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The
Superorganism: The Beauty, Elegance, and Strangeness of
Insect Societies,”
par Bert Hölldobler et Edward O. Wilson ,
novembre 2008
Présentation
et commentaires par Jean-Paul Baquiast - 24/05/2009
Les
sociétés d'insectes (eu-sociétés)
au regard de l'ontophylogenèse
Jean-Jacques
Kupiec est en train de révolutionner la génétique
et plus généralement la biologie évolutionnaire
en imposant ce qu’il a nommé l’ontophylogenèse.
On relira à ce sujet notre
présentation de son dernier ouvrage, "L'origine
des individus"; Deux concepts principaux illustrent
cette nouvelle façon d’étudier l’évolution
: l’expression stochastique (ou aléatoire)
des gènes, (conduisant au concept d’expression
stochastique des protéines résultant de l’expression
des gènes), et l’hétéro-organisation.
Ces deux concepts lui permettent de réintroduire
le darwinisme (variation aléatoire et sélection)
dans l’ensemble des processus de formation du vivant,
qu’il s’agisse de la formation de l’individu
résultant de l’expression des gènes
ou de la formation de la lignée reproductive résultant
de modifications apportées au génome. C’est
l’expression stochastique des gènes et la structuration
stochastique des protéines qui permettent la variation
aléatoire à tous les niveaux de formation
du vivant et c’est la sélection par interaction
avec un milieu extérieur (hétéro-organisation)
qui permet de faire apparaître de nouveaux variants
mieux adaptés aux contraintes du milieu. Jean-Jacques
Kupiec élimine ce faisant de facto l’idée
d’une auto-organisation ne trouvant sa logique interne
que dans l’arrangement de ses composants, sans interaction
avec l’extérieur.
Il
ajoute toutefois un autre paramètre sélectif
s'ajoutant aux rôles de l'aléatoire et de l'environnement.
Il s'agit si l'on peut dire de l'histoire de l'organisme
que celui-ci porte dans sa structure (voir pages 153-154
+ figure 15 de l'Origine des IndividusI). Dans sa structure,
l'organisme intériorise toutes les contraintes sélectives
qu'il a subies au cours de son histoire et cette contrainte
structurelle contraint à son tour son futur. C'est
pour cela qu'un lapin donne toujours un lapin et un être
humain un autre être humain, via la structure de la
cellule germinale. Nous retrouverons ce point très
important dans la suite de cet article.
En résumé, selon Jean-Jacques Kupiec, il faut
renoncer à expliquer l’évolution biologique
par appel à deux processus différents, comme
le faisait jusqu’ici la biologie moléculaire
: la formation de l’individu qui résulterait
d’un déterminisme strict imposé par
le génome (en application du principe caricaturé
par la formule un gène = un caractère = un
comportement) et l’évolution du génome
soumise, elle, à l’algorithme darwinien «
variation au hasard (mutation) et sélection ».
La raison de cette impossibilité est simple : aucune
expérimentation ne peut démontrer l’existence
du déterminisme génétique sur le mode
: un gène = une protéine. Les gènes
s’expriment par l’intermédiaire de nombreuses
protéines qui entrent en compétition darwinienne,
en fonction de leurs interactions compétitives, entre
elles et avec un milieu extérieur, pour produire
niveau par niveau soit des organites cellulaires, soit des
cellules, soit des organes, soit des phénotypes ou
individus tous plus ou moins différents les uns des
autres. C’est ce que signifie le concept d’ontophylogenèse.
Le darwinisme appliqué à la formation des
cellules y rejoint le darwinisme appliqué à
la formation des lignées (on pourra parler d’espèces
par commodité). Le milieu, (milieu cellulaire, milieu
organique ou milieu environnemental), sélectionne
ensuite les produits les plus adaptés.
L’étude de l’évolution de la vie
sous ses différentes formes permettra aux biologistes
s’inspirant du paradigme nouveau proposé par
Jean-Jacques Kupiec d’illustrer et préciser
les différents mécanismes en découlant.
Encore devront-ils s’adresser à des espèces
faciles à observer. Les bactéries offrent
un domaine intéressant, mais la multiplicité
des espèces ou souches, la rapidité des mutations,
le caractère fluctuant ou difficilement observable
des milieux sélectifs ne rend pas faciles les expérimentations
in vivo. Les chercheurs sont tentés de remplacer
celles-ci par des simulations informatiques. A l’autre
extrémité des échelles du vivant, l’étude
des organismes de grande taille, mammifères en général
et hommes en particulier, offre des terrains bien plus favorables.
