Article. A propos de la sélection
darwinienne
par Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin - 08/02/2010
Dans
un article du Newscientist en date du 3 février
2010, les philosophes et cogniticiens Jerry Fodor
(photo) et Massimo Piattelli-Palmarini pensent pouvoir
mettre Darwin en contradiction avec les conceptions
actuelles de l'évolution. C'est bien ce qu'exprime
le titre de cet article « Survival of
the fittest theory: Darwinism's limits »
résumant les éléments du livre
qu'ils viennent de publier chez Farrar, Straus, and
Giroux « What Darwin Got Wrong »
Il
est toujours un peu suspect, vu le courant d'anti-darwinisme
politique régnant notamment aux Etats-Unis,
d'entendre évoquer les limites ou, pire, les
erreurs de Darwin. Il est évident que Darwin
n'avait pas pu prévoir les développements
récents de la biologie et de la génétique.
Mais lorsque l'on examine ceux-ci sans vouloir en
faire des munitions contre un darwinisme très
largement caricaturé ou simplifié par
ceux que le remettent en cause, on s'aperçoit
que loin d'obliger à « dépasser »
ou « abandonner » le darwinisme,
ils contribuent au contraire à le conforter.
Nous avons ici même, à propos des commentaires
suscités par le film Avatar chez un idéologue
anti-darwinien tel que Jean Staune en France, rappelé
ce qui nous paraît une évidence: la théorie
darwinienne de l'évolution, si on ne la simplifie
pas outrageusement, reste entièrement valide...y
compris quand on en déduit que l'évolution
se déroule sans finalités fixées
à l'avance.
Jerry
Fodor et Massimo Piattelli-Palmarini sont d'une toute
autre envergure que les anti-darwiniens de bas étage
qui s'agitent dans les cercles spiritualistes et créationnistes.
Ils veulent seulement montrer que la biologie et la
génétique sont encore loin d'avoir fait
la révolution conceptuelle leur permettant
de prendre leurs distances avec le dogme du tout génétique
inspiré par la biologie moléculaire
des années 1970. Sur ce plan, leurs arguments
sont parfaitement recevables. On peut seulement leur
reprocher de confondre le darwinisme avec sa version
réductionniste illustrée par la théorie
synthétique de l'évolution, autrement
dit illustrée par les néo-darwiniens.
De plus, curieusement, ils ne mentionnent pas le fait
que d'autres chercheurs avant eux avaient formulés
des critiques du néo-darwinisme presque 20
ans plus tôt, en termes beaucoup plus percutants.
Nous reviendrons sur ce point en fin d'article.
Fodor
et Piattelli-Palmarini reprochent aux écrits
parus durant l'année Darwin d'être uniformément
dithyrambiques, laissant penser que rien ne peut être
ajouté ou retirer à l'uvre de
Charles Darwin. C'est peut-être vrai de beaucoup
d'esprits qui se complaisent dans la célébration
de messes, mais nous n'avons pas eu pour notre part
cette impression en parcourant les échanges
qu'avaient suscité en France l'année
Darwin, notamment le gros ouvrage collectif que nous
avions signalé: «Les
mondes darwiniens» (Syllepse). Quoi qu'il
en soit, quels sont les arguments de nos auteurs?
Les
limites de la sélection par l'environnement
Ils
s'en prennent à ce qu'ils nomment la pierre
de touche du darwinisme, le principe de la sélection
naturelle, érigée disent-ils en dogme
par Daniel Dennett Jerry Coyne, Richard Dawkins et
d'autres. Ce principe permet aux darwiniens d'expliquer
qu'il soit possible de construire des arbres taxonomiques
en classant les espèces en fonction des similarités
présentées par leurs phénotypes.
Autrement dit, il permet de comprendre le fait que
les espèces puissent être regroupées
par grandes catégories, les mammifères
d'un côté, les reptiles de l'autre, par
exemple, au lieu d'être toutes différentes
les unes des autres?
Darwin a proposé pour expliquer cela l'hypothèse
généalogique: les espèces se
ressemblent parce qu'elles descendent d'ancêtres
communs à l'intérieur de grandes catégories
ou taxons. Cette hypothèse a été
acceptée par les évolutionnistes, quelle
que soit leur discipline, à condition d'admettre
que des phénomènes de convergence puissent
expliquer des traits voisins provenant d'adaptation
à des milieux imposant les mêmes contraintes
(tels que l'aile présente chez les oiseaux
et certains mammifères).
Or, pour Fodor et Piattelli-Palmarini, rien ne prouve
que des phénotypes partageant le même
ancêtre aient systématiquement des traits
comparables. Ils contestent en effet l'affirmation
des néo-darwiniens selon laquelle il s'agirait
d'une conséquence obligée de la sélection
naturelle 1).
