les premières sont apparues dans l'histoire
bien avant les premiers Etats nationaux, à partir
des villes-Etats de l'Antiquité puis des structures
féodales et communales. Les Etats modernes ont résulté
de leurs regroupements, mais des conflits concernant la
propriété du territoire subsistent encore
entre beaucoup de collectivités locales quel que
soit leur statut et les Etats. Dans les grands Etats, qu'ils
soient centralisateurs comme en Chine ou fédérateurs
comme aux Etats-Unis, des géostratégies assez
différentes peuvent opposer les différentes
composantes du système étatique global, non
sans conséquences pouvant affecter le monde tout
entier.
Les
Unions d'Etats s'établissent généralement
encore sur des bases juridiques assez souples, vu la force
des Etats nationaux, notamment lorsque les frontières
étatiques politiques recouvrent plus ou moins les
traditions nationales. Elles deviennent aujourd'hui cependant
des acteurs géopolitiques d'une influence grandissante.
On pourra distinguer les organisations internationales,
telle l'Organisation des Nations Unies, créées
explicitement pour apaiser les tensions entre Etats et négocier
des consensus juridiques jugées indispensables à
la survie du monde globale, et les fédérations
d'Etats ayant un but différent, voire opposé:
regrouper des Etats trop petits pour acquérir seuls
une puissance suffisante au plan international. La plus
connue de ces fédérations est l'Union européenne,
dont nous aurons souvent l'occasion de reparler. Mais l'exemple
sera sans doute suivi par d'autres groupes d'Etats, voisins
ou non au plan territorial.
Concernant
les Nations-Unies et les organisations internationales relevant
de leur autorité, dans les domaines de la santé,
de la culture, du travail, de l'alimentation, de la banque,
de l'économie et plus récemment de la lutte
contre le réchauffement climatique, le géopoliticien
se gardera de porter sur elles un regard naïf. Il s'agit
de structures indispensables si l'on veut prévenir
les affrontements bilatéraux ou multilatéraux
excluant une partie des Etats, notamment les plus faibles.
Mais à l'inverse la règle démocratique
attribuant en général une voix à chaque
Etat-membre peut se révéler dangereuse. D'une
part, elle rend les consensus généraux très
difficiles à établir. D'autre part, elle peut
dans certains cas favoriser des alliances entre petits Etats
poussés à se rassembler pour des raisons relevant
soit de l'intérêt unilatéral d'un Etat
puissant qui « achète » leurs
voix, soit de la volonté d'expansion d'une idéologie
ou d'une religion de combat. Cela s'était vu du temps
du communisme. C'est de plus en plus le cas aujourd'hui
en matière philosophico-religieuse. Le Conseil
des Droits de lHomme des Nations Unies a été
créé en 2006 pour prendre la place dune
défunte Commission des Droits de lHomme, morte
de son mauvais fonctionnement, les pays ne respectant pas
les droits de lhomme y étant majoritaires.
Mais il présente les mêmes défauts.
Les pays islamistes y ont pris le pouvoir et y ont fait
passer de dangereuses résolutions condamnant le blasphème.
Certains envisagent la possibilité de le punir de
mort. Ils sapprêtent à récidiver
dans le domaine des droits de la femme, puisque ce sujet
a été confié à lIran dont
on connait l'esprit de mission concernant l'autonomie féminine.
Faut-il
limiter le concept de groupes humains aux organisations
prenant une forme juridique bien définie? Certainement
pas. L'ethnographie a montré l'importance prise,
aux époques préhistoriques, par les différentes
structures tribales coïncidant ou non avec des caractéristiques
ethniques différentes. Ce furent leur expansion,
leurs migrations et leurs conflits éventuels au sein
des territoires composant aujourd'hui une partie de l'Afrique,
du Moyen-Orient et de l'Europe qui ont posé les bases
des premiers empires. Aujourd'hui, l'étude des différentes
formes de migration affectant particulièrement les
populations pauvres du tiers-monde à la recherche
de ressources dans les pays plus riches, constitue un élément
essentiel des analyses géopolitiques. L'attitude
des populations sédentarisées à l'égard
de ces migrants: accueil et assimilation ou rejet plus ou
moins agressif, fonde une grande partie des stratégies
politiques adoptées par les Etats et les autres collectivités
territoriales.
2.2. Les territoires
On convoite
généralement un territoire pour lui-même,
avant même les ressources matérielles que recèle
ou que fait espérer ce territoire. Toute espèce,
y compris l'espèce humaine, est territoriale. Depuis
l'expansion des premiers hominiens hors d'Afrique, le peuplement
puis la conquête de nouveaux territoires ont, nous
l'avons rappelé en introduction, été
considérés par les géopoliticiens comme
le fondement même des stratégies de puissance
mises en oeuvre inconsciemment ou consciemment par les organisations
humaines. Bornons nous à indiquer que le concept
de territoire ne se limite pas à celui d'espaces
terrestres: terres émergées susceptibles de
fournir des zones de chasse, des ressources agricoles et
des lieux de vie. Les espaces maritimes, à commencer
évidemment par les zones d'estuaires et de littoraux,
ont été également, dès les temps
paléolithiques, exploitées, d'abord comme
sources de nourriture, puis comme moyen de déplacement
d'une terre à l'autre. Aujourd'hui, si malheureusement
la surexploitation des ressources halieutiques menace la
survie des espèces vivant au sein des océans,
et donc leur intérêt pour l'alimentation, ces
derniers permettent l'accès à des matières
premières de plus en plus convoitées. Les
mers et océans, aujourd'hui accessibles ou susceptibles
de s'ouvrir avec le réchauffement des pôles,
demeurent donc des enjeux de pouvoir civils et militaires
plus que jamais disputés.
Depuis
enfin la seconde partie du 20e siècle, l'espace au
sens cosmologique du terme est devenu vital pour les grandes
puissances en compétition. On distinguera: - l'espace
aérien de basse altitude, principalement occupé
par les engins militaires et civils à propulsion
mécanique l'espace occupé par des satellites
en orbite terrestre, depuis les orbites basses jusqu'aux
points dits de Lagrange permettant de positionner des engins
géostationnaires l'espace interplanétaire
enfin, dédié jusqu'à présent
aux observations scientifiques mais qui deviendra dans quelques
décennies un espace possible de peuplement ponctuel
l'espace enfin des télécommunications,
liées aux réseaux terrestres et aux satellites,
mais qui se développe avec l'expansion exponentielle
de l'informatique et du virtuel comme une immense infosphère
qui est elle aussi l'objet d'enjeux de pouvoir considérables.
Toutes ces subdivisions de l'espace sont exploitées
parallèlement par les Etats et les entreprises, en
termes militaires d'abord, économiques et finalement
culturels ensuite.