Le séquençage des génomes, le catalogage
des protéines (ou protéomes), les expérimentations
multiples concernant leur influence sur les individus, les
groupes et le milieu au sens large se sont multipliées.
Mais comme le remarque Jean-Jacques Kupiec, l’influence
des a priori philosophiques ou religieux n'y facilite pas
la définition des « faits » à
observer, le choix des instruments à utiliser ou
l’interprétation des résultats expérimentaux.
En ce qui concerne l’humain, le conflit devenu traditionnel
entre les explications dites socio-biologiques (faisant
appel à l’influence des gènes) chargées
de tous les péchés et les explications «
culturelles », mettant en avant l’influence
du milieu et prétendant ainsi pour certaines encourager
un supposé libre-arbitre de l’homme, n’est
pas près de s’éteindre. La volonté
d’unifier les approches découlant de l’adoption
du concept d’ontophylogenèse, avec la prise
en considération de rôle sélectif des
milieux extérieurs (hétéro-organisation)
ne suffit pas à désarmer les oppositions entre
défenseurs du génétique et défenseurs
du culturel, même lorsque les premiers acceptent de
considérer que le génétique s’exprime
de façon aléatoire et qu’au contraire,
le culturel se manifeste par des déterminismes plus
ou moins prégnants.
L’introduction du concept de superorganisme dans ce
débat, appliqué en particulier aux sociétés
humaines, n’a pas diminué les antagonismes.
Depuis l’Antiquité, il était devenu
courant de comparer les sociétés animales
et humaines à des superorganismes, construits sur
le modèle des organismes complexes, dont les individus
constituaient des cellules élémentaires. Mais
il s’agissait le plus souvent d’une image, bien
illustrée par le Léviathan de Hobbes. Il était
très difficile d’en tirer des applications
pratiques. Ceci n’a pas empêché des auteurs
tels que Howard Bloom, souvent cités par nous, de
s’en servir abondamment pour comprendre les conflits
entre groupes humains. Avec le développement du darwinisme
et de la génétique, des objections plus techniques
ont été faites à l’importation
du concept de superorganisme en sociologie et en biologie.
A quel niveau se produit la compétition entre superorganismes
et la sélection en découlant, se traduisant
par des modifications génétiques, au niveau
des individus ou au niveau des groupes ? A priori, seuls
les individus peuvent enregistrer des mutations, puisque
les groupes n’ont pas de gènes en propre. Même
s'il ne pouvait faire appel à la notion de gène,
Darwin avait vu cette difficulté, sans pouvoir la
résoudre.
Ses successeurs, comme nous l’avons relaté
dans des articles antérieurs, avaient néanmoins
– par la force des choses – admis que les groupes
animaux et humains entraient en compétition darwinienne,
que les plus compétitifs étaient sélectionnés
(sélection de groupe) et que des modifications plus
ou moins marquées des génomes de leurs membres
pouvaient en résulter – ceci sans sans mentionner
évidemment les modifications comportementales dites
épigénétiques en découlant par
ailleurs. Des explications assez « tirées par
les cheveux », sur le modèle de la «
kin selection », avaient été avancées.
Il nous semble aujourd’hui évident que l’introduction
d’une dose accrue d’aléatoire dans les
relations entre les génomes et les individus, résultant
de la prise en compte du mécanisme de l’ontophylogenèse,
ne peut que diminuer les oppositions entre défenseurs
de la sélection individuelle et défenseurs
de la sélection de groupe.
Les sociétés
d’insectes et l’ontophylogenèse
Ceci
étant, l’étude des sociétés
d’insectes, abeilles, fourmis, termites, connues depuis
l’Antiquité par des comportements sociaux jugés
très proches de ceux des sociétés humaines,
avait dès les origines donné au concept de
superorganisme une pertinence particulière. Comment
ne pas comparer une fourmilière à un organisme
dit supérieur, à condition de considérer
que les ouvriers et guerriers en sont les cellules ou les
organes, la reine le sexe, la fourmilière le squelette
et la peau, les modes de communication entre individus le
système nerveux ? Les entomologistes ont toujours
bénéficié, sans doute du fait de la
fascination produite par ces analogies, de moyens d’études
importantes. Aujourd’hui, les insectes sociaux, par
comparaison avec d’autres espèces végétales
et animales, sont toujours particulièrement bien
étudiés, non seulement sur le terrain, mais
au regard de la physiologie des individus, de leurs gènes,
des moyens par lesquels ils communiquent. L’énorme
documentation fournie par The Superorganism en
porte témoignage. Edward O. Wilson, avant de se faire
connaître comme théoricien de la sociobiologie,
a toujours été un spécialiste de ces
insectes, plus particulièrement des fourmis. L’ouvrage
monumental, par lequel en collaboration avec Bert Hölldobler,
il fait le point de 40 années de travail sur les
insectes sociaux, constitue à cet égard un
instrument de connaissance incomparable.
