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Article
Lévi-Strauss est-il dépassable, et comment
?
par
Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin
28/11/2008
La
question pourrait paraître stupide. Toute œuvre
scientifique est dépassable. Elle doit d'ailleurs être
conçue à cette fin. En ce qui concerne le structuralisme,
tel que défini et proposé par Claude Lévi-Strauss,
dont on célèbre ces jours-ci le centenaire,
et que nous saluons respectueusement à notre tour,
nous nous bornerons à modifier la formulation de la
question. Autrement dit, les recherches aujourd'hui conduites
sur les sources génétiques, neurologiques et
épigénétiques d'un certain nombre de
comportements collectifs identifiés aussi bien dans
les sociétés animales que dans les sociétés
humaines, «primitives» ou «modernes»,
pourraient-elles être utilisées pour prolonger
les analyses et plus généralement la pensée
de Lévi-Strauss?
A priori, cela devrait être le cas. Il ne nous semble
pas cependant qu'il en soit ainsi. Nous n'avons
évidemment pas lu les myriades d'articles commémorant
le centenaire de Claude Lévi-Strauss, ni écouté
tous les débats culturels à son sujet. Disons
que nous n'avons pas identifié, de la part
des élèves et continuateurs français
de Lévi-Strauss, comme de ceux qui lui reprochent
de se croire indépassable, beaucoup de curiosité
à l'égard de ces nouvelles disciplines.
Pour parler clair, s'il demeure une tradition de l'anthropologie
structurale, il nous semble qu'elle a tendance à
s'enfermer sur elle-même et ne pas se renouveler
suffisamment.
Les
questions constamment traitées par les scientifiques
à qui nous donnons la parole dans cette revue, relatives
par exemple à l'évolution au sein des espèces
animales supérieures des bases neurales déterminant
les échanges langagiers ou un certain nombre de comportements
se retrouvant d'une façon très voisine d'une
espèce animale à l'autre, y compris chez les
humains, n'ont guère, à notre connaissance,
été mentionnées par l'école structuraliste.
De même nous n'avons pas vu citer les travaux - il est
vrai très récents - des roboticiens qui montrent
comment des structures cognitives et sociales émergent
spontanément de communautés de robots en interaction
compétitive, selon des logiques étrangement
proches de celles qui se retrouvent dans le biologique et
l'anthropologique.
Plus
en profondeur, les structuralistes n'ont pas assez insisté
sur le moteur général (nous dirions presque
"universel") déterminant des évolutions
telles que la prohibition de l'inceste qu'ils étudient
avec un grand luxe de détail. Nous voulons dire par
là que, sauf erreur, nous ne les avons pas souvent
entendus faire appel, pour comprendre ce comportement ou d'autres
analogues, au rôle de l' «algorithme» mutation-sélection-ampliation
identifié par Charles Darwin et applicable à
bien d'autres domaines que la seule génétique.
Il
serait pourtant facile de montrer le caractère précurseur
des travaux de Claude Lévi-Strauss, poursuivis avec
continuité pendant près de soixante ans, si
l'on acceptait d'en sortir un moment pour aller voir ailleurs.
On pourrait constater que, sans l'avoir nécessairement
recherché, Lévi-Strauss a ouvert des pistes
qu'il aurait pu développer à la lumière
des recherches en génétique, psychologie cognitive
et sociologie évolutionniste évoquées
ci-dessus. Evidemment, son travail ne pouvait pas, tout au
moins dans les trente premières années, faire
allusion à des disciplines beaucoup plus récentes,
peu connues et dont il était difficile d'anticiper
les suites. Mais à partir des deux dernières
décennies du XXe siècle, lui ou ses disciples
auraient du y prêter attention. Ils auraient pu en tirer
d'innombrables arguments pour illustrer en les enrichissant
les approches initiales. Même en cas de désaccord,
la discussion aurait été enrichissante.
Malheureusement,
même si comme très vraisemblablement Claude
Lévi-Strauss s'est tenu informé des
nouvelles disciplines, il n'a pas paru les juger dignes
de son intérêt. Tout s'est passé
comme s'il avait voulu protéger l'autonomie
de son œuvre face à un risque de dispersion
dans des dizaines de nouvelles directions, allant de la
paléontologie à la robotique évolutionnaire,
à travers la biologie animale et humaine, les neurosciences
et le traitement de l'information. Toutes ces approches
l'auraient sans doute obligé de s'éloigner
quelque peu de la tradition des sciences sociales et d'une
ethnographie se limitant à l'étude des
sociétés humaines, dans le temps, par l'histoire,
et dans l'espace, par l'observation de terrain.
Certes
Lévi-Strauss a repris et complété les
hypothèses de la sociologie de Durkheim qui préconisait
de regarder la société comme un organisme vivant
susceptible d'être décrit à partir de
ses différentes manifestations structurées.
Certes également il a développé les approches
de Saussure et Jacobson en linguistique pour qui les différents
langages peuvent être vus comme découlant d'invariants
linguistiques inscrits dans des champs de différence.
Il a ainsi fondé une sociologie structurale et une
linguistique structurale qui permettent d'approcher derrière
les variantes historiques ou géographiques l'existence
d'une ou plusieurs lois générales qu'il a tenté
de préciser. Cette démarche était évidemment
scientifique et a eu, malgré la complexité (peu
pédagogique) des formulations qu'il a proposées,
un succès certain – auquel, reconnaissons-le,
un certain snobisme intellectuel a beaucoup contribué.
Beaucoup de bons esprits se prétendaient en effet structuralistes,
dans les années 1960/70, sans avoir lu et moins encore
compris Lévi-Strauss.
