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Article.
Paléoanthropologie de la toxicomanie?
La
découverte des excitants et l'expansion des
hominiens
par Jean-Paul Baquiast 12/12/2008

Lophophora
williamsi
Le
plus souvent nous pensons que c'est la découverte des
outils «physiques», os et pierre taillée
notamment, qui a permis aux premiers primates doté
de bipédie d'étendre leurs aires géographiques
et leurs aptitudes cognitives aux dépens des autres
espèces. Il est un outil auquel on pense moins, d'autant
plus que son usage n'a pas laissé de traces fossiles
évidentes. Il s'agit des différentes substances
naturelles utilisées comme « dopant » des
cerveaux et des muscles. On en trouve de nombreuses formes
dans la nature, produites par des plantes qui étaient
accessibles aux hominiens. De la même façon qu'ils
ont découvert « par hasard » l'usage des
outils de pierre, ils ont nécessairement découvert
et utilisé les propriétés hallucinogènes
et excitantes d'un grand nombre de champignons et végétaux
existant à leur époque. Nous employons le terme
de découverte par hasard pour rappeler que c'est en
explorant leur environnement sur le mode « essais et
erreurs » que les premiers hominiens ont fait apparaître
et exploité les différentes propriétés
favorables de celui-ci. Dès qu'à l'expérience,
un objet quelconque du monde biologique ou physique se révélait
favorable à la survie du groupe, il était adopté
par celui-ci : de nouveaux usages se constituaient autour
de lui, qui s''incorporaient progressivement au capital génétique
et épigénétique du groupe.
Tous
les êtres vivants ont toujours pratiqué de
même, dans leurs efforts de survie. Ils ont ainsi
construit des niches écologiques très complexes
et robustes. Mais ils n'ont généralement
pas été capables de détacher tel objet
de l'usage bien précis qu'ils lui donnaient
dans la construction de leur niche, afin d'en faire
un outil plus polyvalent, susceptible de suggérer
de nouveaux usages et donc de nouvelles pratiques sociales.
C'est ainsi que beaucoup d'oiseaux utilisent
des brindilles de bois pour construire leurs nids mais fort
peu, à l'état sauvage, ne s'en
servent pour atteindre des aliments hors de portée.
Les singes modernes, dont les gammes d'outils naturels
sont plus étendues, ne font pas beaucoup mieux.
Nous
avons rappelé
précédemment les travaux des paléoanthropologistes,
et notamment des paléoneurobiologistes, relatives à
de probables séries de mutations survenues chez certains
ancêtres des hominoïdes (dryopithèques et
ramapithèques ?). Ces mutations ont permis aux bénéficiaires
de diverger des autres primates vers – 10 à –
8 millions d'années. Elles ont entraîné
le développement de capacités physiques et cognitives
liées à la bipédie, lesquelles ont ouvert
de nouvelles aires d'exploration géographiques et comportementales,
marquées notamment par l'usage des outils et des langages.
Les bases neurales de ces capacités cognitives existent
chez les primates, comme chez beaucoup d'autres animaux, mais
elles ont été développées du fait
de ce que nous avons qualifié d'union symbiotique entre
le biologique et le technologique, au sein d'organismes nouveaux
dits par nous anthropotechniques.
La
généralisation des disparitions massives d'animaux
concomitantes à l'extension des hominiens n'est
plus mise en doute. Ce fut le cas notamment des grands mammifères.
On peut trouver d'autres causes justifiant certaines
disparitions, mais il parait indiscutable que l'arrivée
des hommes, armés d'outils perfectionnés
et capables de chasser en groupe bien plus efficacement
que les meutes de prédateurs pratiquant cette technique,
fut la cause principale de cette disparition. Le phénomène
s'est manifesté très tôt concernant
les grands mammifères mais aussi plus tardivement,
notamment en ce qui concerne les grands oiseaux incapables
de voler qui peuplaient les terres australes. Ces extinctions,
comme l'on sait, se poursuivent à grande échelle
aujourd'hui. Elles sont le caractère le plus
évident de ce que l'on a nommé l'anthropocène
devenant l'anthropotechnocène.
La
raison pour laquelle les homo sapiens ont éliminé
les autres espèces d'hominiens, puis plus récemment,
celle pour laquelle les homo dit sapiens sapiens auraient
éliminé (si cette élimination a été
de leur fait) les homo sapiens neandertalensis, est
moins évidente. Toutes ces espèces avaient développé
l'usage des outils, dont l'on retrouve des traces chez les
australopithèques graciles. Elles étaient donc
a peu près à égalité au plan des
outillages. Il semble bien cependant que ce soit grâce
au développement de capacités cognitives supérieures
que le sapiens l'a emporté sur les espèces
concurrentes. Ses outils et les pratiques associées
étaient sans doute d'une efficacité supérieure.
