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Dossier.
Sur la création artistique
par
Jean-Paul Baquiast et A.B 17/08/2009
texte provisoire, à discuter
Sommaire
Introduction
Art et langage
La
construction de l’image par le cerveau
La
mémétique
Le
marché de l’art et l’art abstrait
L'art
figuratif a-t-il encore une place?
Introduction
Dans
un livre à paraître prochainement (Baquiast.
Le paradoxe du sapiens, édition J.P.Bayol), nous
développons la thèse selon laquelle la symbiose
survenue il y a quelques millions d’années
entre des primates et des objets du monde matériel
utilisés comme outils a modifié profondément
les mécanismes évolutifs du monde biologique,
mécanismes acquis dès l’apparition des
systèmes vivants il y a 3,5 milliards d’années
environ. Ce sont sans doute des mutations génétiques,
peut-être de très faible ampleur mais complémentaires,
qui ont permis à certains de ces primates de devenir
des hominiens puis des humains en acquérant la capacité
de prolonger la portée de leurs appareils sensoriels,
moteurs et cognitifs par l’usage de matières
et de ressources du monde physique jusque là inexploitées
ou peu exploitées par les autres espèces :
le bois, les os, les pierres puis plus tard le feu. Nous
nommons systèmes bioanthropotechniques ou, pour simplifier,
systèmes anthropotechniques les organismes (ou superorganismes)
complexes associant les dynamiques évolutives différentes
des systèmes vivants et des systèmes technologiques.
Au regard de l’évolution, il s’agit de
systèmes réplicants en compétition
les uns avec les autres mais surtout en compétition
avec les autres systèmes biologiques au sein de la
biosphère.
Le
darwinisme appliqué à la biologie, précisé
par la théorie de l’ontophylogenèse,
à laquelle nous nous référons par ailleurs
sur ce site, montre que les mutations se produisant au niveau
du génome ne peuvent produire de conséquences
durables sur les générations ultérieures
de phénotypes, c’est-à-dire d’individus,
que si elles induisent l’apparition d’organismes
et des comportements capables non seulement de s’adapter
aux contraintes de l’environnement pesant sur l’ensemble
des espèces alors en compétition, mais de
donner à leurs bénéficiaires un avantage
sélectif. C’est bien ce qui s’est passé
concernant les mutations ayant permis à certains
primates de découvrir l’intérêt
de faire de certains objets des outils polyvalents ou «
ouverts », c’est-à-dire non liés
à des usages spécifiques fermés tels
que casser des noix, comme le faisaient déjà
les grands singes. .
Très
vite s’est développé un environnement
naturel « artificiel » (artificiel car n’existant
pas précédemment dans la nature) qui s’est
comporté en filtre sélectif puissant à
l’égard des mutations ultérieures comme
des comportements culturels en découlant. Ainsi la
capacité de se procurer de nouvelles sources de nourriture
grâce à la chasse ou à la neutralisation
de certains prédateurs a-t-elle ouvert de nouveaux
espaces de développement et de mutation. Dès
le début se sont donc mis en place des processus
de co-évolution et d’inter-modification jamais
interrompus depuis, entre les corps, les cerveaux, les comportements
basiques propres à tous les animaux et les nombreux
comportements culturels plus complexes se développant
progressivement.
Parmi
ceux-ci, dès les origines, autant que l’on
puisse le supposer à partir des rares vestiges dont
disposent les anthropologues, ont figuré les comportements
permettant soit de transmettre l’usage d’inventions
et innovations déjà acquises, soit de procéder
à de nouvelles découvertes. Ces comportements
à fort potentiel heuristique (incitant à la
découverte) comportaient, avant même sans doute
l’invention des langages et des écritures modernes,
la création et la transmission d’objets (nous
parlerions d’images aujourd’hui) symbolisant
les savoirs essentiels concernant les outils, les animaux,
le cosmos. Pour des raisons que nous ne connaissons pas,
les humains ne furent représentés que bien
plus tardivement. Ces objets ou images devaient nécessairement
être figuratifs, sans quoi ils n’auraient pas
eu d’intérêt pour la compétitivité
des groupes.
Aussi
bien les anthropologues ont compris depuis longtemps qu’il
existe une forte parenté entre les processus de la
création artistique dans les sociétés
primitives et ceux s’exprimant encore dans les sociétés
modernes. Mais ils ne soulignent pas assez le fait que ce
type de création, loin de présenter un caractère
anecdotique relevant de la catégorie des jeux et
divertissements, constituait alors pratiquement le seul
moteur de la transformation sociale. Ce que nous nommons
aujourd’hui l’art fut certes utilisé
par les pouvoirs politiques et religieux pour imposer des
représentations du monde et des pratiques, sur le
mode déclaratif et performatif, ne laissant pas une
grande part à la créativité. Mais l’histoire
de l’art montre aussi que très tôt, sinon
même dès les origines, le développement
de certaines techniques porteuses d’une dynamique
transformationnelle et donc susceptibles d’encourager
la création spontanée (pigments susceptibles
d’adhérer durablement à des supports,
par exemple), ont favorisé l’apparition de
représentations originales, reprises ensuite de façon
plus ritualisées si elles correspondaient à
des besoins collectifs au sein de sociétés
en compétition pour la survie.
La
création artistique jouera-t-elle un rôle actif,
et sous quelles formes, dans les processus évolutifs
futurs ?
La
co-évolution sur le mode darwinien entre biologie
et technologie caractérisant ce que l’on appelle
l’hominisation s’est accélérée
dans les derniers siècles d’une histoire de
plusieurs millions d’années. L’homo dit
sapiens et ses techniques ont succédé aux
premiers primates bipèdes, aux australopithèques
et aux divers homo erectus. Plus récemment, en un
siècle, les humains possédant les sciences
et technologies modernes ont bouleversé les équilibres
traditionnels de l’écosphère, risquant
même de provoquer une nouvelle extinction massive
parmi les espèces actuelles.
Dans
le domaine biologique, la taille du cerveau a été
multipliée par 3,5 environ depuis l’australopithèque
jusqu’au sapiens. Les génomes ont eux aussi
évolué et continuent à la faire. Même
si l’homme et le chimpanzé ont en commun 99%
de leur ADN, des séquences de bases entraînant
des mutations essentielles à l’hominisation
ont été mises en évidence. Elles se
sont produites ou ont été amplifiées
dans le court délai de quelques millions d’années.
On découvrira sans doute à l’avenir
que d’autres modifications non encore observées
se produisent en ce moment, notamment sur le mode épigénétique,
c’est-à-dire résultant d’une interaction
sélective entre les comportements sous commande génétique
et les comportements culturels.
Dans
le domaine parallèle de la technique, grâce
aux développements de l’innovation scientifique,
les possibilités transformationnelles induites par
des outils de plus en plus puissants ont considérablement
accru le nombre et les champs d’intervention des systèmes
anthropotechniques, ainsi d’ailleurs que leurs compétitions
pour l’accès aux ressources et pour le pouvoir.
Depuis une vingtaine d’années, il semble que
de nouvelles possibilités de développement
leur soient ouvertes par ce que l’on pourrait appeler
l’artificialisation d’un nombre de plus en plus
grands de processus biologiques : ceux de la pensée,
de la reproduction et sans doute bientôt de la vie
elle-même, avec les perspectives de la biologie synthétique.
Ces changements présentent un caractère nouveaux
: ils font apparaître des systèmes artificiels
(non biologiques) qui seront de plus en plus capables d’évoluer
de façon autonome. Autrement dit, l’ancienne
alliance au sein des systèmes anthropotechnique entre
la composante « anthropos » et la composante
« techné » risque d’être
déséquilibrée au profit de cette dernière.
Les
systèmes anthropotechniques sont des systèmes
cognitifs, capables de se représenter eux-mêmes
et de générer des comportements résultant
en partie de la compétition entre ces représentations
et des déterminismes restés inconscients.
Le mécanisme consistant à l’émergence
de prises de conscience plus ou moins larges suivies d’actions
dites volontaires en fait partie. Les « cerveaux »
dont ils disposent à cette fin associent les capacités
des cerveaux humains et des cerveaux artificiels. Les représentations
générées par les uns et les autres
entrent en compétition darwinienne. Il en résulte
soit des neutralisations soit des symbioses.
Le
résultat de l’évolution globale du monde
résultant des compétitions entre ces différentes
forces est imprévisible, faute d’informations
suffisantes sur les déterminismes et les agents en
présence, faute aussi d’un cerveau global susceptible
de se représenter l’évolution sous tous
ses aspects. Il en résulte que rien ne permet de
préciser le poids respectifs des actions «
volontaires » par rapport à celles découlant
de déterminismes inconscients. L’artificialisation
des processus cognitifs et l’augmentation considérable
des capacités de modélisation en résultant
élargiront le champ et la portée des processus
de prévision et de décision volontaires. Mais
rien ne garantit que les intérêts des humains
sous leur forme actuelle en seront protégés.
Dans la meilleure des hypothèses, on verra apparaître
des systèmes anthropotechniques dont la composante
anthropos sera prise en charge par des composants biologiques
associant de façons variées des composants
artificiels et la part demeurée active des composants
biologiques. Ils seront tentés de se qualifier eux-mêmes
de post-humains. Il vaudra mieux parler alors de «
systèmes post-anthropotechniques ».
Aussi
ambitieux que puissent de tels systèmes, dotés
de moyens d’actions sur le monde physique plus efficaces
que ceux aujourd’hui disponibles, ils seront confrontés
à des facteurs d’évolution qui leur
échapperont longtemps, sinon toujours : ceux de la
Terre considérée comme un système global
(Gaïa), ceux du système solaire et plus généralement
ceux du cosmos.
