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Interview.
Howard Bloom
Réalisé
par mail. Traduit et commenté par Jean-Paul Baquiast
02/111.2009
Jean-Paul
Baquiast, pour Automates Intelligents. JPB.
Cher Howard Bloom, nous avons beaucoup apprécié
vos divers ouvrages, y compris le dernier d’entre
eux, The Genius in the Beast, dont nous venons de faire
la présentation sur notre site:
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2009/nov/geniusofthebeast.html
Comme certains de nos lecteurs pourraient souhaiter approfondir
certains points ou formuler des objections, nous avons pensé,
vous comme moi, que la meilleure formule dans un premier
temps consistait à anticiper leurs interrogations.
Vous avez donc bien voulu accepter de répondre à
quelques questions. Je vous en remercie. Voici donc la première
de ces questions
JPB.:
Ne craignez- vous pas avec The Genius in the Beast,
d’apparaître, au nom de la connaissance scientifique,
comme un avocat du capitalisme, et plus particulièrement
du capitalisme financier américain, autrement dit
de Wall Street, pour faire court ?
Howard
Bloom, HB.: Votre question a quelque chose de terrifiant.
Mais voici une première réponse :
Les
deux premières règles que doit selon moi se
fixer un scientifique sont :
• Rechercher la vérité à n’importe
quel prix, y compris au prix de sa vie et
• Regarder le monde qu’il a sous les yeux comme
s’il ne l’avait jamais vu, afin de renouveler
le regard porté sur lui.
Ces
deux règles dotent ceux d’entre nous qui s’adonnent
à la réflexion scientifique de deux personnalités
superposées. D’un côté on trouve
celui qui est à la recherche d’une vérité
« objective ». De l’autre on trouve un
« activiste » homme ou femme qui fait de son
mieux pour changer et si possible améliorer le monde.
Mais
ceci nous confronte à un dilemme. Comment peut-on
être un scientifique qui regarde le monde comme s’il
ne l’avait jamais vu si l’on ignore ses propres
passions et celles de son entourage ? Y compris les passions
politiques qui vous positionnent à gauche ou à
droite. Y compris en amont les forces qui font émerger
une gauche et une droite.
Un autre
principe de la science enseigne que celle-ci doit faire
des prédictions et essayer de contrôler leurs
réalisations éventuelles. Si cela est vrai,
comment ignorer le besoin de prédire les directions
que doit prendre la société ? Et comment ignorer
l’importance des sociétés modernes,
pluralistes, démocratiques, ces sociétés
qui permettent à la science de prospérer ?
Comment ignorer les réalisations et le destin de
la Civilisation Occidentale ? Comment ignorer les réalisations
et le destin du capitalisme. Plus important encore, comment
ignorer le rôle du travail, de cette activité
à laquelle nous dédions l’essentiel
de notre vie éveillée ? Et comment ignorer
le rôle de la monnaie, cette force qui gouverne nos
émotions selon des modes dont nous ne percevons qu’une
faible partie ? Autrement dit, en résumé,
comment se satisfaire de l’idée simpliste et
largement fausse que l’ensemble du capitalisme est
représenté par une unique institution, Wall
Street ?
Pour
moi, « rechercher la vérité à
n’importe quel prix, y compris au prix de sa vie »
signifie s’opposer aux activités criminelles
quand je les rencontre. S’opposer aux beuveries, aux
bagarres, aux vols divers, toutes choses que j’ai
faites depuis mon arrivée à New York en 1964.
S’opposer aux massacres de masse – quelque chose
que j’ai essayé de faire en 1981 quand deux
ethnies africaines s’affrontaient d’une façon
que je sentais potentiellement génocidaire. Il s’agissait
en fait des Hutus et des Tutsis dont les conflits ont provoqué
un million de morts dans les années 1990. Si le rôle
du scientifique est de prévoir et prévenir,
quand il prévoie le risque de génocides potentiels,
il doit faire de son mieux pour l’empêcher.