Il faut
dorénavant associer à l'étude des territoires
considérés comme des facteurs essentiels de
lutte pour la puissance l'étude des conditions climatiques
rendant ces territoires plus ou moins exploitables. Il est
désormais avéré que le réchauffement
des températures observé actuellement tient
autant à des facteurs géothermiques ou héliothermiques
naturels évoluant lentement qu'à l'influence
de la production de gaz à effets de serre par les
activités humaines. Ce réchauffement et son
accélération plus que probable provoqueront
vraisemblablement de nombreuses crises économiques
et politiques, sous forme notamment de l'appauvrissement
de populations déjà à la limite de
la survie et du développement de migrations de masse
pouvant en résulter. Il faudra compter aussi avec
les extinctions à grande échelle des espèces
vivantes actuelles qui en découleront. Mais il pourra
avoir d'autres conséquences moins dramatiques. L'étude
des climats et de leurs conséquences, par les divers
réseaux terrestres, océaniques et satellitaires
adéquats, constitue donc désormais une arme
de puissance fondamentale, à la disposition des organisations
capables de prendre en charge de telles études.
2.3.
Les ressources
La possession
politique ou économique des divers territoires énumérés
ci-dessus est recherchée par les puissances géopolitiques
compte tenu des ressources que recèlent ces territoires.
Il n'est pas inutile de préciser les aspects particuliers
de certaines de ces ressources, dont l'importance géopolitique
apparaît tous les jours plus grandes. La géographie
traditionnelle,distinguait trois grands secteurs producteurs
de ressources: le secteur primaire (agriculture et mines),
le secteur secondaire (énergie et industrie), le
secteur tertiaire regroupant une grande quantité
d'activités, notamment les services financiers et
commerciaux. Nous pouvons avec le français Jean Fourastié
qui l'avait popularisée, reprendre cette classification.
Mais nous proposons d'associer au terme de secteur tertiaire
celui plus explicite de cognosphère. Cette dernière,
pour l'essentiel, produit et exploite l'ensemble des connaissances
et savoir-faire distribués sur les réseaux
numériques. L'économiste Yann Moulier Boutang
y voit une des formes de ce qu'il nomme le capitalisme cognitif.
Un phénomène
essentiel, qui concerne les ressources, est fondamental
pour les études géopolitiques. Il s'agit de
la raréfaction croissante sinon la disparition probable
de beaucoup des ressources primaires. Cette raréfaction
retentit sur les autres secteurs, sauf sur celui des activités
immatérielles, qui peuvent au contraire être
développées sans limites prévisibles,
compte tenu du progrès incessant des technologies
du numérique. Nous sommes entrés, comme cela
a été souvent dit mais pas encore clairement
compris de tous, dans un monde aux ressources de base finies
sinon rapidement décroissantes. Sous un forme ou
une autre, des décroissances de consommation s'imposeront
à tous les acteurs, quels qu'ils soient. Mais ils
en supporteront très inégalement la charge,
selon leur capacité à s'approprier les sources.
Ressources
du secteur primaire
Les
ressources agricoles constituent la part encore la plus
convoitée des ressources du secteur primaire, du
fait que pour longtemps encore elles seront inférieures
en quantité et en qualité aux besoins alimentaires
d'une population mondiale dont la croissance ne ralentira
pas avant la moitié du siècle. Depuis la nuit
des temps, les groupes humains poussés par la faim,
elle-même conséquence directe d'une natalité
non contrôlée, ont convoité de nouveaux
territoires compte tenu des ressources alimentaires qu'ils
pouvaient offrir, en gibier du temps de la chasse (paléolithique),
en produits de culture et d'élevage à partir
du néolithique. Aujourd'hui, malgré les progrès
de productivité apportés par l'agriculture
intensive, elle-même d'ailleurs fortement destructrice
de l'environnement naturel, les ressources agricoles demeurent
rares et font l'objet d'une spéculation financière
permanente. Il en est de même des terres agricoles
ou susceptibles d'être mises en culture.
On sait
par exemple que les Chinois, pauvres en terres arables,
achètent aujourd'hui à grande échelle
les terres présentées comme mal exploitées
par les agriculteurs traditionnels, d'Afrique ou d'Amérique
latine. Mais ces agriculteurs en seront réduits à
émigrer dans des mégapoles misérables
où ils souffriront de famines bien pires que celles
vécues sur place. L'accès à l'eau,
qui reste indispensable pour la plupart des productions,
fait l'objet de spéculations identiques. L'agriculture
hors-sol, souvent présentée comme offrant
des solutions de remplacement, est encore très coûteuse
et très discutée en ce qui concerne la qualité
des produits. Ainsi les pays pouvant de par leur situation
géographique bénéficier de la suffisance
alimentaire, voire dans les cas les plus favorables exporter
certaines de ces ressources, jouissent d'avantages compétitifs
que les autres leur envient. Encore faut-il qu'ils aient
la puissance nécessaire pour les défendre.
Ils seront en effet inexorablement soumis à des pressions
migratoires ou politiques susceptibles de créer des
guerres aux frontières.
Il faut
bien voir en effet que, contrairement aux prévisions
optimistes de la FAO (Organisation mondiale de l'alimentation
et de l'agriculture) les 9 à 10 milliards d'humains
prévus pour 2050 ne pourront pas être convenablement
nourris, faute de terres, à moins de supprimer toute
autre forme d'utilisation des territoires (et de renoncer
aux protéines animales). Dans l'état actuel
des techniques agroalimentaires, aucun substitut d'une certaine
importance aux formes actuelles de production ne peut en
effet être espéré. Il est donc difficile
de prévoir ce qui se produira ceci d'autant
plus que le réchauffement climatique diminuera inexorablement
la superficie des terres actuellement cultivées et
l'accès aux eaux d'irrigation. De nouveaux territoires
susceptibles d'être mis en culture apparaîtront
en contrepartie, par exemple dans les toundras sub-arctiques.
Mais une ruée sur ces territoires ne sera pas acceptée
par les pays y exerçant actuellement leur souveraineté,
Russie, Canada notamment.
Concernant
la pêche, dont les produits contribuent actuellement
encore à nourrir des effectifs humains importants,
notamment dans le tiers-monde, la gestion inconséquente,
sinon criminelle de la ressources entraînera une disparition
à échéance de 10 à 20 ans des
formes d'exploitation traditionnelles. L'aquaculture ne
pourra pas y suppléer, à moins d'apprendre
à consommer les méduses et autres formes primitives
océaniques qui vont remplacer progressivement les
poissons nobles.
Les
ressources minières constituent la seconde catégorie
de productions primaires indispensables aux sociétés
humaines. Malgré le développement de techniques
industrielles faisant moins appel qu'auparavant aux métallurgie
traditionnelles, les mines de fer, de cuivre, de bauxite,
de plomb et d'étain demeurent très convoitées.