Que
seront les conséquences de cette évolution
sur la création artistique ? Si les perspectives
quelques peu inquiétantes que nous venons d’évoquer
prenaient de la consistance, il faudrait s’interroger
en effet sur le rôle de la création artistique
au sein des futurs systèmes anthropotechniques. Nous
pensons qu’ayant toujours représenté
un facteur d’innovation « sauvage », c’est-à-dire
échappant aux règles et conformismes dominants,
elle restera indispensable, parallèlement à
d’autres formes d’innovation organisées
sur d’autres modes. Mais avant de faire des hypothèses
sur ce que pourront être l’art et les artistes
de demain, il convient d’étudier la création
artistique sous ses formes actuelles.
Pour
cela il nous parait donc essentiel de la situer dans l’histoire
du développement des systèmes anthropotechniques
tels que définis ci-dessus. Elle s’apparente
à d’autres formes essentielles d’innovation,
notamment dans le domaine des sciences et des techniques.
Mais elle a toujours joué, et continue à jouer,
un rôle particulier qui ne permet pas de la confondre
avec les autres facteurs évolutifs affectant nos
sociétés. Elle doit donc être étudiée
en tant que telle, si possible en conjuguant les méthodes
propres à la critique artistique et à l’esthétique,
mais aussi celles offertes par les sciences modernes dites
de la complexité. Celles-ci et leurs instruments
d’analyse sont multiples et trop souvent peu utilisés,
tant par les créateurs que par ceux, pourtant nombreux,
qui se jugent autorisés à discourir sur l’art
ou à en juger les résultats.
Le
statut social des diverses formes d’art doit également
être évoqué. Il s’est beaucoup
modifié depuis les 50 dernières années.
A partir du début du 20e siècle, le développement
rapide des industries dites culturelles faisant un large
usage des technologies de l’information a ouvert à
la création artistique de nouveaux marchés
de masse : photographie, cinéma, télévision,
vidéo, musique notamment. Mais cela s’est fait
aux dépens des formes traditionnelles de l’art,
peinture et sculpture figuratives en premier lieu. Concernant
les arts graphiques, les artistes encore capables de réaliser
des créations originales ont été embauchés
par les entreprises fabricant des dessins animés
ou des jeux vidéo. Les emplois y sont bien plus rares
que ceux offerts dans les siècles précédents
aux peintres et dessinateurs d’atelier. L’évolution
des techniques, avec un recours croissant à la composition
informatique, diminuera encore sans doute le besoin de ces
professionnels.
Ceci
ne veut pas dire que les technologies modernes pourraient
tarir à la source les activités de création
artistique. Celles-ci nous l’avons dit s’apparentent
aux formes d’innovation indispensables à la
survie des sociétés. On peut penser qu’elles
ressurgiront toujours sous une forme ou sous une autre.
C’est ce que pensent en particulier les promoteurs
du « computer art » tels que le regretté
Bernard Caillaud, présenté précédemment
sur ce site 1). De plus, avec la généralisation
et la démocratisation des réseaux interactifs,
un nombre croissant de personnes éprouveront le besoin
de s’adonner à des formes de plus en plus complexes
et innovantes de création artistique. Beaucoup publieront
sans souci de la rémunération du droit d’auteur,
en Open source. Loin de provoquer la disparition des artistes
professionnels, un tel mouvement devrait provoquer un appel
d’air en leur faveur, les obligeant de ce fait à
renoncer à l’art commercial pour retrouver
les racines de l’innovation authentique, à
commencer par l’enseignement des techniques indispensables
à des formes d’expression un peu sophistiquées.
Au-delà, les vrais artistes, ceux disposant de qualités
spécifiques que nous préciserons, pourront
jouer un rôle d’entraînement en ouvrant
de nouvelles voies à déchiffrer, celles permettant
comme nous le dirons ci-dessous, de véritables déconstructions-reconstructions
du monde.
Ces
déconstructions-reconstructions s’intégreront
dans des processus évolutifs bien plus vastes, mais
ils y apporteront des dimensions propres, où l’individu
(le sujet) pourra s’exprimer avec un peu d’autonomie
au regard des formes collectives d’expression. Dans
des sociétés se disant démocratiques,
la portée ainsi apportée à l’expression
et à la créativité individuelle devrait
présenter un intérêt politique renouvelé.
oOo
En
présentant le plaidoyer vigoureux de Jean-Louis Harouel.
La Grande Falsification. L’art contemporain en faveur
de l’art figuratif 2), nous avions
indiqué que la création artistique faisait de
plus en plus l’objet d’analyses utilisant les
outils des sciences dites de la complexité : neurosciences,
psychologie « évolutionnaire », linguistique
computationelle, mémétique, etc. Il ne faudrait
donc pas limiter les discussions la concernant à des
enjeux de pouvoirs entre publicitaires, galeristes et spéculateurs,
sous le regard sceptique du grand public.
Nous
pensons par conséquent utile de revenir sur ce thème
dans notre revue. L’article présenté
ici vise à évoquer quelques uns des points
par lesquels la création artistique s’inscrit
selon nous dans le processus plus général
de l’évolution darwinienne sur le mode «
mutation aléatoire – sélection- développement
». Mais, pour ne pas écarter de ce débat
des lecteurs intéressés par l’art qu’éloignerait
une approche paraissant loin de l’actualité
culturelle, nous avons demandé à une artiste
son opinion (italiques)
sur le rôle que joue ou pourrait jouer l’art
dans le monde contemporain. Nous y ajouterons nos propres
commentaires.
Art
et langage
Question
Vous privilégiez le figuratif par rapport à
l’abstrait. Les snobs, nombreux dans l’art,
vous diront que soit vous menez un combat d’arrière
garde, soit vous limitez vos ambitions à produire
des « cartes postales » vendues à petit
prix dans les « galeries d’art » des stations
balnéaires et destinées à « décorer
» les 3-pièces de personnes retraitées.
Réponse
Pour moi, l’art est un langage. Un langage exige qu’une
personne parle et que d’autres personnes comprennent.
Pour être compris, il faut utiliser les mots du dictionnaire,
quitte à les arranger dans des phrases originales.
Même en ce cas, les phrases que l’on construit
ne doivent pas être trop originales, parce qu’alors
personne n’y comprend plus rien. C’est ce qui
menace l’art abstrait. Il n’est pas interdit
d’inventer de nouveaux langages, avec de nouveaux
mots et de nouvelles grammaires. Mais on risque, non seulement
de ne pas être compris, mais d’être suspecté
d’esbroufe. Si je vous tiens un long discours dans
une langue que j’invente, en vous affirmant que je
viens d’inventer cette langue afin de traduire des
idées véritablement originales qu’aucun
langage courant ne pourrait transmettre, vous me prendrez
soit pour un délirant soit pour un escroc.
Je
ne dis pas que l’artiste doive se refuser à
innover, dans la forme ou dans le fond, par peur de n’être
pas compris. Je dis seulement qu’il doit le faire
avec prudence, en vérifiant le plus souvent possible
si le message passe. Le pire des services à rendre
à un artiste, de la part d’un riche sponsor
ou du public, consiste, généralement pour
des raisons de spéculations commerciales, à
crier au génie là où il n’y a
que de la trivialité. L’artiste abstrait renonçant
à tout langage compréhensible se protégera
d’emblée de toute critique. Il pourra encaisser
des revenus enviables, mais il se suicidera en tant que
créateur. Il devrait donc refuser d’être
présenté comme génial par des gens
spéculant sur la cote possible de ses créations.
La
création artistique peut être considérée
comme faisant partie des nombreuses procédures par
lesquelles s’établissent des communications
langagières entre des individus dotés de cerveaux
capables d’organiser leurs perceptions en catégories
elles-mêmes susceptibles d’être représentées
par des symboles informationnels. Nous pouvons considérer
en simplifiant beaucoup qu’elle découle de
l’aptitude rappelée en introduction ayant permis
à certains primates aux cerveaux mutés de
distinguer dans leur environnement, par leurs formes, les
pierres susceptibles de servir d’outil. Un chimpanzé
utilisant une pierre comme percuteur la rejette après
usage. Il est capable d’utiliser des pierres comme
percuteurs mais sans toujours sélectionner celles
ayant les formes les plus adéquates. De plus son
cerveau n’est pas capable d’en conserver l’image
symbolique en la chargeant d’un sens plus général
: servir d’outil multi-usage.
Ceux
des hominiens ayant acquis cette possibilité, au contraire,
mémorisent l’image de la pierre-percuteur ainsi
que les gestes associés à son usage. Cette faculté
leur permet à titre individuel de sélectionner
facilement des outils potentiels au sein de leur environnement.
Elle leur permet surtout de transmettre cette capacité
aux membres de leurs groupes. L’adaptabilité
de chacun à un environnement fortement sélectif
s’en trouve donc accrue. L’image virtuelle de
l’outil futur que ces hominiens avaient construite en
esprit et projetaient sur les pierres de leur environnement
constituait si l’on peut dire la première des
expressions figuratives de l’histoire, histoire non
seulement des manufactures mais de l’art. Un percuteur
ou un biface circulant de mains en mains était à
la fois un modèle industriel pour la réalisation
d’autres outils de ce type et une œuvre d’art
exprimant les nouvelles formes d’expression culturelles
en train d’apparaître. Si bien d’ailleurs
que de tels outils étaient souvent placés dans
les tombes, afin de marquer leur importance symbolique à
divers titres.
Quant
on évoque de tels processus à l’origine
de l’apparition des premiers systèmes anthropotechniques,
on pose souvent une question plus importante qu’elle
ne parait : comment est née la première image
symbolique ? Dans le cas de l’outil de pierre, comment
le premier inventeur a-t-il vu dans une pierre apparemment
quelconque un outil possible ? La réponse est simple
et illustre directement le concept darwinien de changement
aléatoire (ou stochastique) suivi de sélection
par le milieu. Le premier inventeur n’a rien vu du
tout. Il s’était borné, dans le cadre
notamment des jeux fréquents chez les jeunes animaux,
à manipuler sur le mode aléatoire dit des
essais et erreurs les divers objets de son environnement.