Certes, les néo-darwiniens concèdent
que ce mécanisme général peut
souffrir des exceptions, en ce sens que beaucoup d'espèce
peuvent voir leur adaptation décroitre avec
le temps, par exemple lorsqu'elles se heurtent à
des ressources alimentaires insuffisantes pour faire
face à l'augmentation de la densité
de leur population. Le mécanisme de la sélection
darwinienne ne se montre favorable que lorsque les
conditions générales définissant
le milieu sélectif ne changent pas brutalement.
Mais le point n'est pas là. Ce que Fodor et
Piattelli-Palmarini reprochent aux néo-darwiniens
est de ne prendre en compte comme facteurs de sélection
que des évènements de nature environnementale,
autrement dit les conditions imposées par le
milieu dans lequel évoluent les espèces.
Les
néo-darwiniens négligent ainsi le rôle
sélectif d'autres facteurs, internes aux individus
et aux espèces, que Fodor et Piattelli-Palmarini
nomment des variables endogènes. Celles-ci
peuvent varier, elles-aussi, de façon aléatoire
en entraînant des effets sélectifs aussi
importants que les variations du milieu extérieur.
Leur livre présente un grand nombre d'exemples
de contraintes non-environnementales contribuant à
la sélection dans la transmission des caractères.
Ces
contraintes s'exercent à l'intérieur
des organismes eux-mêmes, du bas vers le haut,
bottom-up. Elles tiennent à la physique et
à la chimie des molécules et aux interactions
entre molécules à travers l'expression
des gènes, des chromosomes, des cellules, des
tissus et des organismes. D'autres contraintes s'exercent
du haut vers le bas; top-down, découlant de
principes universels définissant la forme des
phénotypes par auto-organisation: minimisation
des dépenses d'énergies, choix des transmissions
les plus courtes, optimisation des modes de cloisonnement
membranaires, etc.
Au fil des temps, l'interaction de ces multiples contraintes
endogènes a produit de nombreux phénotypes
viables, capables de survie et de reproduction, tout
en présentant des solutions radicalement différentes.
De très nombreux filtres sélectifs opèrent
selon de très nombreux modes différents
sur un très grand nombre de phénotypes
et à un grand nombre de niveaux. Fodor et Piattelli-Palmarini
en tirent la conclusion que le réductionnisme
génétique défendu par les néo-darwiniens
est le plus souvent inopérant pour expliquer
la multiplicité des formes et des phénotypes.
La présence de nombreux traits ne s'explique
pas par le fait qu'ils ont amélioré
l'adaptation des individus qui en sont porteurs. Elle
résulte d'autres causes, peu déterminantes
voire sans effet en matière d'adaptation.
Les
processus non adaptatifs sont au moins aussi nombreux
que les processus adaptatifs pour expliquer la variété
des solutions retenues par le vivant. Fodor et Piattelli-Palmarini
nomment « free-riders »
ces caractères retenus par l'évolution
bien que n'améliorant en rien l'adaptation.
On pourrait traduire le terme par « anarchiste ».
Ils sont au moins aussi nombreux que les autres. Mais
il est bien difficile d'expliquer les raisons de leur
présence, tellement celles-ci peuvent être
diverses. Il ne s'agit certes pas d'évolutions
totalement stochastiques. Elles découlent de
causes susceptibles d'être identifiées.
Mais le recours à la solution de facilité
consistant à faire appel à la sélection
par l'environnement ne suffit pas.
Fodor
et Piattelli-Palmarini considèrent qu'il est
très important de remettre cette dernière
à une place plus modeste parce que de très
nombreux non-biologistes, philosophes, psychologues,
sociologues ou théologiens ont fait appel à
une prétendue sélection adaptative par
le milieu, attribuée à Darwin, pour
expliquer des phénomènes et événements
sans rapport avec elle. Ils ont ainsi imposé
un réductionnisme soi-disant légitimé
par la biologie pour s'éviter de rechercher
les causes des phénomènes qu'ils ne
comprenaient pas ou, pire, pour se refuser à
les analyser.. Les excès de la sociobiologie
en ont résulté.
Notre commentaire
Nous n'allons pas bien sûr ici contredire Fodor
et Piattelli-Palmarini au nom de la défense
d'une orthodoxie néo-darwinienne depuis longtemps
critiquée de toutes parts. Nous nous étonnerons
par contre de voir deux auteurs pourtant avertis et
bien informés ne pas mentionner à l'appui
de leur démonstration la théorie de
l'ontophylogenèse présentée par
Jean-Jacques Kupiec depuis plus de 15 ans, qui prend
précisément en compte parmi les facteurs
de sélection ce qu'ils appellent les
variables «internal» ou «endogenous».