Aujourd'hui s'y ajoutent les métaux et terres dites
rares, dont l'industrie électronique fait un usage
immodéré, car gaspilleur. Comme nul produit
de substitution, même les plastiques issus d'un pétrole
lui-même de plus en plus rare et cher, ne pourront
les remplacer, les pays détenteur des gisements correspondants,
bénéficient d'avantages compétitifs
importants. Mais ce sont généralement des
pays pauvres, n 'ayant pas toujours les moyens de la prospection,
de l'extraction et du raffinage.
Les
grands pays industriels se disputent donc le privilège
de les y aider, non sans rivalités entre eux pouvant
donner naissance à des conflits. C'est ce qui commence
à se faire jour entre l'Australie, grand pays minier
et la Chine, grande consommatrice de minerais. Pour leur
part, victimes de la corruption généralisée
résultant de la chasse aux concessions, les autorités
politiques des pays pauvres sont de plus en plus confrontées
à des mouvements insurrectionnels locaux qui revendiquent
pour eux aussi une juste part des bénéfices.
On ajoutera qu'il n'y a pas plus destructeur des équilibres
naturels que les exploitations minières, visant au
plus économique et donc au plus profitable.
En évoquant
la question de la rareté, on peut penser que l'épuisement
des réserves actuelles, prévisible à
court terme dans certains cas, ne tient pas compte des immenses
réserves non prospectées ou non identifiées
mais exploitables se trouvant dans les zones désertiques
constituant encore une part importante de la superficie
terrestre (pour ne pas mentionner les sous-sols océaniques).
Encore faudra-t-il aller les chercher. On vient d'en avoir
un exemple avec la découverte, selon des géologues
américains, de très importantes réserves
de minerais rares en Afghanistan. Ceci ne contribuera sans
doute pas à la pacification de cette région,
vu les convoitises armées que suscitent déjà
cette découverte.
Les
ressources énergétiques sont généralement
considérées comme relevant du secteur primaire.
Ceci se justifie quand il s'agit des gisements de charbon,
pétrole et gaz qui nécessitent, comme les
ressources minières, des équipements de recherche
et d'exploitation liés plus au moins directement
aux territoires. On ne fera pas ici l'histoire des conflits
liés à l'accès à ces gisements,
ainsi qu'à la maîtrise des voies de transport
conduisant le produit de la source jusqu'au consommateur
final. Ce serait toute la géopolitique mondiale qu'il
faudrait examiner, tant pour les décennies passées
que pour les décennies à venir. Aussi longtemps
que demeureront des tonnages exploitables, c'est-à-dire
au moins un demi-siècle encore, ces conflits se poursuivront.
Par contre, nous proposons de considérer que la production
d'énergies provenant de sources non fossiles, nucléaires
ou « vertes », relève du secteur
industriel, c'est-à-dire secondaire. Se pose alors
à ce sujet les questions d'industrialisation, de
désindustrialisation ou de réindustrialisation
que nous allons évoquer.
Faut-il
inclure la population parmi les ressources primaires enjeux
de la géopolitique? Nous proposons de le faire. Les
populations, envisagées soit sous l'angle de leurs
effectifs absolus à un moment donné, soit
sous l'angle des mouvements de croissance ou décroissance
affectant ces effectifs, constituent en effet ce que l'on
pourrait appeler le premier facteur géopolitique
à prendre en considération. Elles justifient
de plus en plus de ce fait des politiques démographiques
volontaristes, relevant de géostratégies plus
ou moins explicites. Les populations et leurs mouvements
démographiques sont encore liées étroitement
aux territoires: continents, Etats, régions et zones
de peuplement (campagnes et villes). Elles sont donc peu
mobiles à divers égards et supposent en matière
d'action politique la prise en considération du moyen
ou long terme. Mais il a toujours existé des franges
de mobilité rassemblant des individus généralement
explorateurs sinon conquérant, désireux d'échapper
aux limites de leurs territoires d'origine. Ces migrations,
qui ne sont jamais reçues facilement par les sédentaires,
se multiplieront sans doute avec le réchauffement
climatique et la désertification l'accompagnant.
Les
politiques démographiques, explicites ou implicites,
sont elles-mêmes très différentes. On
a beaucoup mis l'accent sur les politiques de contrôle
des naissances engagées avec plus oumoins de succès
par les pays fortement peuplés et à forte
natalité, Inde et surtout Chine. On dit moins que
pour certains régimes politiques ou certaines religions,
encourager la natalité de leurs ressortissants est
plus que jamais une arme de combat. L'Europe offre un bon
exemple d'une entité géopolitique directement
soumise aux mouvements de population et n'ayant pas encore
arrêté de politique déterminée:
vieillissement rapide de la population résidente,
flux croissant d'immigration, officiels et clandestins.
Les
populations sont également considérées
par les grands acteurs de la géopolitiques comme
composées de « cerveaux » à
conquérir et domestiquer au service de leurs intérêts.
Ceci a toujours été le cas. Les Empires puis
les Etats nationaux ont toujours fait effort, par l'intermédiaire
de campagnes patriotiques, pour mobiliser les esprits des
sujets et des citoyens au service de leurs buts expansionnistes.
Les religions se sont battues et continuent à se
battre pour la conquête de territoire peuplés
d'humains à convertir et transformer le plus souvent
en militants fanatiques. C'est le cas aujourd'hui en ce
qui concerne les églises évangéliques
et bien entendu l'islam. Parallèlement et souvent
en conjonction, l'extension mondiale des publicités
commerciales provenant des grandes entreprises et diffusées
par les divers médias et les réseaux Internet
constitue un aspect essentiel de ce que l'on continue cependant
non sans naïveté à nommer la culture.
Ressources
du secteur secondaire
Le secteur
secondaire correspond classiquement à l'industrie.
L'industrie, lourde ou même légère,
qui avait fait la fortune et la puissance des grands empires
du 19e et du 20e siècles, Angleterre, Allemagne,
Amérique puis Russie soviétique, est généralement
considérée aujourd'hui au sein des anciens
pays industriels, dont les susnommés et aussi la
France, comme pouvant être abandonnée aux pays
à bas salaires et aux normes environnementales laxistes.
Les anciens pays industriels se réserveraient les
activités du secteur tertiaire (services financiers)
ou à la rigueur les activités industrielles
supposant un grand apport en matière grise, dites
« à forte valeur ajoutée ».
Ces anciens pays industriels n'ayant cependant pas l'intention
de se passer de produits industriels, ils les achèteront
aux pays à bas salaires à des prix aussi réduits
que possible, voire à crédit quand leur offres
de biens et services à l'exportation ne permettront
pas de compenser les importations.