Mais son cerveau, grâce à la mutation génétique
évoquée plus haut, disposait d’une faculté
d’attention qui lui a permis d’associer à
telle forme d’objet tels effets favorables s’étant
répétés un certain nombre de fois :
par exemple casser des noix ou des os afin d’en tirer
de la nourriture. La forme spécifique de l’objet
et les gestes permettant d’en faire usage furent donc
mémorisés de façon stable, sous forme
d’ " image " , dans le cortex visuel et
moteur de son cerveau.
Nous
simplifions évidemment beaucoup. Admettons cependant
que de telles mises en mémoire, renforcées
par un grand nombre d’autres expérimentations
confirmant leur intérêt, ont conféré
au groupe une meilleure capacité adaptative, dès
lors qu’elles étaient partagées et transmises
de générations en générations.
Il s’est agi d’un processus participant à
de ce que les spécialistes désignent parfois
du terme de sélection de groupe. Les images porteuses
d’enseignements ont été progressivement
conservées et transmises, soit pour les plus importantes
à la suite de modifications du génome reproductif,
soit pour d’autres par la voie culturelle, reposant
sur l’éducation et l’imitation.
C’est
encore le cas de nos jours. La plupart des inventions, même
dans le domaine des sciences les plus abstraites ou complexes,
résultent comme indiqué ci-dessus d’un
processus aléatoire suivi de sélection par
le milieu, commençant en général par
une manipulation au hasard d’images. Cette manipulation
se produit généralement non dans le cerveau
rationnel de l’inventeur, mais dans son cerveau affectif,
siège de l’imagination (bien nommée)
non structurée. La recherche par la voie de l’imagination,
à partir d’images multiples mises en mémoire,
de nouvelles formes, de nouveaux outils, de nouveaux usages
constitue donc le ressort essentiel de l’évolution
des sociétés humaines.
Les
premiers langages furent-ils liés à la création
et à la transmission d’images figuratives?
Si l’on considère que l’art repose sur
la génération d’images susceptibles
de se transmettre d’individu en individu, on devra
admettre qu’un tel processus remonte à la découverte
par des hominiens primitifs sans doute apparentés
à ce que les préhistoriens nomment l’homo
habilis des services susceptibles d’être rendus
par des pierres en forme de percuteurs ou tranchoirs. Il
ne s’agissait évidemment pas alors d’activités
que nous qualifierions aujourd’hui d’artistiques
avec un rien de condescendance. Elles ont été
au contraire fondamentales pour l’émergence
des systèmes anthropotechniques tels que nous les
avons définis. Il faut le souligner car ceci justifie
l’opinion selon laquelle s’expriment encore,
dans les processus modernes de la création artistique,
des mécanismes qui furent indispensable à
l’hominisation.
Nous
avons fait l’hypothèse que la découverte
de l’utilité des objets matériels en
renforcement de l’action des mains est apparue par
hasard mais s’est répandue très vite
compte tenu des avantages en découlant. Cette diffusion
ne s’est pas faite par le langage puisque celui-ci
n’existait pas. Les quelques messages vocaux alors
disponibles n’étaient pas suffisamment riches
pour transmettre un message du type : « voyez comment
une pierre présentant la forme d’un percuteur
ou d’un tranchoir peut être utilisée
puis éventuellement façonnée afin d’être
améliorée ». La communication se faisait
surtout par gestes. L’usage des outils s’est
donc propagé au sein des groupes par l’intermédiaire
d’ensembles de gestes manufacturiers et utilisateurs
progressivement codifiés par l’usage sous forme
de proto-langages. C’est ainsi que procèdent
encore les dernières peuplades indonésiennes
survivantes de l’âge de pierre. Ces gestes n’étaient
pas quelconques. Ils s’articulaient autour d’un
modèle physique de l’outil, c’est-à-dire,
dirions nous aujourd’hui, d’une image analogique
en trois dimensions correspondant à une construction
mentale simultanément inscrite dans les cortex moteurs
et cognitifs des individus. Les premières images
ressemblaient plus à des sculptures ou à des
rituels dansés qu’à des peintures, fussent-elles
primitives. Mais la rareté des vestiges qui nous
sont parvenus et la difficulté d’y lire des
sens déterminés obligent à la prudence
– ceci tout au moins avant l’apparition bien
plus tardive de l’art pariétal que nous évoquerons
ultérieurement.
Il
s’ensuit que la manipulation en présence de
témoins et la transmission entre membres du groupe
d’une pierre présentant la forme d’un
percuteur avait un sens bien déterminé, sens
mémorisé notamment dans les cortex sensori-moteurs.
Contrairement à ce qu’affirme par jeu le célèbre
tableau de Magritte, le modèle (figuratif) de percuteur
circulant de mains en mains affirmait implicitement : «
ceci n’est pas une pierre, ceci est un percuteur ».
L’outil puis ultérieurement des symboles matériels
plus ou moins conformes à l’outil, identifiés
par ce que les spécialistes appellent leurs «
affordances » (formes spécifiques suggérant
un usage, comme le fait l’anse pour la tasse), pouvaient
ainsi servir de vecteur de sens entre ceux qui inventaient
des façons de s’en servir (les créateurs)
et ceux qui s’en inspiraient (les spectateurs en passe
de devenir acteurs). On voit donc que la création
d’images susceptibles d’être chargées
de sens, qui caractérise aujourd’hui encore
l’art, notamment l’art figuratif, fut comme
nous l’avons indiqué à la source même
des processus d’émergence des systèmes
anthropotechniques. Il n’y a pas de raison d’exclure
le fait que ce type de création puisse encore jouer
un rôle important dans l’évolution des
sociétés modernes.
Les
humains ne sont pas les seuls à transmettre des sens
liés à certains symboles matériels
en faisant appel à des langages gestuels. Les animaux
le font aussi systématiquement dans le cadre de la
transmission des savoir-faire par apprentissage, des parents
aux petits notamment. Dans ce cas, les comportements sont
principalement codés héréditairement.
Mais il arrive, on le sait, que certains animaux, notamment
des oiseaux, découvrent l’intérêt
d’utiliser certains objets nouveaux comme outils.
Les inventeurs sont alors imités par des congénères
qui les observent. On a découvert très récemment,
en premier lieu chez des primates, qu’à ce
moment s’activent dans les aires sensorielles et motrices
des cerveaux de ceux qui regardent l’acteur principal
exécuter le geste de référence des
neurones spécialisés dits « miroirs
» par lesquels lesdits spectateurs peuvent rapidement
saisir le sens susceptible d’être attaché
à telle forme d’objet ou à tel geste.
Ils sont ainsi à même d’éventuellement
utiliser ce nouveau savoir pour leur propre compte.
C’est
vraisemblablement par exploitation des propriétés
des neurones-miroirs que l’usage des outils, anciens
et modernes, s’est toujours répandu aussi vite
au sein de sociétés devenant de plus en plus
technologiques. Mais les neurones-miroirs ne servent pas
seulement à diffuser des pratiques manufacturières.
Ils sont aussi très largement responsables de la
diffusion des contenus et des comportements afférents
aux divers types de création artistique.
Les
« sens » ou significations symboliques acquis
par l’usage et transmis par la création et
l’échange proto-langagiers d’œuvres
artistiques ne se limitent donc pas à mémoriser
les significations de ces symboles dans les aires neuronales
dédiées à la cognition. Ils servent
aussi à mémoriser dans les cortex sensori-moteurs
les usages susceptibles d’être faits de l’objet
réel correspondant à l’image considérée.
Autrement dit évoquer l’image d’un outil
tel qu’un percuteur pouvait servir à nos lointains
ancêtres de précurseur initialisant telle ou
telle action de percussion exigée par les circonstances.
Il en est toujours ainsi aujourd’hui. Cette propriété
pourrait permettre de mieux comprendre l’empathie
qui s’établit entre le créateur d’une
œuvre artistique symbolisant telle ou telle action,
ou tel ou tel milieu appelant à telle ou telle action,
et le public. Il existe de fortes probabilités statistiques
pour que parmi ce public se trouvent des spectateurs dont
les neurones miroirs, entre autres neurones, s’activent
à la vue de l’œuvre considérée.
Cette propriété a été de tous
temps à la source du succès rencontré
par les représentations de la figure humaine, notamment
de la femme, depuis les Vénus primitives du quaternaire
jusqu’aux modernes pin-up. L’image de la femme
et plus généralement du sexe opposé
éveille chez les spectateurs des centres d’action
liés à l’exercice de la sexualité.
La construction
de l’image par le cerveau
Question
Les artistes figuratifs, même lorsqu’ils pratiquent
par ailleurs des formes plus ou moins sophistiquées
de photographie, refusent l’idée que leur cerveau
pourrait se comporter comme un simple appareil photographique.
Vous demandez vous, quand vous concevez puis réalisez
une œuvre, à quel mécanisme vous obéissez
?
Réponse
Il est évident que produire une œuvre qui me
satisfasse me demande tant de temps et de mal que je ne
pourrais en aucun cas accepter d’admettre que je me
comporte en simple photographe. Mais quelle est la partie
en moi qui crée, et à quelles motivations
obéit-elle ? La question pourrait m’intéresser
dans l’abstrait, mais en fait je me la pose rarement
sur le moment, car elle pourrait me bloquer, me couper l’inspiration,
comme l’on disait jadis.
Je
constate cependant avec une certaine curiosité la
façon dont je suis entraînée par quelque
force qui m’échappe à produire telle
ou telle forme et coloration plutôt que d’autres,
d’une façon très sélective. Il
y a en moi comme une personne cachée qui se comporte
à la fois en acteur très décidé
mais aussi en juge très sévère. Ceci
sans que mon jugement rationnel n’intervienne. Je
sens intuitivement ce qu’il faut faire. Le résultat
obtenu, après évidemment un nombre plus ou
moins grand de retouches, je ne le modifie plus. Beaucoup
de peintres d’ailleurs se sont étonnée
de constater qu’à la suite parfois d’années
de tâtonnements, ils décidaient à un
certain moment de s’arrêter, le tableau étant
désormais achevé à leurs yeux.
