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Sciences
et politique
Clubs de rencontre sur Internet.
La mécanisation du sentiment amoureux
par Jean-Paul Baquiast
16/05/2009
Nous
étudions dans cette revue ce que nous avons appelé
les systèmes anthropotechniques. Nous montrons que
leur pullulement et leurs compétitions darwiniennes
orientent désormais l’évolution des
sociétés technologiques. Rappelons que pour
nous il s’agit de superorganismes réunissant
sous des formes encore très difficiles à étudier
de façon scientifique, d’une part des individus
et des groupes humains, avec leurs multiples déterminismes
génétiques et culturels, et d’autre
part des machines technologiques soumises elles aussi à
des contraintes de développement propres à
chacune des technologies mises en œuvre. Les exemples
ne manquent pas de tels systèmes anthropotechniques
: celui de l’automobile ou celui des armes à
feu, pour les plus traditionnels, celui des industries dites
culturelles du multimedia, pour les plus récents.
Leurs comportements jouent un rôle considérable
dans l’évolution du monde. Mais bien que des
humains, supposés capables de décisions rationnelles,
soient présents et actifs à tous les niveaux
d’opération de ces systèmes, globalement,
ceux-ci obéissent à des logiques de développement
encore mal analysées et par conséquent incontrôlables,
quels que soient leurs effets, favorables ou défavorables,
sur l’évolution des autres systèmes.
Les
systèmes anthropotechniques reposant sur des symbioses
entre humains et technologies de l’information se
multiplient rapidement aujourd’hui, du fait du caractère
proliférant de ces technologies. Plutôt que
nous engager dans des considérations théoriques,
nous préférons ici en proposer un exemple
qui nous parait significatif, bien que, pour des raisons
faciles à comprendre, nous n’avons pu l’étudier
qu’au cours de quelques entretiens rapides. Nous nous
sommes intéressés à un Club de rencontre
d’origine américaine, qui se déploie
rapidement en Europe en recrutant des milliers ou dizaines
de milliers de membres 1). Le terme
de « Club » comme celui de « membre »
ne doit pas faire illusion. Ces termes donnent à
penser qu’il s’agit d’une structure créée
de façon mutualiste par des individus décidés
à partager un intérêt commun. Il n'en
est rien. Il s’agit en fait, comme nous le verrons,
d’une machine tentaculaire aux développements
incontrôlables imposant aux « membres »,
selon nous, un assujettissement à l’opposé
de la promesse d’autonomie au vu de laquelle ceux-ci
avaient initialement décidé de leur participation.
Evidemment, un certain nombre d’usagers de tels Clubs
nous reprocheront d’avoir volontairement noirci le
tableau, pour les besoins de notre démonstration.
Ils nous citeront les noms de gens pleinement satisfaits
parce qu’ayant rapidement trouvé le partenaire
qu’ils cherchaient. Ne le nions pas, mais il nous
semble que le tableau d’ensemble est plus sombre.
Le
système fonctionne sur le besoin, vieux comme le
monde, d’offrir aux individus enfermés dans
un cercle étroit de relations la possibilité
de rencontrer des semblables avec qui partager les mêmes
goûts, voire construire de véritables vies
communes libérées du poids des traditions
morales anciennes. Ceci notamment dans le domaine des relations
sexuelles entre individus Les anciennes agences matrimoniales
jouaient un rôle indéniable dans ce domaine,
sans oser l’avouer. Le développement des petites
annonces spécialisées dans la presse généraliste
a largement ouvert le marché. Mais il était
évident que, comme en ce qui concerne les enchères
en ligne, l’explosion de l’usage de l’Internet
a généré un champ nouveau considérable
au profit de ceux qui souhaitent trouver de nouveaux partenaires.
Cependant, comme toujours en ce domaine, les initiatives
individuelles ou émanant de petits groupes ont été
concurrencées, sinon tuées, par de puissants
systèmes en réseau, capables de recruter des
adhérents à très grande échelle.
