Sciences
et politique
Le calcul Haute Performance en France et en Europe
Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin
06/01/2010
NB:
Comportant nombre de citations, cet article sera complété
très prochainement d'un entretien avec un responsable
de la société Bull. Automates-Intelligents
Dès
la création de la revue Automates Intelligentsn
nous avons signalé l'importance que représentait
pour la France et l'Europe une compétence industrielle
en propre dans le domaine des grands calculateurs,
de ce que l'on nomme désormais le Calcul Haute
performance. Nous avions regretté, comme le
montrait un de nos articles publié en 2004,
l'absence de la France à l'époque dans
ce domaine. http://www.automatesintelligents.com/labo/2004/mar/superordinateur.html
Les représentants de la firme IBM avaient eu
beau expliquer aux Européens que le projet
coopératif européen Deisa à base
de calculateurs IBM leur apportait la compétence
nécessaire, nous avions écrit que la
réalité était un peu différente.
http://www.automatesintelligents.com/actu/041131_actu.html#actu12
Rappelons
que les technologies pétaflopiques (pétaflopique:
qui est capable de réaliser un million de milliards
dopérations par seconde) sont un enjeu
majeur aussi bien pour la recherche universitaire
que pour lindustrie et donc pour lemploi.
La simulation numérique Haute Performance est
devenu incontournable pour la modélisation
et la simulation, notamment dans laéronautique,
lénergie, la climatologie, les sciences
de la vie, la finance, le traitement de linformation,
le développement durable et les économies
dénergie. Le Calcul Haute Performance
est ainsi un atout majeur pour la compétitivité
de la recherche et de lindustrie, ainsi qu'un
élément fondamental de la souveraineté
des Etats.
Le
rôle du CEA
Cependant,
les choses n'en sont heureusement pas restées
là où elles en étaient quand
nous écrivions ces articles. Ceci grâce
à l'intervention du CEA et de sa Direction
des Applications militaires [notre
actualité du 01/08/2006]. Rappelons que
le CEA avait été aux origines du Plan
Calcul de 1967, jusqu'au jour où les réalisations
industrielles européennes qui en avaient été
la suite, sous la responsabilité de la firme
Unidata associant la CII française, Siemens
et Philips, avaient été honteusement
sabordées par Valéry Giscard d'Estaing
en 1975.
Or Bull (qui avait repris beaucoup de compétences
de la CII) est ainsi devenu - notamment grâce
au CEA - l'un des spécialistes mondiaux des
supercalculateurs.
La compagnie a livré au Commissariat à
l'énergie atomique en 2006 et 2007 le plus
puissant complexe européen de supercalculateur
TERA-10/CCRT, et doit livrer prochainement
un supercalculateur de près de 300 Tflops (1
teraflop = mille milliards d'opérations par
seconde) dans le cadre du GENCI. Le GENCI, Grand Equipement
National de Calcul Intensif, est une société
civile détenue à 49 % par lEtat
représenté par le Ministère de
lEnseignement Supérieur et de la Recherche,
20 % par le CEA, 20 % par le CNRS, 10 %
par les Universités et 1% par lINRIA.
Voir http://www.genci.fr/
TERA
10
TERA-10
est un supercalculateur français conçu
et fabriqué par Bull SA. Il appartient à
la Direction des Applications Militaires du CEA et
se trouve à Bruyères-le-Châtel.
Remplaçant l'AlphaServer SC45, sa mise en service
a débuté au début de l'année
2006 et TERA-10 était alors le plus puissant
supercalculateur d'Europe et le cinquième au
monde.
Il est destiné aux calculs de simulations pour
la mise au point d'armes nucléaires. L'acquisition
de TERA-10 s'inscrit dans le cadre du programme Simulation
qui comporte déjà en termes d'équipements
majeurs la machine radiographique Airix et comportera
à terme le laser Mégajoule (LMJ).
Les simulations informatiques sont réalisées
grâce à des modèles physiques
et mathématiques développés par
le Commissariat à l'énergie atomique.