Pour
comprendre la portée de l’art, notamment sous
ses formes figuratives, au-delà des considérations
relevant de la paléoanthropologie évoqués
plus haut, il est bon d’étudier la façon
dont le cerveau tant du créateur que du spectateur
construit les images du monde dont cet art s’inspire.
On a longtemps cru que l’image perçue comme
se formant dans le cerveau était une simple transposition
de celle supposée se former au fond de l’œil,
sur la rétine. En ce cas, on se trouvait en présence
de processus naturels simples, dont la photographie inventée
par la suite donnait un bon modèle. Des études
plus poussées, faisant appel aux neurosciences et
à l’imagerie fonctionnelle, ont montré
récemment qu’il n’en était rien
3)
On
sait maintenant que nous ne percevons pas directement le
monde extérieur, du moins sous les formes que nous
lui attribuons. Dans le cas de la vue, nos sens perçoivent
seulement les émissions électromagnétiques
de diverses longueurs d’ondes émises par les
objets de notre environnement éclairés par
la lumière. C’est à la suite de millions
d’années d’évolution que les cerveaux
animaux ont construits des modèles virtuels (ou artificiels,
c’est-à-dire informationnels) représentant
ceux de ces objets à propos desquels il était
important que le sujet obtienne par la vue (conjuguée
si possible à d’autres sens, l’ouie,
le toucher) des informations aussi précises que possible
: par exemple pour identifier un prédateur à
distance, c’est-à-dire en utilisant l’image
construite par le cerveau à partir des photons de
lumière émanant de ce prédateur.
L’organisation
des neurones permettant d’associer dans le cerveau
telles informations visuelles à la présence
d’un prédateur et telles autres à la
présence d’une proie été acquise
par des millénaires d’expérience. Elle
est transmise héréditairement, au moins dans
ses grandes lignes. Mais les jeunes puis les adultes restent
obligés, au cours de leur développement, d’enrichir
ces matrices « précablées » par
leurs propres perceptions. Ils apprennent ainsi à
distinguer entre prédateurs, afin de ne pas confondre
un loup avec un ours, à supposer qu’ils aient
été en contact avec chacun de ces animaux.
Il
est par ailleurs essentiel à la survie du groupe
que l’expérience individuelle soit transmise
aux membres du groupe. La perception d’un prédateur
provoque l’émission de messages d’alerte,
de type sonore ou gestuel. Ces messages, comme les patterns
correspondant à la perception visuelle de tous les
objets dont l’identification est vitale, sont également
inscrits dans les neurones et transmis héréditairement.
Là encore, chaque individu peut dans le cadre de
ses relations avec les autres, les moduler et les enrichir
par des apports personnels. L’ensemble restait cependant
assez pauvre, tant du moins que le langage conceptuel vocal
n’avait pas été inventé. Seul
celui-ci est capable de générer autant de
mots divers qu’il existe d’objets du monde extérieur
à désigner. Même en ce cas, le mot seul
est assez peu descripteur. Si je n’ai jamais vu un
ours, ni en réalité ni en image, le mot «
ours » ne me sera d’aucune aide pour identifier
cet animal dans la nature, à moins de l’accompagner
d’une longue description.
Le
recours à l’image externe s’imposait
donc. On peut penser, bien qu’il ne reste guère
de vestiges exploitables, que la création d’images
graphiques jouant le rôle de symboles compréhensibles
par tous s’est développée sous la contrainte
de la transmission de savoir-faire relatifs à l’utilisation
des outils et des armes. Ceci s’est sans doute produit
parallèlement sinon avant l’apparition des
premiers langages organisés autour de concepts et
de syntaxes, et bien avant, à plus forte raison,
l‘apparition des premières formes d’écriture.
Mais les processus étaient identiques, reposant sur
la catégorisation et la conceptualisation. Il s’agissait
en fait d’une forme primitive de communication langagière.
Le succès de ces images graphiques en termes évolutionnaires
a tenu au fait qu’elles pouvaient représenter
sous forme synthétique de très nombreuses
informations, dont l’exposé par le langage
vocal ou l’écriture, quand ces techniques sont
apparues, prenaient beaucoup plus de temps.
Les
grottes peintes de la France et de l’Espagne datant
d’environ 35.000 avant notre temps représentent
les formes les plus anciennes et en même temps les plus
accomplies dont nous disposions. Il est peu probable qu’elles
soient apparues subitement. Elles devaient dont avoir été
précédées de réalisations plus
frustes et moins durables. Quoiqu’il en soit, elles
justifient notre hypothèse relative à l’émergence
des systèmes anthropotechniques. Les découvertes
ayant permis le développement de la peinture et de
la sculpture, sur le modèle de ce qui a été
trouvé à Lascaux et Chauvet, n’ont pu
se faire que lorsque des techniques adéquates ont été
maîtrisées, par exemple l’usage du stylet
graveur ou de colorants naturels. On retrouve en ce domaine
les questions soulevées par l’utilisation d’objets
du monde matériel comme outils ou comme armes. Il a
fallu que des symbioses étroites s’établissent
entre les premiers utilisateurs et les techniques considérées,
dans le cadre de ce que nous appelons des systèmes
anthropotechniques, pour que les pratiques en découlant
s’insèrent à part entière dans
les processus biologiques et culturels définissant
les divers groupes humains et les modalités particulières
de leur adaptation à des environnements géographiques,
climatiques puis plus tard socio-historiques différents.
Mais
comment les peintres de Lascaux en sont-ils venus à
produire ce qu’ils nous ont laissé ? Tout laisse
penser que le développement de la peinture et de
la sculpture comme celui des outils et des armes, s’est
fait au cours des âges dans le cadre de ce que l’on
appelle en biologie l’aléatoire (ou le hasard)
contraint. Il a fallu au départ que se produisent
des mutations par rapport aux usages dominants au sein du
groupe. Celles-ci sont généralement le fait
d’individus explorant sur le mode exploratoire aléatoire,
sans objectifs préconçus, les diverses possibilités
offertes par leurs corps et par le milieu. Nous avons rappelé
qu’en matière d’outil, les jeux auxquels
se livrent notamment les jeunes, dans la plupart des espèces
animales, permettent ainsi de provoquer des « ruptures
» au regard des comportements traditionnels. La plupart
de ces ruptures n’ont pas de suite, car pour diverses
raisons elles ne sont pas viables. Mais certaines au contraire
provoquent des résultats bénéficiant
aux capacités d’adaptation du groupe. Elles
sont donc adoptées, transmises et enrichies ultérieurement.
C’est la sélection par l’interaction
avec les contraintes du milieu qui permet la conservation
de certaines innovations et provoque la disparition des
autres. On peut considérer que la création
artistique, que ce soit dans le passé ou aujourd’hui,
correspond encore à de tels « jeux »
ayant pour effet de faire apparaître du nouveau. Certains
éléments en seront rejetés par le milieu,
d’autres retenus et diffusés.
La
plupart des images de l’art pariétal sont directement
identifiables par nous: chevaux, taureaux…. Ceci sert
d’argument aux défenseurs de l’art figuratif.
Cet art se montre ainsi capable d’influencer à
travers les millénaires des humains pourtant bien
différents. Cependant nous ignorons le sens précis
que donnaient à ces images leurs créateurs
comme leurs publics (récepteurs). D’une certaine
façon peu nous importe, surtout si nous ne sommes
pas des préhistoriens. On peut penser que, par le
symbole, un contenu compréhensible s’est transmis
des hommes de ces époques jusqu’à nous.
Ce contenu était évidemment déjà
présent de façon non encore exprimées
dans les cerveaux des peuples de chasseurs de l’époque,
cerveaux ayant depuis longtemps été habitués
à identifier les signaux visuels émanant d’un
cheval ou d’un auroch et à les rattacher au
concept correspondant, afin d’en déduire des
comportements adéquats. Ceci admis, pourquoi à
une certaine époque, un individu ou un groupe d’individus
bien définis ont-ils eu l’idée d’en
projeter un modèle sur une surface à deux
dimensions ? Pourquoi se sont-ils enfermés pour cela
dans des grottes profondes, pratiquement innaccessibles?
Ont-ils produit d'autres images plus visibles qui auraient
disparu par la suite, par exemple sur du sable? C’est
là tout le mystère de la représentation
artistique. Elle suppose une mutation dans la façon
de voir et la façon de faire, ouvrant une nouvelle
dimension aux comportements sociaux.
L’hypothèse
selon laquelle les cerveaux de ces peuples chasseurs comportaient
déjà une image du cheval ou du taureau en
2 ou 3 dimensions mais non encore externalisée sur
un support externe est confortée par certains préhistoriens.
Ils pensent que des configurations spécifiques de
la roche et de ses colorations suggéraient déjà
la silhouette d’un animal connu. Il suffisait alors
de renforcer et modifier cette silhouette pour en faire
un modèle reproductible et modifiable à l’infini.
Encore fallait-il rencontrer à la fois la motivation
et la technique. Les chasseurs n’avaient pas attendu
Lascaux pour rattacher à un animal les ombres qu’il
portait sur le sol. Mais ils n’avaient pas la technique
permettant de fixer durablement ces silhouettes. Par ailleurs,
pourquoi auraient-il cherché à figer l’éphémère,
alors qu’ils étaient engagés dans un
processus de chasse autrement plus exigeant. Il avait fallu
que la création de l’image s’insère
dans un processus tout différent, celui par exemple
de l’invocation de forces magiques lors d’une
cérémonie chamanique au cœur d’une
grotte. On considère généralement que
les auteurs de ces peintures étaient en effet des
chamans, c’est-à-dire des individus particulièrement
visionnaires susceptibles de s’imposer comme chefs
religieux ou politiques, ou comme auxiliaires immédiats
de ces chefs.