Il ne suffit pas de déplorer les morts une fois qu’ils
se sont produits. Il ne suffit pas d’en tirer profit
ensuite comme l’on fait les auteurs de films et de
livres sur le Ruanda. Si vous exploitez à votre profit
un massacre de masse que vous auriez pu et du prévoir
et dénoncer, vous devenez un complice des meurtriers.
Ce n’est
pas ainsi que s’exprime la grandeur, la spiritualité
de la science. Par contre étudier les circonstances
d’un massacre de masse afin de prédire l’éventuel
suivant et faire ce que l’on peut pour tuer celui-ci
dans l’œuf, c’est là l’esprit
de la science.
Le crime
que je prévoyais lorsque j’ai commencé
à composer The Genius of the Beast: A Radical
Re-Vision était le massacre de masse de la civilisation
occidentale. Massacre dont seraient responsables les propres
représentants de cette civilisation, ceux qui avaient
perdu confiance en elle. Ceux qui étaient prêts
à faire ce que les profiteurs du génocide
ruandais avaient fait. Ceux qui applaudissaient le massacre
de masse au nom de la morale. Mais qu’est-ce que j’entends
par applaudir un massacre de masse au nom de la morale ?
Aucun des critiques de la civilisation occidentale ou de
la civilisation américaine, à notre connaissance
n’a jamais appelé au génocide, n’est-ce
pas ? Et pourtant ? En sommes nous bien certains ?
Quand
l’Empire romain s’est effondré, la moitié
de la population européenne mourut. Les gens sont
morts de faim et de maladie. Les politiques qui avaient
identifié les points faibles de Rome et appelé
à sa chute plutôt qu’à sa réforme
et à sa transformation furent les complices de ces
massacres de masse. Les « sociaux-critiques »
extrémistes de l’époque ont appelé
à la chute d’une infrastructure qui nourrissait,
logeait et habillait des millions d’hommes. Une infrastructure
qui donnait à des millions d’hommes la liberté
de créer et d’innover. Dans le cas de la Romanité,
le résultat fut plus qu’un massacre de masse.
Ce fut une mort cérébrale culturelle. L’Europe
a cessé d’innover pendant six cent ans. Elle
a perdu la capacité d’améliorer la vie
de ses citoyens. Et ce ne fut que 1.200 ans plus tard qu’elle
a retrouvé la qualité de vie de ceux qui vivaient
au temps de l’Empire romain. Ce furent1.200 ans, soit
soixante générations, de misère humaine.
Pour ceux qui veulent « rechercher la vérité
à n’importe quel prix, y compris au prix de
sa vie », ne pas reconnaître ce que fut un tel
recul est inexcusable.
Il y
a aussi le fait tout simple que je suis Juif. Ceci fait
une grosse différence. En 2001, j’ai regardé
les Twin Towers du WTC brûler à partir du toit
de mon immeuble dans Park Slope, Brooklyn, à environ
deux milles de là. En tant que Juif je savais que
les hommes ayant attaqué ces Tours voulaient ma mort,
pour deux raisons. Ils me voulaient mort comme Américain
et ils me voulaient morts comme Juif. L’interprétation
qu’ils se faisaient de leur religion imposait un génocide.
Et j’étais l’une de ces cibles de ce
génocide.
Je veux bien mourir pour quelque chose d’important.
Mais je ne veux pas mourir pour la destruction de la civilisation
qui nous a donné, à vous comme à moi,
le fruit de la science. Or faites moi confiance, les militants
islamistes ne SONT PAS les représentants de l’islam
pluraliste qui a encouragé le rapprochement des sciences
entre l’Asie et l’Europe au 10e siècle.
Je le sais personnellement car j’ai passé cinq
ans à étudier chacun des mots composant les
déclarations publiques de Ben Laden. J’ai étudié
aussi le Hadith, les témoignages oculaires rapportant
la vie de Mahomet et ses paroles. J’ai étudié
aussi les premières biographies de Mahomet rapportées
par Ibn Ishaq et al Tabari. J’ai étudié
enfin les travaux des étudiants islamiques modernes
dont Ben Laden et ses semblables ont tiré leurs idées.