Notons
d’emblée que pour les auteurs (photo: E.O.
Wilson), le terme de superorganisme ne peut être appliqué
qu’aux sociétés d’insectes sociaux.
Dans ce cas, il ne s’agit plus d’une métaphore,
mais de la seule façon permettant de désigner
une forme spécifique d’organisme vivant, réparti
ou distribué entre un grand nombre de cellules individuelles
dont l’autonomie n’est pas comparable malgré
les apparences à celles des individus dans les sociétés
animales et humaines. On emploie d’ailleurs pour les
désigner, comme nous l'avons indiqué, le terme
d’eu-sociétés, sociétés
dont les membres sont caractérisés par trois
traits : la coopération pour l’élevage
des jeunes, la division du travail entre membres reproducteurs
d’une part et membres stériles, ouvriers ou
soldats, d’autre part, et la superposition dans le
nid d’au moins deux générations contribuant
à l’exécution du travail commun. Il
est évident que les sociétés humaines
ne répondent pas à ces critères.
Plutôt que résumer le contenu de ce livre,
que les lecteurs trouveront facilement dans les présentations
qui en sont faites sur le web, nous voudrions insister sur
la contribution décisives que selon nous il apporte
à la théorie de l’ontophylogenèse
présentée par Jean-Jacques Kupiec. Le sujet
est difficile et nous nous bornerons à l’effleurer.
Si « The superorganism » ne fait pas
allusion aux recherches du chercheur français, que
les auteurs ignoraient pour diverses mauvaises raisons,
il nous semble apporter à tous moments des preuves
ou commencement de preuves expérimentales à
ses thèses.
En effet, la principale question que pose l’étude
des multiples formes sociales que prennent les sociétés
d’insectes, comme celle des multiples capacités
de type cognitif que manifestent les insectes à titre
individuel, concerne l’origine de ces formes et de
ces capacités. On répond généralement
que chez les insectes, tout est programmé, autrement
dit sous commande génétique. Mais comment
des génomes, aussi complexes soient-ils, peuvent-ils
commander une telle diversité et une telle adaptativité
? Ceci d’autant plus que les eu-sociétés,
bien qu’anciennes (environ 100 millions d’années)
se sont développées à partir d’espèces
représentées par des individus menant des
vies solitaires, dont les gènes ne sont pas très
différents de ceux des insectes sociaux correspondants.
Il a donc fallu que les génomes inventent à
un rythme élevé les innovations adaptatives
nécessaires et ceci dans le plus fin détail,
puisque les « cultures » transmises autrement
que par la voie héréditaire au sein des sociétés
d’insectes n’ont pas la richesse et l’adaptabilité
qu’elles manifestent dans les autres sociétés
animales.
L’inventivité des sociétés d’insectes
ne peut donc pas se comprendre si l’on conserve le
postulat de la biologie moléculaire selon lequel
un déterminisme strict lie le gène au caractère,
les innovations ne pouvant résulter que de mutations
aléatoires se produisant au niveau du génome
de l’espèce. Il en serait résulté
une rigidité adaptative ne correspondant pas à
l’expérience. On voit en effet de nombreuses
variétés d’insectes sociaux s’adapter
très rapidement à de nouveaux environnements
– ou plus souvent encore créer de nouveaux
micro-environnements ou niches protectrices – aussi
souplement que s’il s’agissait d’adaptations
comportementales, éventuellement décidées
de façon consciente.
On ne peut comprendre une telle adaptabilité que
dans le cadre de l’expression stochastique des gènes
et de la structuration stochastique des protéines
proposé par Jean-Jacques Kupiec. Si les gènes
sont capables d’induire chez les phénotypes
une grande variété de réponse, ils
permettront ainsi à la société de toujours
disposer d’individus présentant les meilleures
solutions adaptatives possible. On se trouve en présence
d’un processus très proche de celui du système
immunitaire, où les antigènes rencontrent
très vite l’anticorps susceptible de les neutraliser,
parmi tous ceux que produit en permanence, ou que peut produire,
le système immunitaire.
Mais il faut aller plus loin. Ce qui a fait la force inégalée
des sociétés d’insectes sociaux est
leur capacité à conquérir de nouveaux
espaces. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’adaptations
rétroactives à des modifications du milieu
extérieur, mais d’une adaptation anticipatrice
à des milieux sélectifs non encore rencontrés.
