Article.
Science et politique
La
dangereuse tentation de la montée aux extrêmes
Jean-Paul Baquiast 25/07/2010

Plusieurs chroniqueurs s'interrogent aujourd'hui sur
les raisons du manque de réaction manifesté
par l'administration américaine, par Barack
Obama et plus généralement par le milieu
politique américain tout entier, démocrates
et républicains confondus, face à la
déliquescence progressive de l'Etat mexicain
sous les coups des narco-trafiquants. Que cache cette
passivité?
La
société du crime et de la terreur qui
s'est instaurée dans les villes mexicaines
jouxtant la frontière américano-mexicaine,
dont Ciudad Juares est la plus souvent citée,
menace dorénavant de plus en plus les Etats
américains voisins, Texas, Nouveau Mexique
et Arizona notamment. Mais à partir de là
les barons de la drogue étendent leur influence
souterraine dans la plupart des banlieues des grandes
villes, notamment évidemment parmi les populations
déshéritées latino-américaines.
Pour
ce qui concerne le Mexique, l'écrivain Leonidas
Alfaro Bedolla, auteur de narconovelas et historien
natif de Culiacan, dans l'Etat de Sinaloa, le berceau
du narcotrafic, estime dans l'Express du 23 juillet
que la situation est, non seulement très grave,
mais apparemment sans issue, car la violence augmente
de jour en jour, face à un gouvernement Calderon
de plus en plus impuissant. Le 22 juillet, la police
mexicaine a exhumé au moins 51 corps d'une
fosse commune découverte près de Monterrey,
capitale économique du nord du pays. Il s'agirait
d'assassinats en série remontant à deux
semaines, victimes d'une guerre entre cartels.
Les
services de renseignements américains avaient
il y a deux ans indiqué dans un rapport sur
l'évaluation des risques que le danger majeur
menaçant le pays venait de la culture de la
violence et de la drogue s'étant emparé
du Mexique et des Etats d'Amérique centrale.
La menace était pour eux bien pire que celle
d'Al Quaida. De grandes décisions avaient alors
été prises, visant notamment à
sécuriser la frontière avec des barrières
de haute technologie et une mobilisation exceptionnelle
de la garde nationale et de volontaires civils. Mais
depuis, il semble que l'alerte soit retombée.
La frontière est toujours aussi poreuse et
personne, sauf les populations pauvres en contact
direct avec les hommes de main des trafiquants infiltrés,
ne s'en inquiète.
On
sait que l'Arizona a proposé récemment
une loi destinée à contrôler l'immigration
clandestine à ses propres frontières,
que Washington dans son ensemble a déclaré
« raciste », sans prendre la peine de
répondre concrètement aux menaces qu'une
immigration sauvage prise en mains par des gangs et
cartels de la drogue font peser sur la sécurité
de l'état. Que se passerait-il pourtant si
l'Arizona levait ses propres milices et qu'un certain
nombre d'autres Etats suivaient son exemple, s'estimant
trahis par l'administration fédérale.
Paradoxalement,
dans le même temps, alors que Barack Obama et
les démocrates semblent abandonner le sud du
pays aux retombées de la guerre de 4e génération
qui semble en train de s'installer au Mexique, comme
le confirme la voiture piégée sur le
mode irakien ou afghan qui vient d'exploser à
Ciudad Juares, l'Administration et l'ensemble des
parlementaires, démocrates et républicains
unis, soutiennent non seulement les campagnes militaires
lointaines et sans issues au Moyen Orient, mais n'hésitent
pas à en envisager d'autres, dans des zones
dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles devraient
laisser les citoyens américains indifférents.
C'est
ainsi que des forces navales considérables,
incluent un PA nucléaire, sont en cours de
manoeuvre conjointement avec la marine sud-coréenne
en mer du Japon, prétendument pour décourager
une agression nord coréenne à l'égard
de sa voisine du sud le tout d'ailleurs au
grand mécontentement de la Chine dont personne
à Washington ne semble s'inquiéter.
Il est vrai que les dépenses militaires rapportent
des centaines de milliards de dollars aux lobbies
militaro-industriels, ce qui ne serait pas le cas
d'un contrôle de l'immigration clandestine,
contrôle dont les employeurs américains
du secteur agricole et fruitier seraient les premiers
à se plaindre.
Notre
confrère Philippe Grasset s'interroge sur cet
apparent non-sens de la politique américaine.
Il y voit une nouvelle preuve de la désorganisation
de l'Etat fédéral et de l'incapacité
de l'Administration à impulser des mesures
claires de redressement. Ainsi, selon son expression,
se révèlerait une nouvelle fois le «
ventre mou d'un colosse en décomposition »
(http://www.dedefensa.org/article-_toc_toc_la_crise_frappe_a_la_porte_24_07_2010.html).