Mais peut-être ne savent-ils pas qu'il existe
des scientifiques compétents ailleurs qu'aux
Etats Unis.
La
théorie de l'ontophylogenèse permet
en effet d'intégrer les contraintes dont parlent
Fodor et Piattelli-Palmarini, sans contredire les
principes de la sélection darwinienne, et partant
sans obliger à relativiser voire abandonner
la théorie darwinienne de l'évolution.
Comme l'a déjà amplement expliqué
Jean-Jacques Kupiec, y compris dans
un article publié par cette revue, il était
en effet devenu nécessaire de remettre en cause
la synthèse évolutive classique (néo-darwinienne)
posant en principe que l'évolution et l'ontogenèse
sont deux processus distincts.
Pour celle-ci la sélection naturelle s'exerce
sur les phénotypes qui sont produits par les
programmes génétiques codés dans
l'ADN. De ce fait, la sélection naturelle n'agit
pas dans l'ontogenèse. Elle ne fait que trier
indirectement les mutations associées avec
certains phénotypes. Mais si, dit Jean-Jacques
Kupiec, on intègre le fait que la structure
cellulaire trie les interactions moléculaires,
dans la mesure où elle est elle-même
triée et façonnée par la sélection
naturelle, il faut en déduire que la sélection
naturelle, via cette structure cellulaire, agit dans
l'ontogenèse : les interactions moléculaires
sont triées par la structure cellulaire (ou
multicellulaire) qui est elle-même triée
par la sélection naturelle. Donc, finalement
la sélection naturelle trie les interactions
moléculaires.
Il en résulte que l'ontogenèse et la
phylogenèse ne forment qu'un seul processus.
Dans le cadre de la synthèse évolutive
classique, il n'y a pas de continuité causale
entre ontogenèse et phylogenèse : les
deux aboutissent au phénotype adulte (structure
cellulaire ou multicellulaire) mais restent séparés.
Par contre, lorsqu'on intègre l'action de la
structure cellulaire sur les interactions moléculaires,
l'ontogenèse devient bidirectionnelle. Il s'agit
d'un processus qui va en même temps du «bas
vers le haut» («bottom-top») et
du «haut vers le bas» («top-bottom»)
et dans lequel il existe une continuité causale
allant de la sélection naturelle jusqu'au niveau
moléculaire. Il s'agit des termes mêmes
employés par Fodor et Piattelli-Palmarini.
Jean-Jacques Kupiec a donc précédé
ceux-ci dans le rejet du néo-darwinisme inspiré
par la biologie moléculaire des années
1970, et dans la condamnation des excès réductionnistes
de la sociobiologie. Mais il ne présente pas
ce rejet comme un caillou dans la chaussure du darwinisme.
Il y voit au contraire un retour aux sources de l'esprit
darwinien. C'est ainsi que l'ontophylogenèse
permet d'expliquer de façon naturellement darwinienne
l'apparition des nombreux caractères qualifiés
de «free-riders» ou anarchistes par Fodor
et Piattelli-Palmarini, dont ils avouent ne pas pouvoir
toujours comprendre la raison d'être. Pour l'ontophylogenèse,
ce sont bien des produits d'un mécanisme de
variation aléatoire suivie de sélection.
Il faut seulement pour le montrer au cas par cas abandonner
les vues simplistes relatives à la nature des
agents sélectifs.
Note
(1) Selon Fodor et Piattelli-Palmarini,
le mécanisme décrit par les néo-darwiniens
est le suivant: un générateur aléatoire
de diversité, résultant des mutations
au hasard affectant des segments d'ADN, produit aléatoirement
de la diversité au niveau des phénotypes.
Le filtre de l'environnement sélectionne les
plus aptes de ces phénotypes, dont la reproduction
donne naissance à des espèces plus ou
moins modifiées. Ainsi une mutation quelconque,
survenue aléatoirement, produira des phénotypes
dont les différences se répartiront
elles-mêmes aléatoirement autour des
caractères de l'ancêtre commun. La sélection
par les contraintes du milieu éliminera certains
des traits résultant de cette répartition
et en favorisera d'autres. Les phénotypes portant
ces caractères se reproduiront entre eux et
pourront donner naissance à une espèce
nouvelle, identifiable par ces nouveaux traits. De
proche en proche, l'adaptation (fitness) de cette
nouvelle espèce à son milieu s'améliorera.
Les phénotypes de la nouvelle espèce
ressembleront davantage en effet aux phénotypes
de l'espèce-origine proche qu'à ceux
de l'espèce-origine plus ancienne. On en déduira
que l'adaptation de cette nouvelle espèce à
son environnement sera meilleure que celle des espèces-origine
antérieures.
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