Entretien
Entretien avec Jean-Jacques Kupiec
Propos recueillis
par Jean-Paul Baquiast
18/05/2009
Ce
texte a été relu par Jean-Jacques Kupiec
Voir
aussi notre présentation de son ouvrage : L'origine
des individus, Fayard 2008
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2009/mai/oringinesindividus.html
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Jean-Jacques
Kupiec est chercheur en biologie et en épistémologie
au centre Cavaillès de l'Ecole Normale Supérieure
de Paris. Il s'était fait connaître
du public cultivé en publiant avec Pierre Sonigo
ce qui fut une sorte de coup de tonnerre dans le ciel
encore serein de la biologie moléculaire et du
déterminisme génétique : Ni Dieu
ni gène. Pour une autre théorie de l'hérédité
(Seuil, 2000, réédité en 2003).
Voir
notre présentation de ce premier livre
Depuis Jean-Jacques Kupiec a poursuivi ses recherches,
afin de développer la théorie, ou si l'on
préfère, le paradigme de l'ontophylogénèse,
présenté dans ce premier livre. Dans cette
ligne de pensée, l'ouvrage "L'origine des
individus" constitue un travail considérable
visant à faire connaître le phénomène
d' "expression stochastique des gènes"
dont l'auteur a été indiscutablement le
premier à proposer un modèle explicatif,
ceci dès 1980.
Mais
c'est aussi un manifeste philosophique et politique visant
à illustrer, dans un milieu de plus en plus pénétré
par l'influence des chercheurs et des entreprises américaines,
le type de recherches fondamentales auxquelles les scientifiques
français excellent, et qui leur sont de plus en
plus interdites aujourd'hui, faute des quelques milliers
d'euros qui pourraient leur permettre de travailler sans
s'obliger à produire en quelques mois un produit
applicatif immédiatement commercialisable.
Nous
remercions Jean-Jacques Kupiec d'avoir accepté
cet entretien. Il nous a donné l'occasion d'aller
avec lui au delà des propos du livre, leur donnant
ainsi un sens supplémentaire particulièrement
éclairant. Automates Intelligents
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Jean-Paul
Baquiast (JPB) pour Automates Intelligents :
La première question que suscite non seulement la lecture
de votre livre mais les nombreux échos très favorables
qu'il a reçu dans la presse, tant scientifique
que généraliste, concerne la pénétration
en profondeur des idées véritablement révolutionnaires
que vous défendez avec quelques collègues. Ces
idées peuvent être résumées par quelques
formules qui ont fait date : l'ontophylogenèse,
le darwinisme cellulaire, l'hétéro-organisation.
Elles ont été présentées dans la
recension de votre livre publiée précédemment
sur ce site. Ce que nous appellerions volontiers la bastille
de la biologie moléculaire, de l'empire du «
Tout-génétique », des carrières et
des business qui y sont associés, en France comme ailleurs,
commence-t-elle à se fissurer ? Avez-vous en d'autres
termes gagné la bataille entreprise depuis plus de trente
ans ?
JJK.
: La bataille a effectivement commencé pour moi en 1981
puisque j'avais à cette date exposé les principes
de ce que j'appelle le darwinisme cellulaire à un colloque
organisé par mon professeur de génétique
Jean Tavlitzki(1). Depuis je les ai repris et développés
dans deux articles publiés en 1983 et 1986, puis une
autre série d'articles dans les années 1990, dans
lesquels j'ai intégré de nouvelles données
expérimentales et les résultats de la recherche
épistémologique que j'avais entreprise entre temps..
« Ni Dieu ni gène » a marqué l'extension
de ces idées dans le grand public. Où en est-on
aujourd'hui ?
Nous
sommes dans une situation charnière. Il est clair que
le dogme de la biologie moléculaire n'est plus.