Pour
les hommes de ces époques, la transposition sur un
plan, avec des techniques découvertes à cette
fin, de représentations mentales correspondant à
des perceptions visuelles a certainement représenté
une véritable mutation de type épigénétique,
c’est-à-dire modifiant simultanément
les bases neurales et proprioceptives du corps, comme les
comportements et les institutions associés. Cette
mutation, survenue nécessairement sur le mode aléatoire,
après sans doute de nombreux essais différents
restés sans suite, n’a pas pris tout de suite
l’ampleur qu’elle eut par la suite. Apparemment
les artistes des grottes ornées de la France et de
l’Espagne n’eurent guère de successeurs
avant plusieurs milliers d’années, la mutation
initiale étant sans doute restée sans descendance
du fait des résistances probables du milieu. Elle
n’est reparue, sans doute pour d’autres raisons,
que longtemps après et ailleurs. Mais ensuite, elle
s’est prodigieusement développée. Nos
cerveaux d’hommes modernes peuvent encore trouver
dans les créations de l’art pariétal
ou de toutes autres formes d’art ancien, en dehors
de leur intérêt historique, de quoi représenter
certaines choses que nous jugeons importantes : d’où
l’impression de beauté qu’elles nous
donnent. Ceci veut sans nul doute dire qu’elles touchent
elles encore en nous des aires cérébrales
toujours capables de s’activer à de telles
perceptions, malgré la saturation imposée
par la prolifération des images fabriquées
industriellement.
Qu’en
est-il des images non figuratives apparues au cours de la
préhistoire. Les défenseurs de l’art
abstrait y voient les origines de celui-ci. On trouve effectivement
sur certains sites archéologiques très anciens
des formes que nous pourrions qualifier d’abstraites
car elles n’ont pour nous aucun sens précis.
Tout laisse penser qu’il ne s’agissait pas des
produits de l’imagination de créateurs isolés.
Il s’agissait plutôt de symboles aux sens fortement
déterminés, destinés à exprimer
de façon concise des visions cosmologiques ou des
pratiques instrumentales s’imposant à tous.
Doit on pour autant y voir les précurseurs de l’art
abstrait moderne. Il faudrait plutôt selon nous y
voir les précurseurs de nos alphabets (lettres et
chiffres) pour lesquels la marge d’interprétation
des utilisateurs est faible. On sait par ailleurs qu’un
certain nombre d’images représentant des objets
du monde de façon fortement simplifiées ou
allégoriques étaient utilisées comme
éléments d’alphabet pour les premiers
langages écrits, par exemple dans les hiéroglyphes
égyptiens. Là encore, ceux qui avaient créée
ou qui utilisaient ces images ne s’en étaient
pas servi pour exprimer une émotion individuelle
qui aurait pollué le contenu nécessairement
stéréotypé que le message servait à
transmettre. Autrement dit, les créateurs de ces
signes s’inscrivaient plutôt dans l’innovation
technologique que dans l’innovation artistique. C’est
d’ailleurs souvent ce que cherchent encore à
faire, avec des résultats parfois douteux, beaucoup
d’artistes travaillant dans le domaine de l’abstrait.
La
mémétique
Question.
Lorsque vous choisissez un thème ou un média
(peinture à l’huile ou mosaïque, par exemple),
n’avez-vous pas l’impression d’avoir si
l’on peut dire la main forcée par des effets
de mode. N’avez-vous pas, autrement dit, l’impression
que des voix extérieures à la vôtre s’expriment
à votre place ?
Réponse
Dans la mesure où je considère que l’art
est un langage, il est certain que je ne peux pas faire
semblant d’ignorer les thèmes ou les formes
d’expression qui trouveront des interlocuteurs, voire
des acheteurs. Mais je sais que je dois m’arrêter
très vite dans cette voie. Sinon, je ferai comme
beaucoup, produire pour le marché sans me préoccuper
de savoir si cette production correspond ou non à
ce que je voudrais spontanément exprimer. Autrement
dit, je sais que je suis nécessairement obligée
de transmettre certains contenus et certaines formes qui
sont dans l’air du temps, mais j’essaye de les
moduler ou les enrichir à ma façon.
Il
faut évoquer à ce stade la science dite mémétique
qui étudie la façon dont les symboles (idées,
images) sont construits dans les cerveaux et se propagent
de cerveaux à cerveaux en se modifiant éventuellement
(en mutant). La mémétique a mis en évidence
l’extrême « contagiosité »
de tels symboles. Elle considère qu’il s’agit
souvent de réplicants autonomes, comparables d’une
certaine façon à des virus. Le créateur
serait en ce cas un simple vecteur de propagation. Il en
serait de même du public qui reçoit et rediffuse
les différentes versions d’une œuvre.
L’expérience montre cependant que si les créations
de l’art, notamment en ce qui concerne l’art
figuratif, sont souvent reproduites et transmises de façon
quasi industrielle (on parle alors d’art commercial
ou à finalité politique) il ne s’agit
plus alors de véritables créations, mais de
duplications. Le créateur authentique n’est
jamais un simple vecteur de transmission. Chacun apporte
de façon différente sa part d’innovation
et de reconstruction. C’est d’ailleurs de cette
façon que le contenu transmis se transforme et mute.
Nous reviendrons ci-dessous sur ce point important.
Le
« consommateur » d’art, pour sa part,
celui qui regarde et apprécie une œuvre, n’est
pas davantage passif. Pour qu’il s’intéresse
à une œuvre, fut-ce un chromo acheté
dans un bazar de plage, c’est parce que celle-ci parle
d’une certaine façon à son inconscient
ou à sa conscience. Il apporte donc lui aussi une
part fut-elle infime d’innovation et de reconstruction
laquelle contribue à la diffusion sociétale
d’une œuvre. Le cas de ceux qui achètent
des œuvres à fins seulement spéculatives
est évidement tout différent.
Plutôt
que considérer que les images et autres symboles
diffusés de personne à personne à travers
les réseaux de communication se comportent comme
des réplicants autonomes, nous dirions plutôt
que les réplicants sont ce que nous avons nommé
par ailleurs des systèmes anthropotechniques. Par
ce terme, en l’espèce, on pourra considérer
que les humains (anthropos) utilisant différentes
techniques de production et de communication d’images,
forment avec ces techniques et le produit de l’utilisation
qu’ils en font, des entités symbiotiques réplicantes
et mutantes qui se confrontent, notamment dans la société
technologique actuelle, avec d’autres entités
associant des hommes et des technologies, comme dans le
couple symbiotique automobiliste-automobile. Ces différentes
catégories de systèmes anthropotechniques
sont en compétition darwinienne les unes avec les
autres, pour l’accès aux ressources énergétiques,
économiques et aussi cognitives (les temps et espace
de cerveaux humains disponibles). Compétition n’exclut
pas coopération. C’est ce qui explique les
multiples relations existant aujourd’hui entre la
création artistique, la création scientifique
et la création industrielle.
On
conçoit dans ces conditions qu’un certain nombre
de psychologues évolutionnistes, tels John Tooby
et Leda Cosmides, de l’université de Californie,
Santa Barbara, considèrent que la création
artistique a été conservée lors de
l’évolution grâce au fait qu’elle
induit des usages permettant de briser les routines et d’évoquer
voire d’expérimenter des aspects du monde ou
des conduites nouvelles. Pour Brian Boyd de l’université
d’Auckland, elle comporte aussi l’avantage d’offrir
la possibilité de telles explorations sans risques,
car prenant la forme de jeux intellectuel dans des environnements
symboliques. Cependant, tous les individus ne sont pas,
au sein d’une société donnée,
capables de s’affranchir des contraintes moutonnières
et proposer de nouvelles représentations du monde.
Il faut certaines dispositions génétiques
ou acquises lors de l’éducation pour ce faire.
Le prestige des artistes authentiquement créateurs
en découlerait. Si de nos jours la création
technoscientifique ou la spéculation intellectuelle
ont pris en partie sur ce plan le relais des artistes, ceux-ci
conservent un rôle social certain et le prestige qui
en découle, du fait de leur aptitude à évoquer
des mondes sortant de l’ordinaire. Nous ne faisons
pas allusion ici aux seuls peintres et sculpteurs de facture
traditionnelle, mais à tous les créateurs
d’images, composants indissociables de l’activité
des industries dites culturelles.
Mais
le rôle social de la création artistique ne s’est
jamais limité à son utilité comme moyen
de faire apparaître des éléments innovants
susceptibles de devenir des agents d’évolution
voire de révolution. Elle a aussi joué un rôle
très important comme moyen de conservation et de protection,
en renforçant la cohésion au sein des groupes.
Tous les groupes animaux, notamment les primates dont sont
issus les humains, sont fortement structurés autour
de leaders (mâles et parfois femelles dits alpha) qui
s’imposent, à l’intérieur du groupe
et dans les incessantes compétitions entre groupes,
non seulement par la force mais par l’exercice de pratiques
confortant l’identité du groupe, notamment le
« grooming » (épouillage) et l’exhibition
d’ornements et parades ostentatoires exprimant le caractère
conquérant du groupe. On peut penser que dès
que les premiers hominidés utilisateurs d’outils
et d’armes sont apparus, les images simulant ces objets
ou les gestes illustrant leur bon usage ont servi d’emblèmes
totémiques pour exprimer la force et l’inventivité
du groupe. Pour cela, comme le suggère une autre psychologue
évolutionnaire, Ellen Dissanayake de l’université
de Washington à Seattle, les groupes ont cherché
à se différencier les uns des autres en prenant
comme symbole des objets ou des événements qu’ils
chargeaient d’un sens spécial, exclusif. A cette
fin, ils s’efforçaient de les doter de formes,
couleurs et rythmes différents de ceux des autres.
Si
ce sont les leaders des groupes en compétition qui
ont encouragé cette créativité à
but discriminatoire, ils n’ont sans doute pas créé
eux-mêmes de symboles mais exploité les inventions
faites par des membres plus imaginatifs que les autres, se
révélant capables de rassembler les psychismes
autour d’images et de rituels générateurs
de convictions partagés. Autant que l’on sache,
les premiers « artistes » capables d’inventer
de tels supports générateurs d’émotions
que nous qualifierions aujourd’hui d’esthétiques
furent des individus aptes à la pensée magique
et à l’évocation des forces surnaturelles.