J’étudie le travail de sape des Salafistes
conduits dans le monde entier.
J’ai
été profondément troublé quand
des amis à moi que je respecte ont commenté
la chute des Tours comme s’ils l’avaient eux-mêmes
planifiée. Quand ils m’ont dit : « La
civilisation Occidentale est la pire des civilisations de
l’histoire. Elle mérite de périr »
. J’ai alors commencé à écrire
The Genius of the Beast pour leur répondre. Je ne
voulais pas initialement faire de ce livre un ouvrage scientifique.
Je voulais en faire un Hymne. Je voulais célébrer
les miracles invisibles de la civilisation occidentale.
Une Ode aux réalisations stupéfiantes que
nous sommes trop aveugles pour percevoir. Mais ce travail
s’est transformé en une œuvre d’inspiration
scientifique.
Cela
m’a conduit en effet à faire ce que j’ai
défini comme l’une des caractéristiques
du travail scientifique : « Regarder le monde que
l’on a sous les yeux comme si on ne l’avait
jamais vu, afin de renouveler le regard porté sur
lui ». Pour moi c’était aussi rechercher
la vérité à n’importe quel prix,
y compris en l’espèce le prix de l’impopularité.
Y compris celui d’apparaître comme complètement
démodé, complètement réactionnaire,
un défenseur des crimes de la civilisation occidentale.
Pour moi la vérité consiste à voir
les crimes et faire en sorte qu’ils ne puissent se
renouveler. Mais parallèlement la vérité
me demande de voir les triomphes. La vérité
exige de faire ce que fait un neurochirurgien quand il tente
d’extraire une tumeur cérébrale. Il
doit soigneusement identifier les aires qui vous permettent
de parler et de rêver, afin de ne pas les sectionner
en enlevant la tumeur.
Aussi
vous avez raison. The Genius of the Beast était à
l’origine conçu comme un travail polémique,
ne reculant pas devant les points de vues subjectifs. Mais
plus j’approfondissais les origines de la civilisation
occidentale et sa contribution à l’histoire
de l’espèce humaine, plus m’apparaissaient
des choses que j’avais sous les yeux et que je ne
voyais pas. Et plus alors le travail scientifique l’emportait
en moi sur le travail du polémiste. Un nombre grandissant
de nouveaux concepts scientifiques et de nouveaux puzzles
scientifiques à résoudre me venaient à
l’esprit. J’ai découvert alors que, dès
le début, ce livre était destiné à
changer la façon dont vous et moi nous voyons le
monde. Et c’est ce qu’il est devenu, je l’espère.
JPB
: Personnellement, je n’en doute pas et je
le prends comme tel, même si nécessairement
certains de vos arguments appellent discussion. Mais, en
dépassant la question de la civilisation occidentale,
n’êtes vous pas excessivement optimiste, messianique
pour utiliser un de vos termes, quand vous expliquez que
l’évolution en général, de la
cosmologie à l’anthropologie en passant par
la biologie, tend à promouvoir de meilleures solutions
que celles existantes. Beaucoup d’évolutionnistes
considèrent que l’évolution ne tend
à rien du tout. Elle serait, si je puis dire, stochastique
et neutre. Elle peut conduire à des catastrophes
aussi bien qu’à des progrès (pour ne
pas mentionner l’inévitable disparition finale
de notre univers telle que la prédisent les cosmologistes
actuels).
HB.
: L’évolution s’accomplit dans
la catastrophe. Elle utilise les cataclysmes pour créer.
Notre rôle est d’arrêter son addiction
à la destruction, son addiction à la souffrance
et à la mort.
Mais
approfondissons un peu ce que sous tend votre dernière
phrase. Il s’agit de deux erreurs scientifiques très
répandues, si vous me permettez de le dire : la neutralité
et la stochasticité. Construisez une simple courbe
des évolutions cosmologiques et le fait que l’univers
n’est pas stochastique et moins encore neutre vous
apparaîtra comme plus qu’évident. L’univers
est une machine en constante croissance et complexification.