A nouveau, pour comprendre comment ceci peut se produire,
nous pensons qu’il faut faire appel au concept d’expression
stochastique des gènes. Si des ensembles de gènes
finalement limités et n’ayant pas beaucoup
varié depuis l’apparition des premiers insectes
ont pu générer des phénotypes capables
de conquérir très rapidement de nouveaux environnements
en s’y adaptant sans expérience ni sélection
préalable, c’est parce que les mécanismes
aléatoires responsables de la production des protéines
et des phénotypes adéquats ont fonctionné
sur un mode véritablement aléatoire. A force
de produire de nouveaux variants qui « ne servaient
à rien » et tombaient en désuétude,
ils finissaient par produire des variants adaptés
à des milieux nouveaux jusqu’ici non explorés.
Ces milieux leur servaient immédiatement alors de
milieu sélectif leur permettant de s’y développer
rapidement.
Nous
pensons qu'il faut faire encore un pas de plus, pour comprendre,
concernant notamment les fourmis, la très grande
"intelligence" que manifestent certaines fourmilières
et les processus collectifs utilisés pour les construire
et les entretenir. The Superorganism cite ainsi
l'exemple des fourmis coupeuses de feuilles, considérées
comme les plus complexes parce que situées en haut
de l'échelle évolutive. (leaf-cutter ant,
photo). La fourmilière parait alors se comporter
comme un superorganisme à lui tout seul, imposant
ses règles aux fourmis individuelles dépendant
de lui. Or le nid des coupeuses de feuilles n'a ni cerveau
ni volonté en propre. Il traduit en fait la réalisation
d'une symbiose entre les fourmis et les ressources du milieu
dont cette espèce particulière de fourmis
à découvert l'utilité de façon
aléatoire, par essais et erreurs. Mais une fois constitué,
le nid exerce une pression sélective sur les générations
successives de fourmis les conduisant à sélectionner
les expressions géniques les plus favorables à
l'enrichissement de la solution spécifique qu'il
représente. C'est ce que Jean-Jacques Kupiec appelle,
comme rappelé ci-dessus, l'histoire de l'organisme
que celui-ci porte dans sa structure La structure de l'organisme
(la fourmilière et les fourmis) sélectionnera
en permanence des variants bien définis, sous forme
de dispositions neuromusculaires et sensorielles précises,
entraînant des pratiques opératoires indispensables
à sa survie.
Il n’y a pas de raison d’exclure la possibilité
de tels mécanismes pour expliquer la diversification
explosive des espèces vivantes de toutes lignées,
y compris après les grandes extinctions. Mais on
peut penser que les insectes sociaux, comme à une
échelle inférieure les organismes monocellulaires,
disposent d’une plus grande flexibilité que
les autres animaux, de par leur organisation sociale, leur
permettant de pénétrer des milieux différents.
Les sociétés humaines, pour ce qui les concerne,
sont beaucoup plus lourdes à tous égards et
ne pourraient ainsi tirer parti de leurs aptitudes au darwinisme
cellulaire pour réagir rapidement aux menaces. Peuvent-elles
compter en échange sur leurs capacités à
se représenter elles-mêmes ? Il s’agit
d’une autre question, que nous n'aborderons pas ici.
Elle nécessite selon nous de considérer les
sociétés humaines comme de véritables
superorganismes mais d’un nouveau type, ayant réalisé
des symbioses entre composants biologiques, anthropologiques
et matériels (technologiques aujourd'hui). C’est
ce que nous nommons par ailleurs des systèmes ou
complexes anthropotechniques.
Les
systèmes anthropotechniques
Nous
faisons néanmoins l'hypothèse que les processus
darwiniens permettant la construction des sociétés
d'insectes sociaux, explicités par la théorie
du darwinisme cellulaire de Jean-Jacques Kupiec, se retrouvent,
avec des contraintes très voisines, dans la construction
et le devenir des systèmes anthropotechniques. Ceci
expliquerait notamment pourquoi les principaux de ces systèmes
anthropotechniques s'entêtent à poursuivre
des comportements égoïstes, sélectionnés
par leur propre structure, alors que ceux-ci mettent en
danger la planète.
Revenons
sur la théorie de l'ontophylogenèse. Jean-Jacques
Kupiec explique que les gènes produisent en permanence
un grand nombre de protéines aux structurations aléatoires.