Comme toujours aussi, sous couvert d’un faible prix
d’adhésion, voire de la gratuité, les
services rendus (par exemple l’acheminement de messages)
deviennent vite payants. Ces systèmes reposent donc,
qui s’en étonnerait, sur la facturation de
prestations dont il est difficile d’évaluer
le coût à l’avance et qui enchaînent
d’une certaine façon les abonnés attirés
par la perspective de la rencontre qui changera leur vie.2).
Une
comparaison avec Google est éclairante. Les «
entrepreneurs » gérant les Clubs de rencontre
bénéficient, comme les patrons de Google,
de revenus indirects, publicité, renom, d’autant
plus élevés que les adhérents sont
nombreux. Mais, et c’est en cela que nous employons
le terme de système anthropotechnique complexe, au-delà
des dirigeants et actionnaires, c’est tout un système
technique qui profite de l’épargne prélevée
sur les abonnés recrutés par le site de rencontre.
Ceux-ci passent ainsi beaucoup de temps au téléphone,
par exemple, ou dans des lieux de rendez-vous extérieurs
à leurs domiciles. Il se produit donc ce que l’on
pourrait appeler une marchandisation systématique
et systémique des rapports amoureux et sexuels, en
apparence plus légère, mais finalement pas
très différente, de celle dont vivent les
« proxénètes » établis
sur le marché du sexe 3). Ajoutons
que, comme en tout ce qui concerne l’économie
numérique, les abonnés qui se croient anonymes
sont en fait tracés via leur adresse IP d’une
façon généralement sans conséquences,
mais qui pourrait à l’occasion se révéler
désagréable.
Démobiliser
à tous prix
Il
faut aller plus loin dans l’analyse. Dans un monde
soumis à la crise économique et politique
les citoyens, femmes et hommes, devraient en principe refuser
de se soumettre au mot d’ordre libéral selon
lequel les initiatives destinées à changer
vraiment le régime sont condamnées d’avance.
Mais pour sortir de leur passivité et agir en vue
de faire évoluer aussi peu que ce soit le monde,
ils devraient déployer du temps et de l’énergie.
Les pouvoirs politiques et économiques dominants
ont donc tout intérêt à démobiliser
les citoyens en les poussant à s’investir dans
la recherche de relations sexuelles réussies, plutôt
que les laisser tenter de changer le monde.
Ne
peut-on faire les deux à la fois ? Généralement
non. Le modèle économique des sites de rencontre
vise à susciter sans cesse de nouveaux désirs
obligeant à refuser ce qui est disponible et à
poursuivre des rêves. Il ne reste plus alors beaucoup
de temps pour autre chose. La démarche n’est
pas très différente de celle du capitalisme
de consommation à base de publicité, au service
par exemple du lobby automobile cité en introduction.
L’ « addict » du site de rencontre adoptera
le même comportement politiquement démobilisé
que l’addict des grandes surfaces ou des jeux de hasard.
Consciemment ou inconsciemment, les pouvoirs dominants ont
fini par s’en apercevoir et ont décidé
d’utiliser de tels comportements à leur bénéfice,
ce qui explique l’emprise croissante des réseaux
sociaux et de mise en contact ne conduisant à rien,
sinon à la religion du nombrilisme.
Mais,
dira-t-on, qui vous permet d’affirmer que les abonnés
à un site de rencontre n’y trouvent pas le
bonheur qu’ils y recherchent ? Pouvez vous prétendre
que sans ces sites, en restant enfermés dans des
milieux archaïques, sous le poids des contraintes religieuses,
familiales et conjugales d’un autre âge, en
proie à une misère sexuelle systématique,
ils seraient plus heureux ? Il suffit, dira-t-on encore,
de questionner les femmes et hommes abonnés à
ces systèmes. Ils répondront qu’ils
ont accédé grâce à eux à
une véritable libération, à un véritable
accomplissement.
Nous
avons effectivement questionné quelques uns des intéressés.