Les données utilisées sont d'une part
celles acquises lors de tirs réels, en particulier
ceux menés dans l'Océan Pacifique en
1995 et 1996, et d'autre part celles obtenues par
la machine radiographique Airix lors des «tirs
froids» effectués sur le site de Moronvilliers.
Le laser Mégajoule permettra également
de recueillir des données expérimentales,
notamment sur les processus liés à la
fusion nucléaire mise en uvre dans les
bombes H. Nous reviendrons sur le laser Mégajoule
et ses applications militaires dans un article ultérieur.
TERA
100 : un supercalculateur pétaflopique pour
Bull et le CEA
Nous citons ci-dessous Techno-sciences du 6 février
2010
http://www.techno-science.net/?onglet=news&news=5644
"La Direction des applications
militaires du CEA et Bull ont signé un contrat
de collaboration pour concevoir et réaliser
Tera 100, le futur supercalculateur destiné
au Programme de simulation français.
Le contrat, sur le long terme, comporte deux phases:
- La première, de recherche et développement,
permettra de valider les technologies nécessaires
à cet ordinateur ; celles-ci auront par ailleurs
de nombreuses retombées dans les domaines industriels
et sociétaux.
- La seconde phase permettra au CEA dacquérir
et de mettre en uvre TERA 100, le premier système
pétaflopique conçu en Europe Pour répondre
aux besoins du Programme de simulation, le supercalculateur
se distinguera à la fois par sa capacité
à exécuter un large spectre dapplications,
par un juste équilibre entre puissance de calcul
et flux de données , et par sa tolérance
aux pannes. Véritable système généraliste
de haute productivité, Tera 100 sera de plus
développé sur la base de logiciels ouverts
et de processeurs darchitecture X86.
La
réalisation du supercalculateur Tera 100 nécessite
un travail préalable important en recherche
et développement. Bull et le CEA associeront
leurs compétences respectives: Bull apportera
notamment son savoir-faire dans la conception et la
production de serveurs haute performance ainsi que
la réalisation de logiciels nécessaires
à lexploitation de grands systèmes
; le CEA amènera en particulier son expertise
en matière de spécifications, darchitecture
informatique, de développements logiciels ainsi
que sa maîtrise des infrastructures des grands
centres de calcul. Plusieurs centaines dingénieurs
et de chercheurs de très haut niveau seront
ainsi mobilisés dans ce projet"
Le
point de vue d'Henri Conze
Dans
un article publié en 2008 par le magazine franco-allemand
Eurbag, Henri Conze développait un argument,
rarement repris dans un journal français, en
faveur du maintien en France et en Europe d'une filière
autonome dans le domaine des grands calculateurs;
les calculateurs de grande performance. Henri Conze
est bien placé pour en parler, puisque comme
Délégué général
à l'armement et membre du conseil d'administration
du Groupe Bull, il a participé aux décisions
ayant abouti à la mise en place de moyens de
calcul puissants au Commissaire à l'Energie
atomique, notamment à partir de 2005 le système
Tera 10 de Bull mentionné ci-dessus.
Nous
citons Henri Conze
«Cette
initiative (un projet de coopération franco-allemande,
non reprise sauf erreur dans l'Agenda franco-allemand
2020) correspondait à la prise de conscience
dune nécessité pour nos deux pays
et pour lEurope : la préservation
sur le Vieux Continent dune compétence
de haut niveau en matière darchitecture
informatique, et donc la liberté de concevoir
les plates-formes informatiques qui vont être
indispensables au développement dune
partie très importante de notre économie
de demain.
[
.]
Il est clair que la puissance informatique accessible
à très court terme va conduire la plupart
des utilisateurs à devoir ou vouloir intervenir
en amont, dès le stade de la définition
et des spécifications des futures machines,
quils soient demandeurs de traitement des informations
(deuxième génération Internet
par exemple) ou de simulations scientifiques aux conséquences
économiques désormais essentielles (biotechnologies,
nanotechnologies, sciences de la vie, aéronautique,
transports, énergie, etc.).
Pouvons
nous, en Europe, accepter de renoncer à la
capacité de concevoir des architectures informatiques
adaptées à nos objectifs, et donc renoncer
aux moyens et à lindustrie correspondants?