L’interaction de ces protéines entre elles
stabilise, toujours de façon aléatoire, certaines
d’entre elles. Les variants en résultant sont
à leur tour sélectionnés par interaction
avec la structure de la cellule, d’abord, de l’organisme
ensuite. Il convient donc de parler d’un « darwinisme
cellulaire » qui augmente considérablement
le nombre et la variété, sur le mode aléatoire,
des organismes adultes ou phénotypes entrant eux-mêmes
en compétition darwinienne pour survivre. Autrement
dit, ce darwinisme généralisé augmente
considérablement les chances de voir apparaître
des individus différents les uns des autres au sein
de populations d’adultes dotés de génomes
globalement équivalents (ce qui les fait classer
par les rigoriste de la spéciation comme membres
d’une même espèce). Ces individus différents
produiront des lignées différentes qui survivront
ou non en fonction de leur capacité à s’adapter
aux contraintes du milieu.
Les différences initiales entre individus résultant
de la généralisation d’une compétition
darwinienne active dès le niveau cellulaire seront
stabilisées momentanément, au sein des lignées
formées par ces individus, en résultat de
l’interaction avec le milieu. Autrement dit, seules
l’emporteront sur leurs rivales (y compris à
l’intérieur d’une même prétendue
espèce) les lignées disposant de caractères
morphologiques innovants. Ceux-ci découleront de
l’apparition aléatoire de micro-différences
au niveau des capacités d’expression des gènes,
les rendant aptes à exploiter mieux que leurs rivales
les possibilités offertes par un milieu naturel lui-même
en évolution constante. De telles différences
morphologiques ne porteront pas seulement sur ce qui se
voit, c’est-à-dire notamment sur l’organisation
des appareils moteurs et sensoriels. Elles porteront aussi
sur ce qui ne se voit pas, c'est-à-dire sur les câblages
innés entre groupes neuronaux au sein du système
nerveux et plus particulièrement du cortex, responsables,
entre autres, des facultés cognitives.
On sait que, à tous les niveaux d’organisation
des organismes du règne animal, y compris chez les
insectes, les individus disposent de cerveaux capables de
commander un certain nombre de comportements « héréditaires
», autrement dit sélectionnés par les
mécanismes découlant de l’expression
darwinienne des gènes que nous venons d’évoquer.
Mais ces cerveaux sont également dotés de
neurones associatifs permettant à l’individu
de se représenter lui-même et d’apprendre
des comportements nouveaux à la suite d’expériences
sur le mode dit des « essais et erreurs ». Ces
neurones associatifs (on peut penser aux fameux neurones-miroirs
découverts récemment et dont nous reparlerons)
ont été eux-mêmes acquis par sélection-stabilisation
sous l’influence de ces mêmes mécanismes
darwiniens.
Le point important est qu’ils ne commandent pas des
comportements définis à l’avance mais
qu’ils peuvent commander des comportements acquis
par les individus au niveau du groupe et transmis notamment
par imitation. Des cerveaux aussi petits que ceux des insectes
sociaux, fourmis et abeilles, paraissent capables de générer
des contenus cognitifs adaptatifs individuels, stabilisés
et transmis éventuellement s’ils offrent de
meilleures opportunités de survie à la société
dans son ensemble. Les enrichissements apportés par
cette créativité neuronale sont donc sélectionnés
sous l’effet des contraintes imposées par le
milieu et permettent au groupe dans son ensemble de se comporter
en superorganisme compétitif .
Or ces comportements collectifs transmis par l’imitation
et les autres processus de même nature (langages notamment)
au niveau des groupes ou sociétés définissent
ce que l’on nomme communément une ou des cultures.
On voit donc la puissance de la théorie de l’ontophylogenèse
de Jean-Jacques Kupiec. Elle permet de faire un lien entre
deux mondes jusque là en guerre, celui de la biologie,
caricaturé du nom de terrorisme génétique,
et celui de la culture, caricaturé du nom de terrorisme
culturel. La guerre historique « nature versus culture
», ayant notamment opposé dans des combats
sans fin les partisans de la sociobiologie (génétique)
et ceux du volontarisme politique, nécessairement
culturel, devrait trouver un terrain de conciliation.
Mais ce terrain ne se trouvera pas si chacun des camps reste
sur ses positions. Le seul terrain permettant de dépasser
et sublimer celles-ci, en conjuguant les apports respectifs,
est celui du superorganisme, que nous abordons directement
ici en proposant le concept de système anthropotechnique.
Nous verrons que ce type de superorganisme, jamais étudié
en tant que tel jusqu’à présent, résulte
pour nous d’une symbiose véritablement inextricable,
compte-tenu des instruments d’observation aujourd’hui
disponibles, entre le génétique, le culturel
et cette excroissance « monstrueuse » du culturel
qu’est le technologique. Cette introduction était
nécessaire, car selon nous les superorganismes anthropotechniques
sont apparus dans l’évolution des espèces
dès que des animaux ont commencé à
utiliser systématiquement des outils en complément
de leur appareillage sensori-moteur.