Il n'y a plus personne pour le défendre. Ce dogme
enseignait qu'il existe une relation causale, linéaire,
allant du gène à l'organe. La biologie moléculaire
et la génétique qui s'en inspirent sont
déterministes. Elles excluent la participation de tout
mécanisme probabiliste (on parle de hasard, mais nous
y reviendrons) dans le construction de l'individu lors
de l'ontogenèse.. Or il est expérimentalement
démontré aujourd'hui, par de multiples preuves,
que le hasard intervient dans l'expression des gènes,
c'est-à-dire dans la manière dont les gènes
fabriquent les protéines. C'est ce que j'appelle
l'expression stochastique des gènes – stochastique
étant synonyme d'aléatoire.
JPB.
: La bataille est donc gagnée ?
JJK.
: Je ne dirais pas cela. Aujourd'hui, on n'entrevoit encore
qu'à peine les conséquences de cette découverte.
Certes, de plus en plus de chercheurs sont attentifs à
la théorie du darwinisme cellulaire. Mais ceci se fait
à plusieurs niveaux. Il y a en effet diverses façons
d'interpréter les faits expérimentaux. On peut
considérer que les expériences traduisent une
marge de fluctuation dans les systèmes biologiques, mais
que la théorie antérieure reste fondamentalement
valable. On peut aussi considérer qu'elles impliquent
un remaniement complet de la théorie, ce qui est mon
point de vue. Même en ce cas, il apparaît différentes
opinions dans la communauté des biologistes – je
parle de ceux qui sont déjà alertés par
l'importance de la découverte des mécanismes de
hasard et des mécanismes probabilistes dans l'expression
des gènes. Il y a néanmoins un progrès
certain. En témoigne le livre que nous avons publié,
« Le hasard au cœur de la cellule » où
se sont exprimés de nombreux chercheurs venus d'horizons
différents. Il ne s'agit donc plus d'idées totalement
marginales(2). On ne peut pas dire que la partie soit
entièrement gagnée. Il subsiste encore des noyaux
de résistances très forts. Il est évident
cependant que dorénavant les têtes de pont sont
solidement établies.
JPB.
: C'est Syllepse qui a édité ce dernier
livre. Il s'agit d'un éditeur qui s'affiche
comme matérialiste, ce qui est rare et bien utile dans
un monde où prolifèrent les influences spiritualistes
de toutes origines.
JJK.
: Il est vrai que derrière la façon d'interpréter
les mécanismes que j'ai décrits se trouvent
des enjeux philosophiques plus importants, et donc des résistances.
C'est pourquoi je continue à penser que nous ne
sommes pas à l'abri d'une récupération.
Il s'agit du même phénomène de résistance
que le travail de Darwin avait suscité, à une
bien plus grande échelle, dès sa parution. Il
y a eu des récupérations spiritualistes multiples,
provenant des tous les partisans de l'émergence
et l'évolution créatrice de type bergsonien.
Ils ont repris l'idée d'évolution
pour en faire autre chose. Or je constate qu'il y a déjà
des gens qui s'efforcent de faire de même aujourd'hui
avec l'expression stochastique des gènes et l'ontophylogenèse.
C'est tout le courant de l'auto-organisation, dont
les défenseurs sont les descendants des émergentistes
spiritualistes.
Il
s'agit d'une véritable imposture intellectuelle.
Les gens de l'auto-organisation n'ont jamais mis
en avant des théories intrinsèquement probabilistes,
surtout au niveau de l'expression des gènes. Maintenant
que les biologistes moléculaires ont démontré
le rôle fondamental du hasard en biologie moléculaire–
ils ne pouvaient pas faire autrement – les partisans de
l'auto-organisation essaient de récupérer
les mécanismes correspondants pour les mettre à
leur sauce.
Sur
l'auto-organisation, l'émergence et…le
réductionnisme
JPB.