De tels individus existent encore, sous le nom de chamans,
chez certains peuples sibériens et plus généralement
asiatiques. Mais la création artistique utilisée
par les pouvoirs politiques et religieux pour renforcer autour
d’eux la cohésion des populations ne s’est,
inutile de le dire, pas limitée à ces premières
formes, bien représentées par l’art pariétal.
Elle est devenue universelle et a fortement marqué
toutes les civilisations humaines. Elle a pris des formes
multiples selon les religions et les lieux. Il est inutile
ici d’insister sur ce point.
Peut-on
dire alors que l’art inspiré par le politique
et le religieux a très vite renoncé à
toute originalité pour se borner à transmettre
des images susceptibles d’induire dans le public des
comportements respectueux des autorités ? C’est
effectivement ce qui s’est produit dans de nombreux
cas. Mais nous pouvons considérer que le créateur,
en art comme dans les autres domaines, est un individu sortant
de la norme et guidé par des dispositions neuronales
et affectives l’obligeant presque malgré lui
à inventer sur le mode aléatoire de nouvelles
représentations et de nouvelles conduites. Tous ceux
qui se disent artistes n’en sont pas capables et se
bornent à reproduire les thèmes dominants.
Mais épisodiquement, des ruptures se font jour, grâce
à l’intervention de véritables créateurs.
Ce sont elles que l’on remarque aujourd’hui,
y compris dans l’art historiographique le plus convenu.
Nous reviendront plus en détail ultérieurement
sur la spécificité des créateurs artistiques,
lorsqu’ils sont capables de se distinguer des flots
d’images stéréotypées diffusées
par l’art d’inspiration politique, religieuse
et aujourd’hui, commerciale.
Ajoutons,
sans insister, car le sujet a fait l’objet d’innombrables
commentaires de la part notamment des psychanalystes, qu’une
forme de réflexion philosophique, l’esthétique,
s’applique à définir les critères
du beau et du laid, de l’intéressant ou de l’insupportable,
en matière de création artistique.
Mais généralement, n’allant pas suffisamment
en profondeur dans l’analyse des bases neurales de la
création et de la communication interindividuelle mises
en jeu par la diffusion des langages artistiques, elle ne
dépasse guère le niveau des banalités.
Des domaines entiers échappent, sans doute par pruderie
de la part des critiques, à la réflexion esthétique.
On a pu montrer au contraire le rôle essentiel, bien
que souvent crypté, joué par ce que l’on
considère généralement comme des perversions
sexuelles ou des névroses dans le choix des thèmes,
des sujets et aussi dans le succès que les thèmes
les plus débridés rencontrent auprès
de publics « libérés ». Si l’on
considère que les jeux vidéo constituent aujourd’hui
une forme d’art graphique, on ne comprendra pas le succès
commercial des mises en scènes les plus violentes sans
faire appel à l’analyse des pulsions préconscientes
ou inconscientes. Mais les psychologues ou psychanalystes
eux-mêmes sont souvent très bornés dans
leurs approches critiques, faute de remonter aux bases animales
des comportements humains. La psychologie dite évolutionnaire
elle-même devra faire beaucoup de progrès pour
faire apparaître ce qui se cache derrière ce
que le grand public appelle le beau et le laid, le permis
et le censuré.
La
mémétique appliquée à l’art
devrait selon nous tenir compte de toutes les considérations
qui précèdent afin de comprendre comment se
transmettent et mutent les « mèmes »
artistiques.
Le
marché de l’art et l’art abstrait
Question
Vous êtes de celles (ceux) qui s’insurgent face
au poids qu’ont pris depuis une cinquantaine d’années
les personnes ou entreprises suffisamment fortunées
pour entretenir un marché de l’art essentiellement
spéculatif. On parle de « prescripteurs »,
c’est-à-dire de gens qui ont suffisamment de
pouvoir économique et médiatique pour acheter
un objet quelconque, en affirmant qu’il s’agit
d’une oeuvre d’art, indépendamment du
contenu de cet objet. Ceci crée, comme on dit aujourd’hui,
une bulle. Des personnes à la recherche de placement
lucratif se précipitent pour acheter ce type d’objet.
Dès que le prescripteur estime que le cours atteint
est suffisant, il vend son achat précédent
en réalisant un bon bénéfice. Ultérieurement
d’ailleurs, le cours s’effondre.
Mais n’est-ce pas ce qui s’est toujours produit
dans l’histoire de l’art ? Les rois et les princes
de l’église étaient les prescripteurs
de leur époque. Ceci n’a pas empêché
les artistes de produire beaucoup de chefs d’œuvre,
sans compter il est vrai un nombre considérables
de « croûtes ».
Réponse
Ce contre quoi je m’insurge, c’est le fait que
l’art contemporain, selon l’expression, et ceux
qui le financent, n’attachent plus d’importance
au savoir-faire de l’artiste. Dans l’ancien
temps, les prescripteurs de l’époque ne finançaient
que des créateurs dont le métier avait demandé
des années d’apprentissage. C’est l’art
abstrait, comme l’a bien montré Harouel, qui
a permis ce détournement. Aujourd’hui, n’importe
quel morceau de fil de fer, voire un motif blanc sur fond
blanc, peut être qualifié d’œuvre
d’art et atteindre des cotes élevées,
simplement parce que tel riche amateur, désireux
de faire parler de lui, en a décidé. Ce procédé
est possible avec l’art abstrait. Il ne l’est
pas avec l’art figuratif.
Pour ma part, j’aurais vraiment l’impression
de me prostituer si j’abandonnais la technique qui
m’a demandé beaucoup de travail à acquérir
et qui me demande encore beaucoup de travail à utiliser,
afin de satisfaire aux critères du « marché
» en produisant des œuvres que n’importe
qui pourrait faire aussi bien que moi.
J’ajoute que toutes les personnes qui trouvent de
l’intérêt à l’art figuratif
traditionnel, qui osent encore affirmer qu’elles le
trouvent "beau", sont ridiculisées et n’osent
plus s’exprimer. C’est parfaitement malsain
et antidémocratique.
Appelons
création figurative, en peinture et en sculpture,
le fait de transposer (ou exporter) sur des supports physiques
externes au cerveau des représentations du monde
extérieur correspondant plus ou moins fidèlement
à ce que les sens du créateur, notamment ceux
de la vue, lui font percevoir. Il peut s’agir d’informations
perçues sur le moment : comment le créateur
réagit à la vue d’un paysage ou d’une
scène. Il peut s’agir aussi d’informations
préalablement perçues, mémorisées
dans le cerveau et réactivées par l’imagination
: comment le créateur se représente un paysage
ou une scène dont il a conservé le souvenir,
en raison de son importance. Dans tous les cas, la création
suppose un choix parmi l’infinité des représentations
disponibles. Ce choix lui est dicté soit par la raison,
soit par l’émotion.
Dans
la mesure où l’externalisation d’une
vision d’abord exclusivement mentale suppose en général
l’appel à des techniques complexes, acquises
à la suite de longs apprentissages, celles de la
peinture et de la sculpture, elles ne sont pas à
la portée de la première personne se sentant
inspirée. D’une part les humains seuls en paraissent
capables. Il s’agit d’une acquisition récente
dans l’histoire de l’hominisation mais se situant
dans le prolongement des précédents acquis,
le langage et l’écriture, longtemps après
l’usage des premiers outils. D’autre part, parmi
les humains, n’y sont aptes que ceux ayant bénéficié
de l’apprentissage nécessaire.
A
l’opposé, la création non figurative 4)
consiste à charger d’une signification symbolique
susceptible d’être partagée par d’autres
personnes des formes n’ayant pas de rapports directs
avec cette signification. Par exemple le tableau de Malevich,
Carré noir sur fond blanc (ci contre) ou bien alors
un simple morceau de ferraille. Dans ce cas, la création
ne consiste pas à créer de toute pièce
un support nouveau. Elle peut se borner à charger d’un
sens original n’importe quel objet du monde. Le risque
est alors celui de l’ambiguïté. Un morceau
de ferraille peut symboliser n’importe quoi. L’artiste
qui prétend en faire une œuvre capable de signifier
les très grandes choses qu’il avait en tête
risque de ne rencontrer qu’incompréhension. Pour
que le morceau de ferraille inaugure des échanges langagiers
en se chargeant d’un minimum de sens commun, l’affirmation
du créateur ne suffira généralement pas.
Il faudra qu’elle soit relayée par un «
prescripteur » doté d’une autorité
suffisante pour pouvoir être entendu par le grand public
quand il affirmera : « ne vous fiez pas aux apparences,
ceci n’est pas du fer à béton, mais une
œuvre d’une très grande profondeur ».
Ces personnes, impressionnées par un tel acte d’autorité,
feront alors travailler leur imagination et y verront ce que
celle-ci leur suggérera.
Mais
la communication restera basée sur l’ambiguïté,
car jamais le prescripteur n’ira jusqu’à
affirmer que le fer à béton est porteur d’une
signification bien définie, capable de s’imposer
à tous. Il n’osera pas obliger les spectateurs
à y voir, par exemple, une vache. Il pourra par contre
suggérer que la ferraille symbolise la dureté
de la condition humaine. Jadis, pour que ce processus fonctionne,
il fallait que le prescripteur réussisse à
convaincre le public que l’objet dispose, d’une
certaine façon, de pouvoirs quasi magiques. Le moyen
le plus efficace, longtemps utilisé par les religions
et les sectes, consistait à le présenter comme
l’émanation d’un pouvoir surnaturel.
Les humains étant encore très superstitieux,
le procédé reste encore efficace. Jean-Louis
Harouel, que vous évoquiez, a bien montré
dans son livre qu’il s’agit d’une véritable
imposture. A moins de croire à la magie, on ne peut
penser que les artistes auraient seuls le privilège
de pouvoir se mettre en relation avec un monde extra-physique.