Son origine à partir de la singularité initiale
suivie du Big Bang fut un massif pas en avant. Il en fut
de même de tout le reste de l’évolution,
depuis les particules initiales jusqu’aux galaxies
et les molécules biologiques réplicantes que
nous connaissons sur la Terre et dans lesquelles nous avons
identifié la Vie. Aucun de ces pas en avant ne fut
le résultat d’un processus stochastique. Pourquoi
dès le début, au lieu de trouver des millions
ou milliards de quarks différents n’en a-t-on
trouvé que seize ? Il n’y avait pas de hasard,
les types de quarks étaient rigidement déterminés.
Il en fut de même de toutes les autres émergences.
Je suis désolé de le dire, mais la stochasticité
et la neutralité ne résistent pas aux évidences.
Elles peuvent se trouver dans d’autres types d’univers,
mais pas dans le nôtre. Parler de stochasticité
et de neutralité est adopter un discours religieux
sous couvert de science.
JPB.:
Si vous raisonnez ainsi, quelle est votre position dans
le débat entre le déterminisme et le libre-arbitre
? Plus précisément, pensez vous, comme tout
votre travail scientifique semble le montrer, que les humains,
lorsqu’ils prétendent prendre des décisions
volontaires, sont déterminés par différentes
causes que la science peut ou ne peut pas (à l’heure
actuelle) expliciter? Si cela était le cas, comment
pourriez vous promouvoir par ailleurs, comme vous le faites,
l’humanisme et une sorte de volontarisme individuel
?
HB.:
Vous évoquez là une autre des erreurs de la
pensée scientifique telle que conçue par certains,
l’illusion qu’il faut choisir entre ceci et
cela. L’univers est-il réglé par le
déterminisme ou soumis au libre arbitre ? Le cosmos
est-il matériel ou s’agit-il d’une entité
dotée d’immanence, comportant une « réalité
» implicite ? L’évolution et les humains
sont-ils dirigés par leur passé, par la causalité,
ou par leur futur, par la téléologie ? En
fait, autant que je puisse le voir, les oppositions se rejoignent
au sommet. La réalité est une sorte de continuum
possédant deux extrémités qui ne se
distinguent pas, comme les deux extrémités
d’un cordon de rideau unique. La réponse aux
questions du type : ceci ou cela, aux questions impliquant
le dualisme, comme celle de savoir qui a commencé,
de l’œuf ou de la poule, est que ce sont les
deux. Pour moi, ceci est vrai du déterminisme et
du libre arbitre. 99 ,99% de ce que nous sommes est prédéterminé.
Mais nous avons une aire de liberté et de choix dans
le 0.01% restant. Et les différences que peut produire
ce 0,01% soumis à des itérations persistantes
sont énormes.
Comment
fut construite la Grande Muraille de Chine? Brique par brique.
Une brique à la fois. Le libre arbitre est difficile
à concevoir. Mais nous le faisons exister quand nous
persistons dans nos entreprises.
JPB.
: Je poursuis mon questionnement, si vous voulez bien, afin
que nos lecteurs comprennent bien le fond de votre philosophie.
Comment vous situez vous dans le débat « réalisme
versus non-réalisme » ? Autrement dit, considérez-vous
qu’il existe une Réalité (des entités,
des phénomènes) existant indépendamment
de l’observateur mais que celui-ci peut décrire
de plus en plus précisément et objectivement
grâce à la science ? Ou a l’inverse,
considérez vous que l’observateur, ses sens,
ses instruments, son cerveau construisent une « histoire
» (a narrative) qui, si elle est accepté par
les autres, devient la réalité au regard de
ces autres ?
HB.
: Voici encore une question qui me terrifie. Est-ce
que l’interprétation que nous nous faisons
de ce que nous voyons, le passage par une vision du monde
préalable, déterminent-elle ce que nous voyons
? La réponse est Oui. Est-ce que notre perception
change radicalement la réalité ? La réponse
est Non. La physique quantique a-t-elle raison de dire que
les particules ne choisissent pas leur état tant
que nous ne les avons pas observées ? Pas le moins
du monde. Chaque particule est soumise à l’observation
permanente de toutes les autres particules. Un photon, par
exemple est un boson. Et les bosons se déplacent
en bandes. Sont-il aveugles aux mouvements de chacun de
leurs collègues ? Pas le moins du monde. A leur manière
bien particulière, ils « voient ». J’ai
fait une conférence en 2006 devant un cénacle
de physiciens quantiques à Moscou sur le thème
« Pourquoi tout ce que vous savez de l’équation
de Schrödinger est faux ». Nous pourrons en reparler
une autre fois.