: Je vous arrête sur deux points de vocabulaire. Vous
avez cité dans votre livre, comme ici dans cet entretien,
les concepts d'auto-organisation et d'émergence
en expliquant qu'ils excluent le rôle du hasard
et de la sélection par le milieu extérieur. Est-ce
que vous n'avez pas de ces concepts une vue un peu réductionniste
? Il me semble que beaucoup de ceux qui évoquent l'auto-organisation
dans les systèmes n'affirment pas qu'il s'agit
de systèmes qui s'auto-organiseraient d'eux-mêmes
ou sous l'influence d'un quelconque élan
vital. Ils s‘auto-organisent par interaction avec un milieu
et par sélection. C'est ce que montre bien par
exemple le gros livre que E.O. Wilson vient de consacrer aux
fourmis 3). Il n'y dit pas que les fourmilières
sortent de la cuisse de Jupiter. Elles résultent pour
lui de ce que Gilbert Chauvet, entre autres, nommait «
le hasard contraint ». Je dois dire, en appui de votre
point de vue, que Wilson n'emploie pas de façon
systématique le terme d'auto-organisation. Il parle
de «superorganisme» comportant plusieurs paliers
d'organisation.
JJK.
: Il faut en effet de la clarté dans les débats
intellectuels. Il y a eu des définitions très
fortes du concept d'« émergence » (4)
. Celle-ci était présentée par les partisans
de l'auto-organisation comme résultant d'un phénomène
d'organisation spontanée dans le cadre de conceptions
holistes. Mais on ne peut pas dire une chose et son contraire
quand il s'agit d'en venir à la réalité
expérimentale. A partir du moment où l'on dit
que cette organisation se fait sous contrainte, il ne s'agit
plus d'auto-organisation mais de ce que j'appelle l'hétéro-organisation.
Autrement dit, on revient dans le champ du darwinisme. Le concept
d'auto-organisation n'a plus de validité.
Précision
importante : je ne connais aucun réductionniste, aussi
obtus soit-il, pour penser qu'un système ne se constitue
pas par interaction entre ses constituants (par exemple les
molécules). Même Monod, prototype des réductionnistes,
parle de morphogenèse spontanée. La question posée
n'est pas celle de l'interaction des constituants d'un système,
que nul ne conteste. Elle est de savoir ce qui guide ces interactions.
Et là on trouve soit des chercheurs de bonne foi qui
se laissent embarquer dans un spiritualisme implicite du fait
de la confusion volontairement répandue, soit de ceux
que je n'hésite pas à nommer des esprits malhonnêtes.
Il y a clairement un courant de pensée apparu fin XIXe
siècle, début XXe, qui a mis en avant le concept
d'émergence sur lequel s'appuient les théoriciens
de l'auto-organisation.
Pour
les tenants de ce courant holiste-émergentiste, l'organisation
apparaît spontanément. Quand vous mettez en présence
telles ou telles molécules, des propriétés
nouvelles vont spontanément émerger. Pour un matérialiste,
cela pose un vrai problème, car cela signifierait qu'il
y a saut qualitatif non réductible aux éléments
de départ. On se trouverait alors dans une forme de création
ex nihilo. On ne parle pas encore de l'influence d'un
Dieu extérieur à la nature. Mais on s'en
rapproche. On immerge Dieu dans la nature. Supposer une espèce
de Création rampante est proche du spinozisme. C'est
la position d'Henri Atlan.
Dans
l' " Origine des individus ", j'ai consacré
un chapitre entier à la question. Ce n'est pas que j'aie
une position a priori. Je voulais seulement regarder si les
théories de l'auto-organisation peuvent répondre
aux problèmes concrets qui sont posés par la stochasticité,
par ces aspects probabilistes qui sont découverts à
l'heure actuelle par les biologistes moléculaires eux-mêmes.
J'ai présenté et discuté les principaux
penseurs de l'auto-organisation : Prigogine, Kauffman, Atlan,
Paul Weiss et d'autres biologistes américains. Dans certains
cas, leurs travaux ont une certaine pertinence, par exemple
celui que vous avez cité. Mais dans leurs analyses, on
s'aperçoit qu'ils ne parlent plus réellement d'auto-organisation.