Mais
on voit tout de suite que cette répartition du travail
n'est pas viable. Les pays émergents, Chine, Inde,
n'ont aucune intention de rester les usines du monde, produisant
à bas salaires et dans des conditions sociales et
environnementales désastreuses. Ceci moins encore
si ce sont des filiales d'entreprises occidentales, installées
chez eux, ou des sous-traitants locaux durement exploités,
qui assurent la production à faible valeur ajoutée.
Ils voudront récupérer l'ensemble des filières
de production industrielles. Ils sont en passe de le faire,
d'autant plus qu'ils consentent un grand effort de formation
des ingénieurs et chercheurs nécessaires aux
nouvelles technologies industrielles.
Les
anciens pays industriels, en Amérique du Nord et
en Europe, ne pourraient récupérer les compétences
qu'ils ont perdues sans un effort considérable et
long de relocalisation et de protection. Voudront-ils le
faire? Les représentants des services et intérêts
financiers, composant l'essentiel de la cognosphère
et plus précisément du capitalisme cognitif,
selon le terme de Yann Moulier Boutang, expliquent qu'ils
n'en ont pas besoin. Ils pourrait gagner bien plus d'argent
en spéculant avec des produits financiers sophistiqués
sur les échanges et sur les monnaies qu'en produisant
directement. Mais les économies nationales ne tireront
pas indéfiniment leurs revenus des spéculations
financières. Les richesses de connaissances et savoir-faire
associées aux techniques productives modernes sont
certes bien plus fluides et mobiles que les équipements
industriels lourds, mais elles leurs demeurent cependant
liées. Nous reviendrons sur cette question importante.
Disons ici que dans des domaines véritablement stratégiques,
énergies nucléaires et énergies nouvelles,
grands équipements d'infrastructure, programmes aéronautiques
et spatiaux ainsi bien entendu qu'en matière
de défense, on voit mal les pays soucieux de se conserver
les moyens d'un minimum de puissance envisager d'abandonner
à d'autres les investissements industriels correspondants
ceci quels que soient les coûts de tels investissements.
Les
conflits pour localiser chez soi ou protéger les
équipements et la matière grise associés
à ces domaines stratégiques, dont la liste
est en fait fort longue, ne sont donc pas prêts de
s'amortir. La mondialisation des échanges n'y fera
pas grand chose. C'est ce que malheureusement pour leur
part les gouvernements européens, manipulés
par les corporatocraties, n'ont pas encore compris.
Les ressources du secteur tertiaire
ou de la cognosphère
Ce secteur
est proliférant, pour diverses raisons. La première
raison est que, lorsque l'on emploie le terme de cognosphère,
on fait obligatoirement allusion aux cerveaux humains et
aujourd'hui, à la façon dont ils s'expriment
dans l'intelligence artificielle. Les cerveaux de la plupart
des 6 à 7 milliards d'humains vivant aujourd'hui
sont dramatiquement laissés en friche par des pouvoirs
craignant par dessus tout d'être obligés de
coopérer avec eux. Cependant, toute source de développement,
notamment dans les domaines technologiques et scientifiques,
repose sur la valorisation du capital intellectuel des citoyens.
Les
grands acteurs de la géopolitique, que nous avons
évoqués dans la section précédente
(cf. 2.2.) ont bien compris qu'attirer dans leur orbite
et mieux encore former directement la matière grise
compétente du monde constitue une source de puissance
incontournable. Les compétitions pour ce faire sont
incessantes: entre pays et zones géographique, entre
secteur public (universités...) et entreprises privées,
entre militaires et civils. On ne comprend pas grand chose
à la géopolitique si l'on ne voit pas qu'elle
repose en grande partie sur un effort général
de captation des intelligences (brain drain). Ceci
pourrait donner aux individus « bénéficiant »
de tels efforts de formation et d'appropriation un pouvoir
politique et social plus grand que n'est le leur aujourd'hui.
Mais, sans doute faute de la culture géopolitique
suffisante, ils ne savent pas l'exercer et se contentent
de servir les intérêts directs de leurs employeurs.
Une
autre raison favorisant la prolifération de la cognosphère
est que les activités qui s'y exercent ne subissent
pas directement les effets de la rareté tenant à
la disparition inéluctable des ressources naturelles.
Elles sont certes fragiles, car elles ne peuvent se développer
sans des supports technologiques (serveurs et réseaux)
qui pourraient s'effondrer en cas de guerre de grande intensité
ou, plus dramatiquement encore, sous l'effet d'un éventuel
flash ionisant venant du Soleil (perspective peu probable
à court terme mais qu'il conviendrait cependant de
prévoir). Mais en bonne logique, au fur et à
mesure que seront satisfaits les besoins primaires (à
supposer qu'ils puissent l'être compte tenu de la
raréfaction des ressources matérielles), on
devrait voir se développer, et peut-être exploser,
les activités liées au capital cognitif, sans
lequel les sociétés actuelles ne pourraient
survivre. On rangera dans cette catégorie les moyens
d'éducation, de la maternelle au supérieur,
ainsi que le vaste domaine des entreprises et laboratoires
en charge des recherches fondamentales et appliquées
imposées par la maîtrise des technologies modernes.
On y comprendra aussi toutes les activités culturelles
et intellectuelles, au sens le plus large.
Dans
une définition élargie du capital cognitif,
beaucoup d'économistes proposent aujourd'hui d'inclure
les services de santé et d'assistance indispensables
au bon état physique et moral des populations de
tous âges ce qu'il est devenu courant de désigner
du terme anglo-saxon de « care ».
Il s'agit d'investissement indéniablement productifs,
malgré les apparences. A moins de laisser mourir
les malades et les vieillards (ce qui est déjà
le cas dans les pays pauvres et le deviendra peut-être
dans les actuels pays riches lorsqu'ils s'appauvriront),
il paraît à certains économistes beaucoup
plus rentable de voir la société prendre soin
des individus, au plan collectif et pas seulement individuel,
plutôt que les laisser se dégrader non sans
coûts induits que les intérêts financiers
ne veulent pas mesurer aujourd'hui.
Le
cas particuliers des ressources financières
La troisième
raison justifiant et soutenant l'expansion des activités
de la cognosphère est que celles-ci permettent des
profits rapides et considérables. Il ne s'agit évidemment
pas de celles attachées à la formation ou
au care, mais de celles relevant du commerce et de la finance.
De tous temps, ces deux activités ont mobilisé
les énergies, les moyens et aussi les conflits. Elles
ont toujours fait appel aux technologies les plus sophistiquées
du moment. La matière première en est l'argent,
autrement dit les différentes formes monétaires
permettant d'évaluer grâce à un étalon
commun et donc d'échanger les produits des activités
primaires, secondaires et de service.