Le diagnostic selon nous n’est pas si favorable que
le prétendent les vendeurs du système. Pour
en juger, àu delà des discours, il faudrait
essayer de mesurer les comportements effectifs. Nous ne
l’avons pas fait, mais nous en avons cependant une
petite idée. Les seuls à tirer profit des
sites de rencontre sont les Don Juans des deux sexes, dits
moins élégamment des dragueurs. Le marché
qui leur est ouvert est largement supérieur à
celui anciennement disponible, cafés, transports
en communs, etc. Les échecs sur ces sites ne les
préoccupent pas, non plus que l'impossible quête
d'une « âme sœur ». Ce qui compte
pour eux est l’excitation d’une recherche toujours
relancée, mise au service de leur narcissisme. Obtenir
de chaque personne contactée une relation sexuelle
fut-elle unique et non renouvelable leur suffit pleinement.
Inutile d’attendre d’eux qu’ils s’intéressent
à d’autres choses, la politique ou la création.
En conséquence, ils inspirent aux tiers le même
sentiment d’effroi que l’on ressent devant un
joueur invétéré ou un drogué
chronique. Nous ne les condamnons pas ici, ce n’est
pas notre rôle. Mais il nous parait difficile d’en
faire des modèles.
La
plupart de ceux et celles qui sont venus sur les sites de
rencontre disent être à la recherche de ce
que l’on nomme encore l’ « amour »,
au delà même du fait de construire une liaison
durable ou un mariage. Nous ne nous engagerons pas ici dans
une impossible définition objective de l’ «
amour ». Disons seulement que, pour trouver l’amour,
il faut mettre beaucoup de temps, d’attention à
l’autre et à soi, d’intelligence réfléchie.
Il faut aussi inscrire cet amour dans des occasions de dépassement
du type de celles que Saint Exupéry désignait
en disant qu’aimer n’est pas se regarder soi-même
mais c’est regarder ensemble au-delà de soi.
Ceci nous parait vrai aussi bien concernant les amours physiques
que les amours du cœur et de l’esprit –
qui d’ailleurs normalement ne devraient pas s’exclure.
Ceci est vrai également aussi bien des amours dits
conjugaux que des amours à plusieurs partagés
sur un mode durable.
Or
chacun peut constater que les abonnés aux Clubs de
rencontre qui affirment être à la recherche
d’un tel amour idéal font, sous la pression
de la machine impitoyable ayant pris la commande de leur
cerveau et de leur corps, tout ce qu’il faut pour
ne pas le trouver. L’espoir de toujours rencontrer
mieux fait qu’ils se comportent finalement comme les
dragueurs que par ailleurs ils se refusent d’être
: ils finissent par trouver leur bonheur – ou leur
occupation - dans une recherche perpétuelle, d’autant
plus contraignante qu’elle n’aboutit pas. Malheur
évidemment à ceux qui s’imagineraient
pouvoir entretenir des relations amoureuses normales et
donc un tant soit peu permanentes et approfondies avec eux.
Ils seraient impitoyablement rejetés comme gêneurs.
Alors,
que suggérez-vous, nous demandera peut-être
le lecteur ? Rien. Nous pensons que les systèmes
anthropotechniques, tels que celui décrit ici, sont
incontrôlables. Ils se développent inexorablement,
transformant avec eux, pour le meilleur ou pour le pire,
tous ceux qui en font partie. Les clubs de rencontre sur
Internet continueront à opérer, de la même
façon que le lobby de l’automobile ou celui
des armes à feu. Un nouveau monde se met en place.
Notes
1) Nous tairons le nom de l’organisation
que nous étudions ici, ne tenant pas être poursuivis
pour dénonciation calomnieuse devant les tribunaux,
ce que de tels entreprises ont désormais l’habitude
de faire. Les internautes qui reçoivent régulièrement
des spams en émanant, les invitant à un abonnement
d’essai gratuit, la reconnaîtront. Mais il en
existe beaucoup d’autres.
2) Précisons que nous visons
ici de véritables sites de rencontre physiques entre
les membres, différent des sites plus ou moins virtuels
caractérisant le web dit 2.0. Mais il existe nécessairement
des passerelles entre ces divers réseaux et ceux
qui s’y inscrivent.
3)Les plus avisés de ces proxénètes
ont déjà réagi afin de profiter des
facilités du système, notamment du nombre
désormais immense des « clients » offerts.