D'un côté, on trouve des affirmations théoriques
relatives à la création spontanée de propriétés
qualitativement nouvelles, d'un autre côté, en
analysant concrètement les modèles qu'ils proposent,
on s'aperçoit qu'ils mentionnent toujours des contraintes
environnementales. Ils les intègrent dans leurs modèles.
Ils ne pourraient pas ne pas le faire sans nier l'évidence,
mais ils n'en tiennent pas compte dans le discours final, dans
la manière dont ils conceptualisent le phénomène.
Je
donne l'exemple des convections de Bénard(5),
qui constituent l'exemple paradigmatique toujours évoqué
par les partisans de l'auto-organisation. Celles-ci ne se produisent
que si on applique un gradient de température. Il s'agit
donc d'une contrainte extérieure, produisant par conséquent
ce que je nomme une hétéro-organisation. Dans
tous les cas analysés dans mon livre, j'ai mis en évidence
les contraintes externes appliquées aux systèmes
au sein des modèles qu'ils ont développés.
Je ne mets pas en doute ces modèles concrets. Prigogine
savait résoudre des équations différentielles.
Je conteste la récupération de ces mécanismes
réels par le concept d'auto-organisation, laquelle selon
moi relève du tour de passe-passe. C'est un enjeu très
important pour les matérialistes.
Quant
au mot émergence, que nous utilisons ici, je ne vais
pas prétendre l'interdire. Il existe et désigne
très bien le fait que constamment de nouvelles choses
apparaissent au regard de l'observateur, y compris dans
la vie quotidienne. Il y est bien adapté. Par contre,
il est aussi devenu un concept clairement défini dans
un dispositif théorique. Il a été utilisé
par les partisans du holisme et de l'auto-organisation. Je fais
un certain nombre de citations dans lesquelles les auteurs affirment
la création spontanée de propriétés
irréductibles et inexplicables. On ne peut selon eux
que les constater, mais non les expliquer. Autrement dit, on
réintroduit de l'irrationnel dans le domaine scientifique.
Les matérialistes doivent y faire très attention.
Ce n'est pas un hasard si aux Etats-Unis, des fondations
connues comme créationnistes telle la Fondation Templeton
soutiennent à fond les théories de l'auto-organisation.
Je
voudrais ajouter que le mot de réductionnisme est un
peu considéré de nos jours comme désignant
une maladie honteuse de la pensée. Or il ne faut pas
oublier que la science a toujours été et demeure
réductionniste. Il s'agit d'un autre mot
pour désigner la méthode analytique. Les grandes
avancées de la biologie ont toujours été
réalisées par des chercheurs utilisant cette méthode.
Il faut le dire même y compris en tenant compte des critiques
que l'on peut lui faire a posteriori. Critiquer le réductionnisme
génétique, c'est critiquer une forme de
réductionnisme très particulière et non
critiquer le réductionnisme en général.
Pour moi, d'ailleurs, le réductionnisme génétique
n'est pas un vrai réductionnisme, au sens scientifique
profond. Comme vous savez, je mets en avant le fait qu'il
faille réintroduire dans les mécanismes biologiques
l'importance du hasard brownien, les lois de la physique
et plus particulièrement les lois de la physique statistique.
Or cette position exprime une forme de physicalisme, une forme
de réductionnisme, encore plus forte que le réductionnisme
génétique. Comme je l'indique dans mon livre,
il n'y a pas de différences de nature entre les
lois physiques et les lois biologiques (ce qui ne veut pas dire
que la biologie soit la même chose que la physique). Or
dire cela, c'est défendre une forme de réductionnisme
que je trouve indispensable.
JPB.