Cependant,
même à une époque où l'anthropologie
structurale inspirée des travaux de Lévi-Strauss
régnait sans concurrence, au moins dans l'université
française, le refus de se tenir au courant des développements
de ce que l'on peut nommer les sciences de la complexité
ne pouvait que miner l'avenir de la méthode toute entière.
Certes ces sciences de la complexité étaient
d'origine principalement anglo-saxonne et obligeaient à
compromettre la sociologie avec des recherches considérées
comme politiquement incorrectes (la génétique)
ou réservées à des ingénieurs
(la simulation sur modèles informatiques). Il en est
résulté que, dès le début des
années 1970, de nombreux jeunes chercheurs se sont
éloignés du structuralisme lévi-straussien
ou ne lui ont même pas prêté attention.
Pour eux, le structuralisme était une sorte de monstre
sacré qui avait tout dit de ce qu'il avait à
dire, dont on ne pouvait plus rien tirer d'utilisable et qu'il
n'était donc pas nécessaire d'étudier
– une explosion d'autres thèmes autrement plus
excitants requérant leur attention. Le structuralisme
a donc rejoint très vite, au magasin des idées
à la fécondité épuisée,
l'existentialisme de Jean-Paul Sartre ou le marxisme, bien
qu'il proposât des méthodes plus scientifiques
que ne le faisaient ceux-ci.
Cela
ne veut pas dire qu'il faudrait aujourd'hui
ne pas faire l'effort d'entreprendre, quand
on ne l'a pas encore fait, la lecture ou relecture
des grands écrits de Claude Lévi-Strauss.
Ils fourmillent d'idées et de suggestions originales,
toujours bonnes à prendre. Mais il faudrait le faire
en se demandant ce qu'aujourd'hui les sciences
que nous avons qualifiées de sciences de la complexité
pourraient en retenir. On verra sans doute ainsi que beaucoup
de ses idées, si elles sont dorénavant inutilisables
en tant que telles, pourraient le redevenir si elles étaient
reprises au sein d'hypothèses plus générales,
à qui elles conféreraient un enrichissement
précieux. C'est le sort de toutes les théories
scientifiques vieillies. Comme l'existentialisme et
le marxisme, auxquels nous ajouterions le freudisme, elles
présentent encore un intérêt inestimable,
si on sait les confronter et les dépasser à
la lumière d' hypothèses plus récentes.
Mais pour en tirer profit, il faut du temps et du travail,
ressources qui manquent apparemment beaucoup aujourd'hui,
y compris aux chercheurs, face à l'actualité
ou à des contraintes universitaires de plus en plus
exigeantes.
Pour
en savoir plus
Conformément à l'habitude de ce site,
nous pouvons recommander à ceux souhaitant préciser
leurs connaissances relatives à Claude Lévi-Strauss
la lecture, parmi des centaines d'autres, de deux
articles en ligne intéressants :
Claude Lévi-Strauss, dans Wikipedia
http://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_L%C3%A9vi-Strauss
Lévi-Strauss, Claude, dans Memo (plus axé
sur l'oeuvre) :
http://www.memo.fr/Dossier.asp?ID=304
Réaction
de Herbert Maarek, que nous remercions :
J'apprécie
votre article sur Levi-Strauss et suis d'accord avec vous
pour dire que les anthropologues français devraient
intégrer les approches anglo-saxonnes et un certain
nombre de sciences récentes que vous citez, dans leur
effort pour comprendre les réalités sociales
et humaines. Toutefois je voudrais faire deux remarques pour
compléter votre texte :
1)
LS n'a pas retenu ses textes les plus scientifiques sur les
structures de la parenté, ni ses textes théoriques
et formules de nature mathématique sur les structures
pour figurer dans ses Oeuvres Complètes de la Pleiade.
J'y vois personnellement le signe d'un dépassement
du scientisme qu'il pratiquait dans les années 50,
lorsqu'il voulait mettre les systèmes de parenté
en équations. Il tient, semble t-il, à rester
comme le penseur littéraire et philosophe des outrages
et destructions que L'Europe scientifique et philosophique,
dans son épouvantable arrogance, a infligé aux
autres cultures du monde et à la Nature. C'est là,
pour moi, qu'il demeurera dans l'Histoire. Toute la pensée
altermondialiste et écologique sort déjà
de là, ce qui vaut bien son scientisme des débuts.
2) Je ne mettrais pas personnellement dans le même panier
Existentialisme, Structuralisme, Freudisme et Marxisme. Les
deux premiers sont des courants de pensée qui sont
stricto sensu des affaires de spécialistes, philosophes
et linguistes (Heidegger, Jacobson au départ puis Sartre
et Levi Strauss) s'appliquant à la pensée de
L'ETRE pour l'une, et de la LANGUE, pour l'autre (deux domaines
très pointus) et qui seraient restés sans influence
réelle sur la société, sans les phénomènes
de mode que vous signalez justement. De ces deux là
on ne parle presque plus aujourd'hui, y compris Levi Strauss
lui même pour le structuralisme.
En revanche le Marxisme et le Freudisme, même si l'on
critique aujourd'hui la prétention "scientifique"
de leurs fondateurs ont eu- ont encore, je crois qu'on peut
le dire- sur le cours de l'Histoire et du Monde une influence
considérable et très profonde, contrairement
à ce que veulent nous faire croire les anglo-saxons.
Je crois que l'on ne peut nier cela quelque soient ses opinions
personnelles politiques où autres.
D'une façon plus générale les Idées
peuvent avoir un immense pouvoir sur le monde sans attendre
de se présenter " scientifiquement " au sens
strict du terme !