Essayons
de voir la question d’une prétendue nature
subjective de la réalité à travers
les yeux de l’homme qui a tenté l’expérience
la plus audacieuse qui soit sur le sujet, le philosophe
qui a rendu publique et voulu expérimenter la notion
que le cosmos n’est qu’un des fantasmes qui
peuplent nos rêves. Je pense à Descartes. Pourquoi
dis-je que Descartes voulut expérimenter la notion
que le cosmos n’est qu’un des fantasmes qui
peuplent nos rêves, vos rêves ? Parce que si
le monde entier n’est qu’une invention de votre
imagination, je n’existe pas. Et si le monde entier
est le produit de ma propre imagination, vous n’existez
pas. Non plus qu’aucun des auditeurs à qui
ce discours s’adresserait.
Et si
tout est le produit d’un fantasme de votre imaginaire,
Descartes n’a pas existé. Descartes a essayé
de s’isoler complètement du reste du monde
pour voir le type de vérité qui demeurait
lorsqu’il avait rompu toutes ses relations avec la
matière et les autres humains. Il a quitté
la France pour une ville étrangère, Amsterdam,
où personne ne le reconnaîtrait. Il a pris
un logement dans une petite maison anonyme au second étage
où il pouvait s’isoler de l’humanité.
Il s’est enfermé dans une pièce avec
un bureau, une chaise, une plume et une boule de cire d’abeille
qu’il pétrissait quand il réfléchissait.
Il a enduré cet isolement pendant des mois, cherchant
à distinguer ce qui demeurait après qu’il
se soit coupé du monde entier. Il a conclu finalement
que la seule vérité qui restait était
le Cogito ergo sum: “Je pense donc je suis”.
Mais
pour en arriver à cette conclusion, il dut renoncer
à percevoir combien étroitement il était
lié au tissu d’une réalité plus
vaste. Il dut se forcer à ignorer le fait que les
mots qu’il se disait à lui-même dans
son isolement provenaient de lignées de centaines
de milliers d’humains, ceux qui avaient inventé
le langage entre 2,4 millions d’années et 40.000
ans avant lui, les Aryens qui avaient jeté les bases
du Latin, les Romains qui avaient fait évoluer ce
même Latin et les Européens qui l’avaient
jusqu’au 17e siècle remodelé en fonction
de leurs besoins. Il dut se forcer à ignorer les
humains qui avaient inventé la première hache
de pierre, qui avaient appris à fondre le métal,
qui avaient avec ce métal forgé les outils
ayant permis de façonner le bois dont sa propre demeure
et son mobilier étaient faits. Il dut se forcer à
ignorer l’enchaînement des espèces cultivées,
les exploitations agricoles, les transports, les marchés
qui le nourrissaient. Bien plus, il dut se forcer à
ignorer la servante qui était censé tenir
sa maison pour lui, la servante qu’il avait séduite
et qu’il avait rendue enceinte. Cette grossesse était-elle
un produit de l’imagination de Descartes ? Un artefact
découlant de son interprétation du monde ?
La sexualité de Descartes est-elle simplement une
médiation symbolique par laquelle votre imagination
et la mienne interprète le monde ? Je suppose que
la servante enceinte des œuvres de Descartes considérait
que le pénis de ce dernier et son propre état
de grossesse étaient réels.
JPB.
: L’un de vos talents, nous le constatons une fois
de plus, est de faire surgir des exemples historiques très
concrets, sinon réalistes, à l’appui
de vos thèses. Ceci dit, pour poursuivre la discussion,
comment situez vous votre propre approche scientifique dans
le parti philosophique que vous venez d’exprimer ?