On oppose
généralement l'économie réelle,
celle portant sur ces produits matériels, et l'économie
virtuelle ou financière portant sur les échanges
d'argent. Aux origines de la banque et des bourses, cette
distinction n'avait pas lieu d'être. Il était
normal qu'un producteur, quel qu'il soit, reçoive
de l'argent en échange des produits de son travail
et l'utilise pour acheter les biens de consommation qu'il
ne pouvait produire. De même, il était normal
que ce même producteur, s'il ne consommait pas immédiatement
la totalité des produits de son travail, puisse l'épargner,
soit pour investir plus tard soit pour le prêter contre
intérêt à d'autres producteurs. Les
commerçants, faisant métier d'acheter, stocker,
transporter et vendre les produits, y compris à l'occasion
de foires ou au travers de bourses de matières confrontant
l'offre et la demande, rendaient un véritable service
économique.
De même, les banques, lorsqu'elles se bornaient à
collecter les épargnes ou dépôts des
producteurs et à les prêter à d'autres
producteurs ayant besoin de ressources pour investir, jouaient
un rôle indispensable. Toutes ces activités,
à supposer qu'elles soient régulées
pour en éloigner les tricheurs et escrocs, pourraient
parfaitement se poursuivre sans générer de
crises économiques, en utilisant les technologies
modernes du transport, de la distribution et de la monnaie
virtuelle. Nous restons bien là dans l'économie
réelle. Elle génère des profits et
des pertes, mais du fait qu'elle reste liée à
des producteurs bien définis et finalement à
des territoires, aussi marqués d'inégalités
soient-ils, elle ne menace pas l'équilibre du monde.
Les
choses ont changé lorsque se sont généralisées
les spéculations sur les mouvements de monnaie. Les
commerçants et banquiers ont toujours spéculé,
y compris à terme, par exemple en achetant des grains
en période d'abondance avec l'espoir de les revendre
plus cher en période de disette. Ils ont aussi toujours
été tentés de manipuler les cours,
en faisant par exemple courir le bruit d'une disette prochaine
afin de faire monter les cours, ou en procédant à
des stocks spéculatifs. Mais ces diverses spéculations
reposaient cependant sur la base matérielle des biens
produits, échangés puis finalement consommés.
La spéculation sur l'argent repose sur un principe
différent.
Une
des formes les plus souvent dénoncées prend
la forme du prêt fait à un consommateur dont
on sait par avance qu'il ne pourra rembourser. Le prêteur
est un banquier utilisant à cette fin les dépôts
faits par de petits épargnants espérant ainsi
contribuer à des investissements productifs au profit
de divers producteurs. Mais les prêts faits par le
banquier ne servent pas à investir directement. Ils
permettent à l'emprunteur d'acheter des biens de
consommation (par exemple un logement) au delà de
ses capacités de remboursement. Ces achats entraînent
une hausse des prix de l'immobilier grâce à
laquelle l'emprunteur croit pouvoir grâce à
cette hausse revendre son bien avec une plus value, ce qui
lui permettra d'acheter un autre logement de qualité
supérieure. On dit que se crée ainsi une bulle
immobilière. Dès que, pour une raison ou une
autre, la hausse des prix de l'immobilier se ralentit, les
emprunteurs ne peuvent plus rembourser leurs emprunts et
les immeubles sont saisis et revendus à perte. Le
banquier ne perd pas d'argent. Soit il rachète à
bon marché les immeubles non remboursés
dans l'espoir de les revendre plus tard lorsque les cours
auront remontés. Soit, plus vicieusement, il spécule
à la baisse à terme.
Les
marchés à terme supposent la rencontre de
deux séries de spéculateurs, les uns supposant
que les cours vont monter et les autres qu'ils vont descendre.
Celui qui spécule à la hausse achète
aujourd'hui un bien au prix du jour, avec promesse de ne
régler cet achat qu'à terme. Le jour venu,
si le cours a effectivement monté, il revend son
bien et peut ainsi rembourser son achat au prix convenu
dans le contrat initial, tout en encaissant un bénéfice.
Celui qui spécule à la baisse fait le pari
inverse. Il vend aujourd'hui un bien au cours du jour, avec
promesse de ne le livrer qu'à terme. Si les cours
baissent, il pourra acheter le bien à un prix inférieur
à celui auquel il a été vendu, et le
livrer à l'acheteur en encaissant un bénéfice
résultant de la différence entre le prix de
l'achat fait aujourd'hui et le prix de vente convenu dans
le contrat. Dans les deux cas, les bénéfices
obtenus ne correspondent pas à une production de
biens et services réels, mais à des jeux d'argent.
Par contre, comme au casino, ils peuvent être très
importants et rapides. C'est l'informatisation des échanges
financiers qui a permis l'explosion de ce genre de spéculation.
Ceci
explique qu'aujourd'hui la plupart des banquiers ou des
actionnaires d'entreprise, au lieu d'utiliser leurs épargnes
à financer des investissements réels, qui
rapportent peu et après de longs délais, préfèrent
les risquer au profit des marchés financiers. Ils
vont plus loin en ce sens, revendant quand ils le peuvent
des actifs industriels afin de se rendre liquides au profit
de la spéculation. Au niveau de l'économie
globalisée permise par les réseaux numériques,
ce sont alors des sommes considérables, pouvant dépasser
de plusieurs centaines de fois les capitaux investis dans
la production effective, qui circulent ainsi. Mais on conçoit
aussi que les marchés étant non prévisibles
et amplificateurs des mouvements, se produisent des crises
où préteurs et emprunteurs perdent leurs mises.
Cependant, les grandes banques, qui se sont rendues indispensables
à la vie économiques, sont trop grandes pour
être abandonnées par les pouvoirs publics.
Les Etats leur consentent alors des avances financées
par les budgets publics, c'est-à-dire par l'impôt
et finalement par les contribuables. Les Etats néanmoins
ne peuvent pas le faire indéfiniment car leurs capacités
propres d'emprunt sont elles-mêmes limitées.
Ce sont alors des crises non seulement financières
mais économiques, sociales et politiques qui s'installent.
On parle volontiers d'un enchaînement crisique, de
crises globales ou de crises systémiques
Le monde
de la finance a jusqu'ici été dominé
par les grandes banques de Wall Street (USA) et de la City
(Royaume-Uni). Ceci revient à dire qu'il est encore
dominé par les puissances géopolitiques anglo-saxonnes.
Mais, outre les producteurs de pétrole du Moyen-Orient,
d'autres Etats commencent à entre en jeu. Il s'agit
notamment de la Chine, qui utilise pour racheter des valeurs
industrielles et financières « occidentales »
les milliards de dollars résultant de la place qu'elle
a prise, comme indiqué ci-dessus, dans les processus
industriels de l'économie réelle.