: On pourrait ajouter que parler de mouvement brownien ne veut
pas dire que les molécules individuelles (à supposer
que ce concept de molécule individuelle ait un sens)
n'obéissent pas à de micro-lois qu'un
instrument très puissant, comme celui dont rêvait
Laplace, pourrait observer. Chaque molécule est soumise
aux lois de Newton.
Sur
le hasard
Ceci
nous reconduit à votre théorie de l'ontophylogenèse.
Vous faites appel au hasard, mais vous ne dites pas qu'il
s'agisse d'un hasard de nature extranaturelle. C'est
un hasard qui pourrait être analysé si l'on
pouvait remonter au niveau des micro-déterminismes qui
font que tel gène active telle protéine et non
telle autre. C'est un hasard qui laisse ouvert la voie
à des études plus approfondies.
JJK.
: Bien sûr. Le mot hasard est généralement
mal compris. On est obligé d'employer ce mot pour
que les gens comprennent ce que l'on veut dire, mais c'est
un très mauvais terme. Il sous-entend en quelque sorte
l'irrationalité. Le mot adéquat est probabilité.
Le calcul des probabilités est une technique qui permet
une approche rationnelle de toute une série de phénomènes
qui auparavant étaient couverts par le mot hasard. On
s'est aperçu que l'on pouvait avoir une approche
rationnelle grâce à un outil technique développé
par l'homme, le calcul des probabilités, qui permet
de réintroduire de la rationalité là où
l'on n'en voyait pas. C'est tout le contraire
de ce que l'intuition commune entend quand on fait appel
à l'absence de causes, au chaos, etc. Le calcul
des probabilités permet de faire des prédictions
très précises.
JPB.
: Vous n'ignorez pas que c'est exactement ce que
disent les physiciens quantiques. Même si vous ne voulez
pas, très modestement, sortir de votre discipline, la
biologie, il peut être utile de faire remarquer les convergences.
Elles font apparaître ce que l'on pourrait appeler
une science des méta-systèmes, une méta-science,
qui devrait être très éclairante à
l'avenir.
JJK.
: C'est possible en effet. Je crois cependant qu'il
faut être d'une extrême prudence dans l'exportation
des concepts d'une discipline à une autre. Je me
place en disant cela du point de vue de la biologie. La biologie
du 20e siècle a souffert d'une importation non
contrôlée des concepts de la cybernétique
: les notions de programme, d'information, y ont été
particulièrement funestes. Personnellement, je suis conscient
de mes limites et je ne veux pas me hasarder à parler
de choses que je connais moins bien.
JPB.
: Ceci vous honore. Convenez cependant que si les notions de
programme ou d'information développés par
l'informatique linéaire des années 1960
sont mal venues en biologie, les nombreux travaux menés
avec des populations de robots évolutionnaires donnent
aujourd'hui un sens très concret au darwinisme
appliquée à la biologie. On voit comment, sans
que cela ait été programmé à l'avance
par des programmeurs de génie, de tels robots acquièrent,
selon les processus du hasard contraint, différentes
capacités non seulement propres aux êtres vivants
mais aussi à leurs cerveaux.
Je
voudrais aussi vous dire un mot de la neurologie. Si l'on
considère que le cerveau est composé (image) de
milliers d'unités discrètes interagissant
pour produire à tout instant des milliers de représentations
du monde, lesquelles entrent en compétition pour produire
une formulation langagière unique à la suite de
contraintes internes et externes diverses, ne pourrait-on pas
pour décrire ces mécanismes utiliser les formules
que vous appliquez au darwinisme cellulaire ?
JJK.
: C'est exact. Il y a deux théories faisant appel au
darwinisme pour expliquer le fonctionnement du cerveau, celle
de Danchin et Changeux (1973) dite de la stabilisation sélective
des synapses(6), et celle d'Edelman, qui a plus ou moins
reprise celle de Changeux sous le nom de darwinisme neural (1987)
On peut citer aussi les descriptions darwinienne du système
immunitaire. Rien de cela n'est remis en cause, bien au contraire.