Nos besoins vont le plus souvent être les mêmes
que ceux de nos partenaires, mais aussi concurrents,
américains ou asiatiques, mais nos priorités,
nos choix, nos investissements, nos calendriers, etc.,
peuvent être différents, et le seront,
sauf si nos décisions sont préemptées
par des moyens de traitement informatiques définis
par dautres imposant ainsi leurs priorités,
leurs choix, leurs investissements et leurs calendriers.
Il était donc urgent dessayer de
définir et de mettre en oeuvre une politique
cohérente en matière de grands calculs
(besoins, compétences, programmes et industrie).
Leffort financier nest certes pas négligeable
(150 M€ par an), mais il est sans commune mesure
avec les enjeux économiques dont il est une
des clés. Nous avons là un des
outils dont la France et lAllemagne et, plus
généralement, lEurope ont tant
besoin aujourdhui alors que nous découvrons
la crise : un levier, un multiplicateur de forces
économiques.
Or, soudain, deux événements semblent
montrer que ce silence est rompu et que quelque chose
se passe entre nos deux pays : dune part,
le 29 septembre, le Centre allemand de recherche de
Jülich signe un accord avec la société
française Bull, dautre part, le 1er octobre,
Bull prend le contrôle amical de Science
+ Computing, société basée à
Tübingen et spécialisée dans les
grands calculs au profit de lindustrie en général,
de lindustrie automobile en particulier.
Citons le Professeur Thomas Lippert, directeur du
centre de calcul de Jülich : La science
et lindustrie dépendent et profitent
des simulations réalisées par ordinateurs
de très grande puissance. Afin de faire face
à ces demandes croissantes, Jülich a choisi
Bull comme maître duvre du projet
JuRoPa qui inclut aussi Sun, ParTec et Intel. Nous
considérons que Bull est le mieux placé
pour intégrer toutes les nécessaires
technologies clé dans
un partenariat destiné à concevoir le
supercalculateur à usage général
le plus performant, correspondant au large spectre
des problèmes de simulation traités
à Jülich. Notons que la performance de
ce calculateur, qui sera mis en service en 2009, dépassera
200 mille milliards dopérations par seconde !
Mais, pourquoi Bull est-elle à nouveau, avec
succès et seule société en Europe,
dans le domaine des calculs de grande puissance, domaine
quelle avait abandonné depuis des décennies,
après avoir été jusquà
la fin des années cinquante le rival dIBM ?
La raison principale tient dans les choix faits il
y a trois ou quatre ans par la société
et son premier partenaire dans cette aventure, le
Commissariat à lEnergie Atomique. Je
cite le Président de Bull, Didier Lamouche :
Bull conçoit des supercalculateurs très
accessibles car familiers et faciles dutilisation.
Dans le passé, au contraire, les grands ordinateurs
étaient bâtis autour dune architecture
dite vectorielle, très
efficace mais très spécialisée,
exigeant donc des utilisateurs des talents très
spécifiques. Bull a choisi une approche différente
en concevant des machines ressemblant à
des grappes géantes de machines plus petites
mais travaillant ensemble de façon plus rapide,
plus efficace et plus rentable quun supercalculateur
unique. Ces grappes sont dune
utilisation simple car à base de technologies
bien comprises par lensemble du monde professionnel.
Elles nont pas de processeurs propriétaires,
mais des puces multi-coeur dIntel. Bull a été
un précurseur en concevant ses produits sous
Linux, une plate-forme ouverte extrêmement populaire
en dehors, jusquà présent, du
monde des grands calculs.
Souhaitons que ces évènements survenus
en 2008 constituent les prémices dun
grand projet : le retour définitif de
lEurope dans une technologie qui change radicalement
les règles du jeu et sans laquelle lensemble
de nos entreprises courraient un risque énorme
de perte de compétitivité."
Aujourd'hui Bull a effectivement livré au centre
Jülich le calculateur de 200 mille milliards
d'opérations par seconde soit 200 TeraFlops.
Par ailleurs, le projet Terra 100 avance correctement,
comme indiqué ci-dessus.