Comment
en termes géopolitiques se représenter l'action
des détenteurs de capitaux financiers? Nous pouvons
considérer qu'il s'agit d'un prélèvement
exercé sur les valeurs économiques du travail
et de l'entreprise réelle (celle qui produit des
biens matériels) au profit de couches de non-producteurs
les affectant à des dépenses destinées
à assurer leur domination sociale, politique et militaire
sur les autres. On considère généralement
que ces non-producteurs composent ce que l'on nomme de façon
imagée les « actionnaires »
ou les « marchés ». Mais il
faut y inclure aussi les Etats et les entreprises du secteur
financier, notamment banques et compagnies d'assurances,
qui dorénavant tirent une partie de leur revenus
de la captation des produits du travail. Les gains que la
spéculation financière permettent sont toujours
en dernier ressort conservés par les spéculateurs,
puisque désormais les Etats avec lesquels ils ont
généralement partie liée répercutent
les pertes inévitables sur les contribuables, c'est-à-dire
sur les travailleurs. Ceci fait que la spéculation
financière attire de plus en plus de détenteurs
d'épargne, au détriment du secteur productif.
Les
détenteurs du pouvoir financier, même s'ils
peuvent être en compétition les uns avec les
autres localement, finissent toujours par s'accorder au
niveau mondial puisque leurs activités sont mondialisées
et que leurs intérêts se recoupent au niveau
international. Il s'agit pour eux de généraliser
l'exploitation des travailleurs, en imposant à ceux
qui conservaient quelques situations privilégiées
ou protections légales, le statut des plus démunis
et des moins protégés. Ils constituent pourrait-on
dire une géosphère de nouveaux féodaux
qui tentent de dominer la terre entière au profit
de leur pouvoir mondialisé. Inutile de préciser
que ces détenteurs des nouveaux pouvoirs sont férocement
attachés à la conservation des avantages qu'ils
ont conquis et les défendront par tous moyens, y
compris par la guerre ou la répression civile, si
ceux qui en supportent le coût s'avisaient de se révolter
vraiment.
Il est
clair que les enjeux de pouvoir géopolitiques découlant
de la volonté d'accaparer les ressources financières
sont tout aussi importants que ceux liés à
l'exploitation des secteurs primaires et secondaires. Mais
ils sont bien moins liés aux frontières et
aux territoires que ces derniers. La mondialisation des
réseaux de la finance internationale et de la spéculation
portent en grande partie les affrontements au niveau du
monde. Les grands acteurs des affrontement géopolitiques,
Etats et états-majors d'entreprises mondialisées,
ce que nous nommons les corporatocraties (voir ci dessous,
3e partie
) ne s'y diluent pas, mais ils s'y anonymisent,
rendant plus difficiles les résistances à
leur volonté de conquête.
2.4.
Les technologies de puissance
Dans
la nature comme dans la vie politique, les acteurs qui s'affrontent
pour la survie et a fortiori pour la domination développent
nécessairement des armes leur permettant de s'imposer.
La biologie nous montre qu'à toutes les échelles
de la vie, ces armes sont multiples et généralement
très efficaces, tout au moins au sein des écosystèmes
particuliers dans lesquels l'évolution leur a permis
de s'adapter. Chez les humains, ces armes ont pris dès
les origines la forme des équipements offensifs et
défensifs dont étaient dotés les individus
spécialisés dans la guerre. La production
des armes, la recherche continue d'armes plus efficaces
a constitué et constitue encore le principal ressort
et aussi le principal attribut de la puissance, autrement
dit de la survie.
Affirmer
cela aujourd'hui paraît digne d'un thuriféraire
éhonté des industries de l'armement. On ne
voit pas cependant comment un organisme géopolitique
d'une certaine taille ne pourrait se priver sans disparaître
d'un minimum de forces armées l'idéal
restant évidemment si faire se pouvait de ne pas
s'en servir. Au moment où les pays européens
sont plus que jamais tentés de désarmer, sous
la pression de leur grand allié américain,
l'exemple de la Suisse reste plus que jamais à méditer,
qui entretient quel qu'en soit le coût des forces
de défense significatives. Quitte alors à
s'armer, il vaut mieux disposer des technologies militaires
les plus efficaces.
Il faut
voir que, dans ces conditions, pour les grands acteurs géopolitiques,
les armements proprement dits, terrestres, navals, aérospatiaux,
ne sont que la partie émergée d'un effort
considérable d'investissements dans ce qu'il convient
d'appeler les technologies de puissance. Ces technologies,
elles-mêmes, poussées en amont par un effort
continu de recherches scientifiques fondamentales et appliquées,
portent sur ce que l'on nomme désormais les sciences
émergentes et convergentes: infotechnologies ou sciences
du calcul et des réseaux, biotechnologies, nanotechnologies,
cognotechnologies ou sciences des systèmes intelligents
biologiques et artificiels.
Les
technologies de puissance sont en général
conçues comme duales. Autrement dit, elles peuvent
aussi bien soutenir des industries d'armement que des industries
civiles. Ces dernières, dotées ainsi des meilleures
outils du moment, poursuivent la guerre par d'autres moyens
en attirant à elles, comme nous l'avons rappelé
précédemment, la matière grise et les
ressources industrielles des pays et économies n'ayant
pas compris que, dans le monde de la compétition
pour la puissance, il n'existe de salut que pour ceux capables
de préférer l'investissement à la consommation.
Les
technologies de puissance, ainsi conçues comme duales,
s'investissent en priorité dans les équipements
militaires et de sécurité civile (ces derniers
visant à quadriller les « démocraties »
afin d'y pourchasser les « ennemis de l'intérieur »).
Mais elles s'illustrent aussi, d'une façon capable
de susciter une moins grande méfiance, sinon une
plus grande adhésion des populations, dans de grands
programmes d'exploration spatiale et maritime, dans de grands
réseaux de transport physiques et numériques,
dans les industries dites culturelles, films, télévisions,
jeux vidéo, dont aux Etats-Unis Hollywood a toujours
représenté le fer de lance. Il s'agit là
de ce que l'on appelle aussi le « softpower »,
largement utilisé par les empires géopolitiques
et par les grandes entreprises commerciales orbitant autour
d'eux, pour conquérir l'attention et la sympathie
de centaines de millions de cerveaux au sein des sociétés
de consommation.
Nous
défendons pour notre part, avec quelques autres,
la thèse selon laquelle le développement apparemment
exponentiel des technologies de puissance, s'associant de
fait avec des humains qu'elles formatent à leur empreinte,
est en train de faire apparaître de nouvelles catégories
d'entités vivantes, que nous avons nommées
des systèmes anthropotechniques. Les compétitions
entre ces systèmes, que certains chercheurs associent
aux transhumains ou posthumains, pourraient changer à
brève échéance la face du monde, pour
le meilleur comme pour le pire. Il s'agit là d'une
raison forte condamnant la volonté de s'en tenir
éloigné, au prétexte d'un impossible
retour au « monde d'avant ».