Réunifier
l'ontogenèse et la phylogenèse
JPB.
: Je pense que vous devriez ici, pour ceux qui liront cet entretien,
expliquer pourquoi vous avez proposé d'unifier
l'ontogenèse et la phylogenèse.
C'est véritablement le point le plus fondamental
de votre théorie (je souligne), le plus révolutionnaire,
le plus susceptible de répercussions multiples. Il faut
absolument que les lecteurs le comprennent
JJK.
: Oui. Rappelons que l'on désigne par ontogenèse
la genèse de l'individu, la phylogenèse
désignant celle de l'espèce. Depuis toujours,
on a considéré qu'il s'agissait de
deux processus différents, pour lesquels il fallait développer
deux théories différentes. Dans la période
actuelle on a, d'un côté, pour la phylogenèse,
une théorie de l'évolution qui est la théorie
néo-darwinienne faisant appel à la sélection
des variants apparus lors de certaines mutations et de l'autre
côté, concernant l'ontogenèse, l'embryogenèse
des animaux adultes qui est sous contrôle, autrement dit
qui résulte, de l'expression du programme génétique
inclus dans l'ADN.
Or
le problème fondamental est qu'en fait les espèces
n'évoluent pas. L'espèce chien n'a
pas évolué en renard. Non plus que l'espèce
cheval en âne. Tout simplement parce que l'espèce
est une entité abstraite. Ce ne sont pas les espèces
qui évoluent, mais des individus. Dans la réalité,
la seule chose qui existe, c'est la reproduction continuelle
des individus. Il faut donc nécessairement qu'il
y ait un point de contact entre les deux théories.
J'insiste
là-dessus, car la question n'est pas évidente.
Elle est pourtant essentielle, car elle a des implications philosophiques.
Cette question traverse à mon avis toute l'œuvre
de Darwin. Celui-ci a déconstruit le réalisme
de l'espèce (le fait que l'on considère
l'espèce comme une réalité en soi)
pour en arriver à une conception généalogique
qui se traduit par l'idée d'un continuum
d'individus. Comme
on avait jusqu'ici considéré qu'il
y avait deux processus différents, on a développé
pour les expliquer deux théories différentes.
C'est de là que proviennent toutes les contradictions
théoriques et expérimentales (car la théorie
influence les expériences que l'on bâtit
à partir d'elles) ayant jusqu'à présent
affecté la biologie.
J'ai
crée le concept d'ontophylogenèse pour dire
qu'il n'y a qu'un seul processus et que l'on
ne doit avoir qu'une seule théorie pour le décrire.
La théorie néodarwinienne actuelle a opéré
une régression théorique par rapport à
Darwin puisque celui-ci n'avait de l'espèce,
comme nous venons de le dire, qu'une conception généalogique.
Dans le cadre de la biologie moléculaire, on en est revenu
à un réalisme de l'espèce : celle-ci
correspond à une structure identifiable correspondant
elle-même à une information génétique.
JPB.
: Ce que vous avez montré, sauf erreur de formulation
de ma part, c'est qu'un seul et même processus,
celui de la sélection des variants apparus au hasard,
peut jouer aussi bien dans la formation de l'individu
adulte au moment de l'embryogenèse (le darwinisme
cellulaire) que dans la sélection des individus adultes
capables de survivre aux contraintes de l'environnement
et susceptibles d'être regroupés ensuite
par un observateur extérieur en catégories homogènes
que l'on baptisera espèces par commodité,
s'ils présentent des caractères globalement
semblables.
JJK.:
Oui. On peut noter d'ailleurs que l'idée
darwinienne selon laquelle il n'existe que des reproductions
d'individus avait été clairement exprimée
par Claude Bernard dans un texte dont je donne la citation intégrale.
JPB.
: Vous avez bien fait de rendre hommage à Claude Bernard,
trop souvent oublié aujourd'hui. Mais comment expliquez-vous
que des gens supposés intelligents, et qui ne soient
pas guidés par une idéologie spiritualiste, aient
pu supporter si longtemps la contradiction induite par le néo-darwinisme
?