Certes,
certains artistes abstraits évoquent à juste
titre ce que qu’ils produisent est beau car ils retrouvent
des formes et couleur existant dans la nature. Roger Caillois
avait beaucoup écrit sur ce thème. Le neurologue
américain Michaël Gazzaniga de l’université
de Californie, va plus loin en ce sens. Pour lui, les cerveaux
humains peuvent trouver «beaux», autrement dit
dotés d’une valeur esthétique, des combinaisons
de formes (voire de couleurs) non signifiantes mais correspondant
aux « patterns » que forment spontanément
les
neurones des cortex sensoriels pour commencer à interpréter
et classer les données multiples recueillies par les
sens. Serait à cet égard particulièrement
beau un motif susceptible d’être retraité
rapidement et sans effort par le cerveau. Mais alors à
l’inverse, pourquoi certains tableaux abstraits offrant
des motifs particulièrement confus et indéchiffrables,
tels ceux de Pollock (ci-contre) , seraient-ils considérés
comme beaux par certains cerveaux ? C'est que le confus et
l'indéchiffrable peuvent aussi intéresser le
cerveau.
Sans
prétendre épuiser toutes les formes par lesquelles
se présente aujourd’hui l’art abstrait,
notamment sous sa forme prétendue révolutionnaire
d’Art contemporain, on doit reconnaître qu’il
n’hésite pas à exploiter le processus
critique dit de déconstruction destiné à
montrer l’inanité ou le conservatisme des symboliques
traditionnelles. Il s’agit d’un réflexe
sain sans lequel aucune création artistique, fut-elle
figurative, n’aurait d’intérêt.
Mais généralement la déconstruction
s’accompagne d’une reconstruction présentant
une vision renouvelée du monde. Les figuratifs de
l’école fauve avaient (utilement ou pas) déconstruit
la peinture académique de la fin du 19e siècle,
mais ils avaient reconstruit quelque chose tout aussi sinon
plus évocateur et chargé de sens. L’urinoir
de Maxime Duchamp ou la boite de conserve emplie d’excrément
d’un autre artiste « visionnaire » jouent
de cette carte. Ces œuvres tiennent d’ailleurs
simultanément du figuratif et du non-figuratif. Mais
dans cette voie, d’ailleurs à la portée
du moindre dynamiteur venu, où s’arrêter
? Une bombe explosant dans le métro peut également
être présentée comme participant à
ce processus salutaire de déconstruction. L’ennui
est qu’en général, dans ce cas comme
dans celui de Duchamp, la déconstruction n’est
suivie d’aucune proposition de reconstruction.
En
fait, il suffit de regarder qui aujourd’hui finance
les artistes abstraits, présentés comme représentatifs
de l’Art contemporain. Ce sont des entreprises industrielles
et commerciales à la recherche de publicité
pour leurs propres produits. Ce qui les intéresse
n’est pas la qualité de l’œuvre,
ni les possibilités de reconstruction pouvant succéder
à des processus de déconstruction. Ces entreprises
ne s’intéressent qu’à la possibilité
de créer des « buzz », comme on dit aujourd’hui,
qui bénéficieront à la promotion de
leurs marques et de leurs produits. Elles n’ont donc
de mécène que le nom. Ceci retentit sur la
renommée des artistes. Elles est de nos jours, plus
encore que jadis, directement proportionnelle à la
fortune de ceux qui les financent.
Le
créateur, aujourd’hui comme dans les siècles
précédents, s’insère dans un
réseau de pouvoirs dont, s’il veut bénéficier
d’une reconnaissance rapide, il doit respecter les
contraintes. L’artiste créateur ne peut se
voir reconnu par la société au sein de laquelle
il s’exprime que si ses créations correspondent
aux exigences de l’un ou plusieurs de ces réseaux
de pouvoirs. Sinon, lui-même comme souvent ses travaux
demeurent isolés et finissent par disparaître
– sauf éventuellement à être reconnus
bien plus tard, les équilibres entre pouvoirs ayant
changé.
Les
dominants, quels qu’ils soient, utilisent les artistes
à leur profit. Mais ils sont face à eux, dans
une situation ambiguë. Ils ne peuvent pas stériliser
leur liberté de déconstruction-reconstruction,
sinon la contribution de leur créativité au
maintien et au renforcement de leur propre domination disparaîtrait
ou s’exercerait au profit de concurrents. Ils ne peuvent
pas non plus leur laisser totalement carte blanche, du fait
des freins que mettraient à leur domination des critiques
ou des propositions d’alternatives susceptibles d’éloigner
d’eux un large public jusque là assujetti.
Il s’en suit que les créateurs et les pouvoirs
sont en négociation perpétuelle, mettant en
jeu leurs avenirs respectifs. Il se trouve cependant qu’avec
l’art abstrait, dont les significations révolutionnaires
sont infimes, les dominants semblent avoir définitivement
pris le pas sur les créateurs.
Les
réseaux de pouvoir ou de dominance au sein desquels
s’inscrit l’acte de création et dont
le créateur, pour survivre en tant que tel, doit
négocier l’appui, sont bien connus. D’une
part ils correspondent à des déterminismes
profondément inscrits dans les bases neuronales des
humains (comme dans celles de nombreuses espèces
animales) : par exemple les hiérarchies propres à
la plupart des groupes animaux et aboutissant chez l’homme
à la mise en place d’institutions politiques
plus ou moins contraignantes, le besoin de croire à
l’existence d’univers invisibles et de vies
après la vie exploité par des institutions
religieuses elles aussi à la recherche d’un
pouvoir politique, les différences entre sexes ou
entre classes d’âge renforcées par des
pratiques inégalitaires dont il est difficiles de
s’émanciper. L’histoire de l’art
serait incompréhensible si elle ne tenait pas compte
de l’influence de ces divers déterminismes
sur les créateurs.
Cependant,
les dominations politiques, religieuses ou d’ordre
sexuel prennent des formes différentes selon les
époques, les continents, les climats, les contraintes
économiques, les stratégies géopolitiques.
Les modes de sélection pesant sur la créativité
des artistes se présentent donc de façon très
différente selon les structures sociopolitiques au
sein desquelles ils vivent. Des formes souvent différentes
de prescription, de tutorat mais aussi de censure s’imposent
à eux. Ils peuvent jouer de certaines de ces différences
pour échapper aux contraintes les plus directes,
mais ils intériorisent la plupart d’entre elles
sous forme d’interdits et d’ « obligations
à faire » dont ils ne se rendent généralement
pas compte. Ils ne peuvent donc pas échapper, non
plus qu’aucun autre créateur, au poids des
conformismes. Il reste que les artistes qui ont survécu
au passage du temps ont réussi à insérer
dans un monde de contraintes certaines illuminations personnelles
découlant de leurs talents propres ayant provoqué
par la suite de ce l’on nomme en philosophie des sciences
des sauts paradigmatiques.
Les
contraintes elles-mêmes ont changé. Au fil
des siècles, les artistes ont reçu de moins
en moins de commande des institutions politiques et religieuses.
Ils ont de plus en plus travaillé pour de riches
amateurs ou pour des fondations. Ceci a diversifié
les exigences auxquelles ils devaient répondre. Au-delà
des clients privés fortunés et des mécènes,
la circulation des œuvres permise par la diversification
des échanges les a mis au contact avec un public
plus large susceptible de s’intéresser y compris
par des achats à leurs créations. Mais ils
sont restés contraints. Sauf à rester solitaires
(maudits, selon la vieille expression), ils ont été
obligés de se soumettre plus ou moins complètement
à ce que ce public, et plus généralement
la société, considèrent comme «
beau » ou, tout au moins, comme « intéressant
».
Que
les artistes se soumettent globalement aux goûts du
public ou que dans certains cas, ils s’efforcent de
l’influencer, l’ « éduquer »
(à leur profit évidemment), n’aurait
rien d’inquiétant en ce qui concerne l’autonomie
de la création. Mais récemment, comme on l’a
vu, une tyrannie sans doute plus forte encore que les formes
ancestrales de contrainte à la créativité
est apparue. Il s’agit de celle du marché et
de la « cote ». Dans la mesure où s’est
établi, à partir du 19e siècle et plus
encore de nos jours, un marché mondial des œuvres
d’art, les créateurs, même s’ils
refusent (ou prétendent refuser) de se transformer
en spéculateurs, sont obligés de tenir compte
des tendances du marché. Beaucoup le font de façon
intuitive, mais d’autres très cyniquement.
Dans ce cas, ils sont obligés, quoiqu’ils prétendent,
de se comporter en imitateurs ou reproducteurs. Ils renoncent
à prendre le risque de se consacrer, au moins de
façon substantielle, à des formes d’expression
ou de création originale qui risqueraient de ne pas
trouver preneurs sur le marché, car se situant en
dehors des « tendances » et de la « mode
» du moment.
Le
phénomène n’est évidemment pas
nouveau. L’histoire de l’art, nous l’avons
dit, montre que les artistes, aussi créatifs ou se
voulant créateurs qu’ils étaient, s’inscrivaient
obligatoirement, pour survivre, dans les canons politiques,
religieux, sexuels de leur époque. Mais les vrais
créateurs s’efforçaient de dépasser
ces formes d’expression contraintes par des touches
de « génie ». Elles étaient souvent
d’ailleurs inaperçues de ceux qui finançaient
la création, mais elles pouvaient être reconnues
par un public plus averti et donner naissance à de
nouvelles pratiques ou écoles. Les autres artistes,
incapables de création et ne méritant donc
pas le nom d’artiste tel que nous l’entendons
ici , se bornaient à reproduire les œuvres de
ceux ayant eu l’appui des pouvoirs dominants, en espérant
bénéficier de l’effet de mode ainsi
créé.
Ce
qui est nouveau aujourd’hui tient au fait que les
artistes ne sont pas jugés en termes esthétiques
ou compte tenu du prestige que leurs talents authentiquement
créateurs apportaient jadis aux commanditaires. Ils
le sont compte tenu des profits que la spéculation
sur la vente de leurs œuvres peut apporter à
ceux qui décident de les acheter pour les revendre
avec bénéfice. Ces nouveaux commanditaires
n’avouent évidemment pas un tel cynisme. Ils
prétendent, comme leurs prédécesseurs,
agir au service de l’art, de la beauté, du
consensus autour de grandes valeurs esthétiques et
morales Mais ils le font en fait principalement en fonction
de la publicité que peut apporter à leurs
activités industrielles ou commerciales l’appui
qu’ils donnent à telles ou telles œuvres
ou tendances.