Les
technologies de puissance au service de l'idéal de
puissance des Etats-Unis
Il ne
faut pas chercher loin d'exemples montrant comment les grandes
empires géopolitiques ont utilisé les technologies
de puissance modernes pour s'imposer. L'exemple le plus
accompli d'une telle démarche est fourni par les
Etats-Unis depuis la crise de 1929 et plus explicitement
encore après la 2e guerre mondiale et ce encore jusqu'à
nos jours. La Russie soviétique s'y était
efforcé, mais elle a échoué faute de
disposer de suffisamment de ressources. La Chine s'y essaye
actuellement mais il n'est pas certain que, malgré
les apparences, elle vise un idéal de puissance à
l'américaine, supposant un partage du monde entre
elle et l'Amérique, sinon le remplacement pur et
simple de cette dernière.
C'est
en privilégiant les investissements militaires que
les Etats-Unis ont pris la tête dans la course aux
technologies de puissance. Il n'a jamais été
question pour eux de se limiter à mettre au point
des armes. Ils les ont utilisées sur de nombreux
théâtres, en les perfectionnant à cette
occasion. On a pu dire qu'à cet égard, ils
n'ont cessé de s'inventer des ennemis, en grossissant
à l'excès des adversaires déclarés
ou potentiels. La stratégie du choc, bien dépeinte
par Naomi Klein, leur permet encore aujourd'hui de consacrer
aux budgets militaires et aux recherches scientifiques financées
pas ces derniers des sommes largement supérieures
aux possibilités contributives spontanées
des citoyens.
Certains
observateurs prétendent que les Etats-Unis, aujourd'hui
en voie d'appauvrissement par différents facteurs,
dont des guerres impossibles à gagner, entretiennent
un potentiel militaire hors de proportion avec leurs exigences
réelles: armes atomiques de toutes catégories,
puissance aérienne et navale unique au monde, armes
spatiales et d'observation-communication leur assurant une
« full spatial dominance »
sans faille. Ont-ils besoin de tout ceci, sinon pour faire
la fortune des différentes corporatocraties composant
le lobby politico-industriel de l'armement? La réponse
nous paraît claire. Cet arsenal leur permet encore
d'instrumentaliser suffisamment le reste du monde (faire
peur aux adversaires potentiels, rassurer les amis en leur
garantissant une apparence de protection) pour que les autres
nations industrielles acceptent de travailler à crédit
afin de satisfaire leurs besoins vitaux. Sans le Pentagone
et les industries et laboratoires qu'il entretient, sans
les forces armées qu'il mobilise, l'Empire américain
s'effondrerait rapidement.
Une
question se pose cependant aujourd'hui: dans le cadre de
la guerre de 4e génération, dite aussi du
faible au fort: de petites puissances ne vont-elles pas
commencer à maîtriser suffisamment les technologies
émergentes pour en faire des armes de type terroriste
susceptibles de porter la guerre sur le territoire américain
ou sur ses dépendances? Le risque existe, comme en
toutes choses. Mais beaucoup d'observateurs voient là
un nouveau fantasme destiné, comme les attentats
du 11 septembre 2001, à maintenir mobilisée
la société américaine au service de
sa nébuleuse politico-militaro-industrielle.
De toutes
façons, même si l'empire américain s'affaiblissait,
du fait de la diminution de ses ressources face à
l'extension géographique de ses entreprises militaires,
il n'en serait que plus dangereux, car il affecterait à
sa défense de plus en plus de technologies de puissance,
celles-ci faisant la fortune des intérêts militaro-industriels.
Beaucoup d'observateurs craignent aujourd'hui le développement
de ce que l'on nomme une montée aux extrêmes.
Le phénomène n'intéresse d'ailleurs
pas seulement les classes dominantes américaines.
On le constate aussi en Europe. Ceux qui exercent le pouvoir
politique et qui sont associés aux détenteurs
du pouvoir financier et militaro industriel n'ont pas vraiment
intérêt à ce que s'instaure la paix
sociale et la démocratie. La radicalisation de leurs
opposants, prenant la forme d'un militantisme de plus en
plus armé, ou même de pratiques quasi-suicidaires
de guerre de 4e génération, ne les inquiète
pas vraiment, car ils pensent pouvoir se construire des
bunkers ou abris de plus en plus fortifiés, au sein
desquels ils continueront à jouir de leurs avantages.
2.5. La géopolitique, science
des conflits?
Nous indiquons dans le définition de la géopolitique
proposée au début de cette seconde partie
que les relations entre acteurs pour la possession des diverses
ressources sont généralement conflictuelles,
mais qu'elles aboutissent parfois à des alliances
et des coopérations. Il n'y a rien là qui
soit surprenant. Il s'agit de l'illustration d'une règle
générale concernant l'évolution des
êtres vivants. Ceux-ci se multiplient jusqu'à
épuisement des ressources dont ils disposent. Ceci
est vrai en général à l'intérieur
des espèces, mais l'est surtout dans les relations
entre espèces conduites à partager des milieux
communs. De ce fait les conflits sont inévitables.
Ces conflits aboutissent généralement au succès
des mieux armés et à la disparition des plus
faibles ou de ceux qui sont moins bien adaptés.
Cependant, au hasard de l'évolution, il arrive que
certaines des espèces trouvent avantage à
passer des alliances avec d'autres, donnant éventuellement
lieu à des symbioses. L'exemple le plus évident
est proposé par les milliers d'espèces bactériennes,
dont certaines peuvent être individuellement pathogènes,
qui coopèrent et contribuent au bon fonctionnement
des organismes de grande taille, tel le corps humain.
On ne
considérera donc pas systématiquement que
la géopolitique soit la science des conflits et des
guerres (dite aussi polémologie), interprétés
au regard de la géographie. Elle est plus que cela
et, de toutes façons n'aboutit pas nécessairement
à des conflits. Cependant, il est difficile de penser
que la bonne volonté et la compréhension régissent
les relations entre les acteurs, notamment lorsque ceux-ci,
Etats et grandes entreprises, disposent de moyens d'attaque
et de défense importants. Ce n'est généralement
que lorsque les conflits menacent gravement l'intégrité
des plus puissants que ceux-ci se résolvent à
des traités ou accords par lesquels ils se partagent
les ressources ou les zones d'influence.
A la suite des deux dernières guerres mondiales,
les juristes occidentaux ont proposé d'établir
des organisations internationales, Société
des Nations puis Organisation des Nations Unies, officiellement
chargées d'éviter les guerres et de répartir
au mieux les pouvoirs nationaux dans la gestion des grands
intérêts du monde global. Il s'agit d'un idéal
qui demeure tout à fait actuel, puisque, aujourd'hui
plus que jamais, guerres ou compétions ouvertes aboutiraient
certainement à des catastrophes globales. Mais il
faut bien se rendre compte qu'à travers l'affichage
d'un tel idéal, les compétitions pour la puissance
se poursuivent plus que jamais. Ce sera sans doute de plus
en plus le cas lorsque, avec l'augmentation de la population
et la diminution accélérée des ressources
naturelles, la survie de beaucoup d'humains deviendra problématique.