Nous pouvons cependant nous poser la question. Est-ce
bien le cas? Même si les dirigeants de la corporatocratie
américaine font parfois montre d'aveuglement,
l'expérience montre qu'en général
ils ont toujours su ce qu'ils faisaient. Tous les
moyens leur ont toujours été bons pour
conforter leur pouvoir, y compris la mort d'innocents
américains, militaires ou civils (nous pensons
évidemment ici au 11 septembre). Dans le cas
de l'insécurité qui monte sous l'influence
des narco-trafiquants dans les Etats du Sud, et de
l'indifférence apparente avec laquelle celle-ci
est accueillie à Washington, ne s'agit-il pas
plutôt d'une volonté délibérée
de « montée aux extrêmes »
encouragée par des décideurs cyniques
représentant le « sommet de la classe
dirigeante bourgeoise américaine », pour
reprendre le vocabulaire trotskyste attardé
toujours en usage chez le World Socialiste Web Site
(http://www.wsws.org/ ).
La
montée aux extrêmes
Le
concept de montée aux extrêmes, qui dans
une certaine mesure correspond à celui de politique
du pire, désigne, appliquée à
la vie politique, le phénomène faisant
que des forces en conflits, au plan national ou international,
poussent à la radicalisation de ces conflits
plutôt qu'à leur apaisement. Elles y
voient la façon de mieux faire prévaloir
leurs objectifs. Le jeu est dangereux. Il l'est d'abord
pour la paix qui s'en trouve menacée. Mais
il l'est aussi pour l'un des deux partenaires tout
au moins, car le succès de l'un entraîne
nécessairement la disparition de l'autre. C'est
ce qui s'était passé sous la République
de Weimar en Allemagne. Les révolutionnaires
de l'époque avaient poussé à
la radicalisation des affrontements avec l'extrème
droite militaire et impériale. Ce fut le triomphe
du nazisme qui en résulta, avec la déportation
et la mort des premiers.
On
peut supposer, sans preuves évidemment, qu'une
droite musclée américaine verrait très
bien aujourd'hui se développer l'insécurité
dans les villes et les Etats du Sud pauvres. Si ces
derniers tombaient aux mains de gangs ou, tout au
moins, faisaient sécession, les Etats riches
du nord, disposant en fait de l'essentiel des ressources,
pourraient s'ériger progressivement en bunkers
militarisés attirant à eux toutes les
forces économiques et les sources de richesse
mondialisées. Les Latinos et les Afro-américains
dont les classes dirigeants, dite WASP, de ces Etats
riches continuent à se méfier, pourraient
ainsi être contenus off limits, sans que les
défenseurs des droits de l'homme puissent y
trouver à redire. Les pauvres se seraient mis
dans leur tort en tombant dans la criminalité.
Qu'en
est-il en Europe?
La
montée aux extrêmes n'est certainement
pas une tentation limitée aux seules classes
dirigeantes américaines. Elle semble déjà
à l'oeuvre en Europe et plus particulièrement
en France. Quand l'on voit avec quelle persévérance
la majorité de droite démantèle
les services publics industriels et sociaux, afin
de les privatiser, on peut penser que l'objectif non
avoué est de priver les classes sociales moyennes
et pauvres des ressources de l'ancien système
français de l'Etat régulateur et providence.
Cela ne peut que les pousser dans la misère
et, plus particulièrement au sein des banlieues
en difficulté, dans la drogue et bientôt
peut-être la guerre civile larvée. Les
privilégiés, retranchés dans
leurs bunkers « favorisés », les
recevront dignement. L'appel aux militaires ne tardera
pas. Un général Videla se prépare
peut-être quelque part sans que nous le sachions.
Il
en est sans doute de même en Allemagne. Selon
le Spiegel, la réforme du haut commandement
militaire mise en place en avril 2010 par le ministre
de la défense Karl-Theodor zu Guttenberg (CSU)
est destinée à renforcer et unifier
les forces armées et leur commandement. Dans
quel objectif? Certainement pas pour faire face à
des menaces extérieures. Pour l'ancien secrétaire
à la défense Willy Wimmer (CDU) , s'exprimant
dans Freitag, il s'agit d'un cold military putsch.
Le terme n'a pas besoin de traduction. Contre qui
se défendre? Nul ne le dit mais beaucoup y
pensent, Contre les menaces de l'intérieur.
Un jour, il apparaîtra peut-être utile
aux forces conservatrices d'attiser un peu ces menaces,
sur le modèle de l'incendie du Reichstag.
On
peut à cet égard s' étonner de
la courte vue des classes moyennes supérieures
françaises, qui continuent à applaudir
les prétendues réformes de la majorité
UMP alors que celles-ci sont en train de supprimer
toutes les structures qui permettaient à ces
classes moyennes supérieures de conserver un
certain niveau de vie: les administrations qui les
protégeaient, les services sociaux qui leur
permettaient de ne pas se retrouver au niveau des
populations assistées, les médias qui
les informaient de façon (à peu près)
indépendante.
On leur promet que les entreprises commerciales (sociétés
de sécurité, cliniques, assurances privées)
qui prendront le relais leur assureront des prestations
bien meilleures. C'est évidemment faux. Seuls
les plus riches pourront y accéder. La bourgeoisie
moyenne encore favorisée, dont la plupart des
fonctionnaires et professions libérales, se
retrouvera au niveau des plus pauvres. Dans le cadre
de la politique de montée aux extrêmes,
les dominants s'en réjouiront. Ce seront autant
d'intellectuels incontrôlables qui seront marginalisés
et perdront leur pouvoir de contestation.
NB:
prochain article:
Une possible révolte 'citoyenne" des classes
moyennes supérieures.
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