Ces
nouveaux prescripteurs décident, avec toute l’autorité
que leur donne leurs réussites commerciales et leurs
appuis politiques, de ce que doit être le beau et
le laid. Le fait qu’ils y consacrent des sommes importantes
confère nécessairement à l’artiste
se conformant aux prescriptions qu’il reçoit
un statut de célébrité internationale.
Il n’y aurait que moindre mal si les prescripteurs
exerçaient des choix guidés par une certaine
volonté d’esthétique. Mais les choix
des prescripteurs sont principalement guidés par
l’aptitude de l’œuvre à susciter
des bulles spéculatives sans nécessiter d’investissement,
ni de la part de l’artiste ni de celle du prescripteur.
Nous
avons déjà évoqué ce mécanisme,
qui ne se limite pas à l’art puisqu’il
fait aujourd’hui, comme l’on sait, des ravages
dans l’économie et la finance. Si l’entreprise
X décide, à grand tapage publicitaire, d’acheter
un tas de débris de démolition afin d’en
faire le thème d’une exposition, ce tas de
débris particulier prendra très vite une valeur
symbolique et partant commerciale importante. Le prescripteur
s’en débarrassera donc très vite en
encaissant une plus value qui ne lui aura coûté
que quelques dépenses de communication. Une mode
sera créée dont profiteront quelques temps
d’autres prétendus artistes, dont le talent
se limitera à transporter des tonnes de débris
de démolition dans des galeries prêtes à
proposer de telles œuvres à la vente. Ceci jusqu’à
ce que la mode en passe, ce qui se fera très vite
et laissera démunies beaucoup de personnes ayant
acheté fort cher les susdites « œuvres
», sans les avoir revendues alors qu’elles tenaient
encore la cote.
Ainsi
dorénavant, la création artistique dont on
parle, celle qui oriente les activités de la plupart
de ceux qui se veulent être des artistes créateurs,
est soumise comme les autres domaines de la création,
notamment en matière scientifique, à des impératifs
dont il est difficile de ne pas tenir compte. Il s’agit
de ceux de la marchandisation, de la spéculation
financière et d’une mondialisation qui, loin
d’encourager les spécificités, tend
à les niveler autour de produits susceptibles de
trouver preneurs chez des centaines de millions de consommateurs
instrumentalisés afin qu’ils exercent des choix
identiques.
Ces
nouvelles contraintes imposées à la création
artistique ont privilégié l’art abstrait,
sous le nom d’art moderne ou art contemporain. L’art
abstrait présente l’avantage, pour les artistes
et les spéculateurs, de ne demander que peu d’investissements
ni de professionnalisme, quoi qu’en disent ceux qui
s’y consacrent. Mais le débat entre art figuratif
et art abstrait ne peut être réduit à
la présentation un peu simpliste que nous venons de
faire. Toute condamnation systématique de l’une
ou l’autre de ces formes de création (c’est-à-dire
excluant « définitivement » l’une
au profit de l’autre) ne pourrait s’appuyer sur
des arguments scientifiques. Elle reposerait principalement
sur des arguments commerciaux.
Si nous définissons la création artistique
comme la construction de représentations utilisant
des concepts de base déjà acquis et transmis
socialement sous la forme de langages symbolique, mais les
reconstruisant différemment, cette définition
montre en quoi l’art abstrait diffère de l’art
figuratif. Dans l’art abstrait, le créateur
refuse a priori d’utiliser les éléments
du langage symbolique dominant. Il veut créer des
symboles initialement non signifiants, afin d’imposer
de nouveaux langages qu’il espère voir se substituer
aux langages dominants. Il espère pour cela transmettre
des informations brutes non retraitées ou peu retraitées
par le cerveau, telles des organisations de formes et de
couleurs n’existant pas dans la nature, afin de provoquer
un « rajeunissement » du regard.
Mais
le cerveau, autant que l’on sache, n’a pas été
organisé au cours de l’évolution pour
transmettre des informations brutes. Ceci pour une raison
simple : étant assailli en permanence de telles informations,
il s’épuiserait à la tâche. Il
ne sélectionne que celles s’intégrant
à des patterns neuronaux déjà acquis.
Le peintre abstrait qui s’imagine, par exemple dans
le tachisme, transposer sur des supports des informations
brutes perçues par les sens mais non retravaillées
par le cerveau, se trompe. Il s’agit en fait d’informations
retravaillées par lui afin de perdre leurs significations
primitives. Il peut difficilement d’ailleurs s’abstraire
des représentations identifiables par le cerveau.
Ainsi, comme nous l’avons vu, on retrouve dans certaines
oeuvres abstraites des formes minérales ou végétales
appartenant à la nature. C’est notamment le
cas en ce qui concerne l’art computationnel déjà
cité, utilisant l’informatique pour générer
des formes.
Le
créateur se voulant abstrait est face à un
dilemme. Ou bien il renonce à toute communication
avec d’éventuels récepteurs –
dans ce cas il se bornerait à s’exprimer pour
son seul compte, exactement comme le ferait un délirant
prononçant des mots incompréhensibles, ce
qu’aucune personne socialement intégrée
n’accepterait de faire. Ou bien il espère que
le nouveau langage ou proto-langage qu’il crée
trouvera des interlocuteurs qui s’efforceront d’y
pénétrer et de le retransmettre. Nous parlons
ici d’interlocuteurs sincères et non de personnes
s’y intéressant par snobisme sans chercher
à y comprendre quelque chose. Mais dans ce cas, le
nombre de ses interlocuteurs sera nécessairement
très réduit. Si je crée une langue
pour mon compte en produisant des mots composés de
sons assemblés selon mes seules règles, je
risque de n’obtenir qu’un succès de curiosité.
La transmission de sens (sémantique) indispensable
à la communication langagière sera quasiment
impossible. C’est ce qui se passe dans les formes
les plus extrêmes de l’abstraction. Les créateurs
se multiplient, comme les écoles qu’ils prétendent
créer, mais à part des imitateurs obéissant
à des prescripteurs externes et commercialement intéressés,
ils ne forment pas d’élèves.
L’histoire
de l’art montre que l’art abstrait est d’apparition
toute récente, du moins sous des formes nous étant
parvenues. Pour la plupart des historiens de l’art,
ce fut l’apparition de la photographie qui a déconsidéré
l’art figuratif et obligé les artistes, afin
de résister aux photographes, à trouver d’autres
formes d’expression. Seuls de rares convaincus se
sont efforcés d’ouvrir de nouvelles voies à
l’art figuratif. Il n’y a pas de raison aujourd’hui
de renoncer à de telles recherches. Notons qu’à
son tour la photographie s’est fait reprocher de copier
naïvement la nature, ce qui a progressivement rangé
les photographes, professionnels ou amateurs, parmi les
« témoins de leur temps », témoins
dont le rôle a d’ailleurs été
et demeure très important dans le processus de communication
par les images.
L'art figuratif a-t-il encore une place?
Question
Ne pensez vous pas que les arts auxquels vous vous intéressez,
peinture, sculpture, mosaïque, notamment dans leur
version dite figurative, c’est-à-dire transposant
ce que l’œil voit (ou croit voir, nous y reviendrons),
seront de plus en plus considérés comme marginaux,
d’une part parce que, contrairement par exemple à
la musique ou au cinéma, sans mentionner la photo
devenu un moyen d’expression à la portée
de tous, ils n’intéressent qu’un faible
public - et d’autre part parce que, dans la crise
multiforme vers laquelle se dirige le monde, ils paraîtront
de plus en plus futiles?
Réponse
Depuis que l’art existe, le monde est allé
de crise en crise. Cela ne l’a pas empêché
d’apparaître et de se développer. Rien
n’interdit aujourd’hui aux artistes d’exprimer
leurs points de vue sur les crises et leurs solutions possibles.
Les techniques nouvelles peuvent servir, mais rien n’empêche
à mon avis d’utiliser les techniques anciennes
pour faire sentir, consciemment ou non, la façon
dont un individu particulier ressent le monde moderne, y
compris à travers les catastrophes qui le menacent.
Le caractère effrayant de la désertification,
par exemple, pourrait très bien être traduit
à l’huile, bien mieux qu’en photo.
Combien de gens peuvent-ils être intéressés
? Quand on voit les foules qui s’agglomèrent
autour des stades, les passions que suscitent les compétitions
sportives, on peut effectivement penser qu’avec une
petite toile produite de temps en temps, fut-elle même
transposée sur Internet, on se sent très seul.
Mais penser que les mêmes jeunes supporters qui ne
jurent que par le foot seront à tout jamais inaccessible
à d’autres émotions est bien peu démocratique.
Il faut d’abord que l’artiste dise ce qu’il
se sent motivé à dire, indépendamment
de l’audience. Il s’aperçoit alors, s’il
le dit bien, que beaucoup de gens y sont sensibles. Vont-ils
acheter pour autant ? Sans doute pas. Les vrais créateurs
ont toujours exprimé ce qu’ils ressentaient
au fond d’eux-mêmes, sans trop se préoccuper
du modèle économique, permettant d’en
vivre. On retrouve le même problème avec la
question de la gratuité sur Internet.
Sans
commentaire. Merci
Notes
(1) Bernard Caillaud. Voir
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2003/avr/caillaud.html
(2) Harouel. Voir http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2009/98/harouel.htm
(3) Jean-Pierre Changeux. "Du vrai,
du beau, du bien", Editions Odile Jacob - 2008. Voir
notre article
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2008/dec/changeux.html
(4)
Liste de peintres abstraits, sur Wikipedia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Cat%C3%A9gorie:Peintre_abstrait