HB.
: Mon objectif est de comprendre le plus possible
les causalités en utilisant les sciences et la philosophie
de notre temps. Toutes les sciences et non pas une seule.
Et faire appel à tout ce qui constitue les humanités
: tout de l’histoire, de la littérature, des
arts, tout ce à quoi l’on peut accéder.
Tous ces matériaux constituent des outils pour comprendre
la réalité. Mais je ne me satisfais pas de
prendre les arguments que je trouve à ma portée.
Je cherche à voir derrière les évidences
qu’ils expriment ouvertement. Je cherche à
faire apparaître les questions et les mystères
qui se cachent derrière une première approche
nécessairement sommaire. Je cherche finalement ce
faisant à élever le regard constamment. A
élever votre propre regard. A élever la façon
dont les autres vivent et, plus important encore, la façon
dont eux aussi voient le monde.
JPB.
: Ce programme est noble. Mais, par exemple, comment réagissez
vous à des questions qui agitent certains milieux
culturels aujourd’hui, les perspective de Singularité
défendues par Ray Kurzweil et le Singularity Institute,
ou celles sous-jacentes aux concepts de transhumanité
et de posthumanité ?
HB.:
Pour moi, la Singularité se produit à
tous moments. Chacun des grands sauts que nous avons évoqués
précédemment en sont des manifestations, depuis
le Big Bang jusqu’à la vie. Il s’est
agi à chaque fois de changements radicaux dans la
nature de la réalité. Chacun d’eux constituait
une Singularité.
Mais
la nature humaine est incroyablement à courte vue.
Nous demeurons persuadés que nous ne changeons pas,
à travers les grands changements technologiques.
Quand mon père est né en 1908, à Asbury
Park, New Jersey, la nourriture arrivait en ville par des
transports hippomobiles. Le véhicule à moteur
était une grande nouveauté. Le chemin de fer
était encore considéré comme une technologie
nouvelle. Le voyage du New jersey à Los Angeles .
prenait 4 jours et nuits. A l’exception de quelques
courageux aérostiers, les hommes ne quittaient pas
le sol. Par contre, quand j’ai eu 19 ans, l’on
pouvait aller de New York à Los Angeles en moins
de 6 heures par jet. Cependant, je ne me représentais
pas comme appartenant à une espèce nouvelle
radicalement changée par les technologies. Quant
à mon père, il ne s’imaginait pas avoir
traversé un évènement aussi dramatique
qu’une Singularité. Il en est de même
pour nous avec toutes les nouveautés et usages que
nous permet la société de l’information
et de la communication. Nous ne nous imaginons pas appartenir
à une nouvelle espèce radicalement modifiée
par rapport aux précédentes.
Ce qui
est ironique est en fait que nous sommes bien une nouvelle
espèce radicalement modifiée. Mais nous ne
nous représentons pas, tout simplement, l’ampleur
des modifications. Qui plus est, nous ne nous ne nous représentons
pas combien ces changements doivent à la civilisation
occidentale et à un capitalisme qui ne se limite
pas, loin s’en faut, à Wall Street.
JPB.
: Je suis content de votre propos concernant les changements
de l’espèce humaine et les technologies. Il
rejoint un peu celui que je viens de développer,
si vous me permettez d’y faire allusion, dans un livre
à paraître prochainement, le Paradoxe du Sapiens.
Mais finalement, et pour en revenir à vous, que seront
les prochaines étapes de votre œuvre ?
HB.
: J’espère que vous entendrez parler de The
Big Bang Tango: Quarking In the Social Cosmos—Notes
Toward a Post-Newtonian Science. Dans ce livre, j’exposerai
notamment cinq hérésies scientifiques. Il
devrait paraître vers 2016.
En attendant,
vous pourrez lire un ouvrage un peu différent Einstein,
Michael Jackson and Me—17 Years in the Power Pits
of Rock and Roll. J’espère que l’on
y trouvera, comme dans The Genius of the Beast, bien plus
de vérités scientifiques que ne le laisse
présager le titre.