JJK.
: C'est qu'en biologie, les implications idéologiques
sont si fortes qu'il a fallu un considérable travail
scientifique pour se dégager des a priori psychologiques,
philosophiques, métaphysiques qui gênent le développement
des idées. En biologie, ces a priori sont encore plus
prégnants qu'en physique. On y parle constamment
non seulement des espèces, mais aussi de l'espèce
humaine. Or renoncer au réalisme de l'espèce,
renoncer à l'idée que l'espèce
est une entité réelle, c'est aussi renoncer
à l'idée que l'espèce humaine
serait une entité réelle. En tant qu'être
humain, nous avons probablement là un problème
par rapport à notre propre identité. Les concepts
d'information et de programme génétique ont donc
réintroduit le réalisme des espèces, en
partie sans doute de manière inconsciente pour résoudre
ce problème d'identité. On affirme ainsi
qu'il existe une structure réelle correspondant
à une information et un programme génétiques
qui définissent l'Homme. De là découlent
toutes les régressions.
JPB.
: Le concept de stéréospécificité,
que vous avez très largement démoli, visait à
démontrer qu'il y avait un ordre moléculaire,
correspondant à l'ordre de l'espèce.
JJK.
: Les biologistes moléculaires ont projeté le
concept d'espèce ou de spécificité
sur le monde moléculaire. La stéréospécificité
des molécules repose en effet sur l'idée
que les molécules sont spécifiques, qu'il
y a des classes de molécules lesquelles réagissent
les unes avec les autres d'une façon définie,
et qu'il existe finalement un ordre moléculaire.
On évacue totalement le hasard (au sens que nous avions
défini toute à l'heure) du monde moléculaire
de la biologie. On veut montrer qu'au niveau moléculaire,
il règne un ordre parfait des molécules, une sorte
de défilé militaire du 14 juillet, les bataillons
de molécules entrant en scène les uns après
les autres. Or on c'est aperçu que cela était
faux. Cet ordre moléculaire est
le reflet de l'ordre correspondant à l'information
génétique contenue dans les gènes. C'est
d'ailleurs inscrit dans l'étymologie du mot
qui vient de genos en grec c'est-à-dire
le genre ou espèce.
Notes.
Ces notes sont de Automates Intelligents et n'engagent
pas JJK.
(1) Lire de Jean Tavlitzki et Emile Noël l'ouvrage
« 12 clefs pour la biologie », Belin 1985
(2) « Le hasard au coeur de la cellule, probabilités,
déterminisme, génétique » Collection
Matérialogiques, Editions Syllepse, février 2009,
collectif dont Jean-Jacques Kupiec a coordonné la rédaction.
(3) Bert Hölldobler et E.O. Wilson. The Super-Organisme.
The Beauty, Elegance and Strangeness of Insect Societies. Norton
2009. Nous présenterons prochainement ce livre admirable
sur ce site.
(4) Emergence « forte » par opposition à
l' « émergence faible ». Ce dernier
terme se borne à désigner l'apparition au
regard d'un observateur de phénomènes que
sa connaissance trop imprécise des déterminismes
sous-jacents ne lui avait pas permis de prévoir : on
parle par exemple de l'émergence d'une nouvelle
souche virale. Voir notre discussion de l'émergence
dans notre article « De l'évolution et de
l'émergence »
http://www.automatesintelligents.com/echanges/2008/mars/evolution.html
(5) Convections de Bénard : voir Cellules de Bénard
http://fr.wikipedia.org/wiki/Cellules_de_Benard
(6) Sur Jean-Pierre Changeux et Du Vrai, du Beau et du Bien,
voir notamment
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2008/dec/changeux.html
Pour
raison d'encombrement, ce texte est présenté en
deux parties
Lire la suite : partie
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