2.6.
Une géopolitique du monde souterrain
Faire de la géopolitique suppose, sauf à faire
montre d'une grande naïveté, la prise en compte
de forces qui ne s'expriment pas ouvertement. Celles-ci
jouent un rôle au moins aussi grands que les forces
reconnues. Il s'agit d'abord des actions de la diplomatie
clandestine, espionnage et contre-espionnage, en principe
confidentielles auxquelles se livrent systématiquement
tous les Etats. Dans le domaine économique, intéressant
les entreprises, ces actions d'attaque et de défense
sont généralement qualifiées aujourd'hui
d' « intelligence économique »
pouvant évidemment aller jusqu'à mort d'hommes.
Elles sont conduites par les entreprises elles-mêmes
pour leur compte. Mais dans la plupart des Etats, elles
s'allient avec celles des « agences »
publiques chargées de la guerre de l'ombre. Qui est
alors le chef d'orchestre? Sont-ce les intérêts
de l'Etat ou ceux de l'entreprise qui prévalent?
La réponse est difficile. On dira qu'en général,
aujourd'hui tout au moins, à une époque où
les Etats voient leur influence diminuer au profit de celle
des grandes entreprises, se sont dans de nombreux cas les
intérêts de celles-ci qui l'emportent. Les
géopoliticiens avertis ont d'ailleurs pour désigner
cette symbiose intime entre les intérêts des
Etats ou de leurs gouvernements et ceux des grandes entreprises,
dites en anglais corporations, le terme de « corporatocratie »
que nous utilisons volontiers pour notre part. Les corporatocraties
disposent d'instances de directions, généralement
officieuses, voire secrètes, où se rassemblent
des représentants tant des Etats que des entreprises
. Elles pourraient en principe vouloir faire, de façon
très générale, prévaloir l'intérêt
public commun. Mais l'exemple montre qu'elles servent en
priorité les ambitions des corporations participantes.
De plus, au sein des corporations, ce sont de plus en plus
les intérêts des actionnaires et des financiers,
autrement dit des spéculateurs, dont nous avons montré
plus haut le rôle délétère, qui
se font écouter. Il peut en résulter des conséquences
désastreuses pour les Etats et les nations acceptant
de s'impliquer dans de telles symbioses.
La géopolitique
du monde souterrain ne se limite pas à des actions
provenant des Etats et des entreprises dites honnêtes,
c'est-à-dire respectant en principe les traités
et lois proscrivant la fraude et le crime. On sait aujourd'hui
(sans pouvoir le prouver car les chiffres comme on le conçoit
manquent) qu'entre 20 à 30% du produit des activités
économiques mondiales, se fait dans un cadre illégal.
Dans les cas les moins dangereux, leurs auteurs profitent
des lacunes des lois nationales ou internationales, en échappant
aux réglementations nationales et à leurs
contrôles. C'est le cas par exemple des activités
financières hébergées dans les « paradis
fiscaux », petits Etats ou territoires dont les
réglementation internes sont peu exigeantes et qui
font métier d'attirer les détenteurs de capitaux
et entreprises de toutes natures voulant échapper
aux contraintes nationales des droits fiscaux, sociaux et
de protection de l'environnement.
Les grands Etats, se donnant le luxe de réglementations
sévères, comme les Etats-Unis ou les Etats
européens, font mine de s'en indigner. Mais ils protègent
sciemment des paradis fiscaux pouvant accueillir des intérêts
qu'ils estiment importants pour eux. De ce fait, ils ne
cherchent pas sérieusement à lutter contre
les fraudes et évasions alimentant ces trafics. En
contrepartie de leur laxisme, les gouvernements et les administrations
qui ferment les yeux sont « récompensés »
par des « cadeaux » divers provenant
des fraudeurs. Une source importante de la corruption dont
souffrent les Etats réputés les plus intégrés
provient de tels comportements.
Ceci
étant, ces activités paraissent anodines au
regard de celles des organisations criminelles multiples
qui prolifèrent en contrevenant ouvertement aux lois
pénales interdisant certaines activités jugées
contraires à l'ordre public et aux bonnes moeurs.
On sait depuis longtemps, du fait notamment que ce sont
là de bons thèmes à exploiter par les
auteurs de romans policiers, qu'il s'agit des maffias et
gangs vivant de la prostitution, du commerce des drogues,
des trafics d'armes et objets volés. Dans les Etats
ou régions vraiment atteints par le mal, comme c'est
le cas en Italie du sud et dans d'autres régions
européennes, ces mafias ne vivent pas seulement des
trafics d'êtres humains ou de produits prohibés.
Elles exercent un véritable chantage sur les activités
économiques et sociales ordinaires, ainsi d'ailleurs,
par le biais de la corruption, que sur les actes administratifs
les plus courants. Il est inquiétant de voir qu'avec
le temps, et en dépit des protestations de retour
à la légalité, ces organisations criminelles
et leurs complices dans les organismes publics, voire au
niveau même des gouvernements, ne perdent pas de terrain.
Au contraire, crise aidant, elles en gagnent. L'Europe ne
se distingue pas à cet égard d'autres Etats
maffieux, sinon par plus d'hypocrisie.
On n'étonnera
personne en disant que dans les pays en développement,
de telles activités frauduleuses ou criminelles,
s'accompagnant d'une corruption généralisée,
sont encore plus nombreuses que dans les pays dits riches.
De plus, aujourd'hui, les organisations d'insurgés
se parant généralement du titre de militants
de la foi ou des minorités opprimées recourent
eux aussi à ces méthodes de financement et
d'intimidation. Il faudrait des armées d'observateurs
intrépides pour mettre en évidence les courants
de la géopolitique souterraine s'exerçant
au niveau international et relevant de ce type de motivation.
La magistrat
français Jean de Maillard a montré dans ses
ouvrages, et notamment le dernier, l'Arnaque, la complicité
délibérée mais généralement
secrète qui lie les spéculateurs et fraudeurs
de la vie économique et les Etats et gouvernements
notamment européens chargés de lutter contre
eux . Ces Etats, tout en rassurant les électeurs
en affirmant combattre les fraudes et crimes, les tolèrent,
parfois les encouragent et, en tous cas, bénéficient
de leurs appuis. Il s'agit d'une mécanique infernale
qui correspond bien au concept de corporatocratie présenté
ci dessus. (voir http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/104/maillard.htm)
A
suivre:
* Troisième et quatrième
parties
- Les sciences contribuant à compléter les
analyses de la géopolitique.
- Deux scénarios proposés par deux interprétations
différentes de la géopolitique