L'industrie moustérienne caractéristique des
néandertaliens et des premiers sapiens (paléolithique
moyen) comportait une grande quantité d'outils différents
dont des éclats obtenus par débitage (méthode
Levallois). Elle était indéniablement plus efficace
que celle des hominiens précédents, vivant au
paléolithique ancien. Il est vraisemblable, mais non
certain, que ces différences aient suffit à
expliquer la disparition des premiers.
Les
armes psychologiques
Quoi
qu'il en soit, pour expliquer la façon dont les différentes
sous-espèces de sapiens ont supplanté
les espèces concurrentes, et provoqué simultanément
la disparition de nombreuses espèces animales auxquelles
les autres animaux évitaient de s'attaquer, il ne suffit
peut-être pas d'évoquer les armes et le feu dont
ils faisaient un large usage, mais d'autres facteurs auxquels
on pense moins. Parmi ceux-ci, il nous semble que la consommation
de plantes hallucinogènes a du jouer un rôle
important. Il s'agissait de ce l'on appellerait aujourd'hui
des outils ou armes psychologiques auxquelles manifestement,
les chercheurs n'ont pas attribué beaucoup d'importance
jusqu'à ce jour.
Que
peut-on en dire ? Les plantes hallucinogènes
et excitantes, nous l'avons rappelé, sont abondamment
répandues dans la nature. De même qu'ils ont
découvert par essais et erreurs et progressivement
apprivoisé l'usage de végétaux possédant
des propriétés nutritives, les hominiens ont
certainement découvert et utilisé les propriétés
soit excitantes soit soignantes (neuroleptiques) des plantes
psychotropes agissant notamment sur les neurotransmetteurs
du cerveau. De nombreux ouvrages, tel celui du chercheur américain
David Courtwight(1),
ont montré le rôle des drogues dans ce que ce
dernier a nommé la construction du monde moderne. Mais
il s'est surtout intéressé aux civilisations
récentes. Par contre, de nombreux anthropologues de
terrain ont noté l'utilisation de drogues au sein des
sociétés dites primitives contemporaines, plus
ou moins proches de celles récemment disparues. Certaines
de ces drogues augmentent la résistance à la
fatigue, au froid et à l'altitude. Les autres induisent
des effets d'extase collective exploités par des prêtres
et shamans (guérisseurs), eux-mêmes sous l'empire
d'hallucinogènes variés. Sans remonter si loin,
on connait l'usage que les sociétés développées
modernes font encore du café, du thé, de l'alcool,
du tabac, sans mentionner les drogues douces et dures.
Par
analogie, on peut penser que les prédécesseurs
des sapiens actuels ont eux aussi largement puisé
dans ce que nous appellerons l'arsenal des drogues pour construire
leur domination sur le monde. L'ennui est qu'il est difficile
d'apporter des preuves directes de telles hypothèses,
intéressant des sociétés du paléolithique
depuis longtemps disparues. On peut cependant se livrer à
des suppositions s'appuyant sur la transposition de comportements
culturels plus récents(2).
Les
hominiens ne se sont pas bornés à découvrir
l'intérêt d'utiliser des objets
du monde matériel comme outils. Pendant des centaines
de milliers d'années, ils ont fait l'inventaire
des mondes végétaux multiples avec lesquels
ils étaient en interaction. Ils se sont livrés
à un travail considérable de classement permettant
de catégoriser les espèces végétales
au regard de leur intérêt pour la survie. Bien
entendu, ce travail a été fait de façon
empirique, très proche de celle par lesquels les
animaux sélectionnent eux-mêmes les plantes
qui leur sont ou non utiles. Mais les capacités cognitives
supérieures de leurs cerveaux ont très certainement,
dans ce domaine comme dans celui de la fabrication des outils,
permis aux premiers hommes d'accélérer
et diversifier les comportements culturels permettant d'intégrer
sur le mode épigénétique le résultat
des expérimentations.
Dans
ce cas, on peut très légitimement supposer
que la prise en compte des pouvoirs hallucinogènes
bénéfiques des plantes a pris tout autant
d'importance que celle de leurs capacités nutritives.
Ce fut probablement sous l'empire de certaines drogues
que les jeunes mâles, pour célébrer
leur passage à l'âge adulte, s'attaquaient
à des animaux redoutables ou s'engageaient
dans des exploits physiques (escalades, franchissements
d'obstacles naturels) dont s'abstiennent prudemment
les autres animaux restés sous commande de comportements
génétiquement déterminés. De
telles audaces, au mépris des accidents inévitables,
ont ensuite été probablement imitées
pour le bénéfice de tous.
On
peut penser aussi que la stimulation des aires sensorielles
et de la commande motrice par d'autres types de plantes hallucinogènes
a joué un rôle essentiel pour induire chez certains
individus des comportements créateurs que nous qualifierions
aujourd'hui de culturels au sens propre du terme. Ces drogues
permettaient en effet – comme elles le font encore aujourd'hui
– de s'affranchir des inhibitions, répressions
et autres freins à la créativité découlant
du poids des comportements acquis, génétiquement
déterminés. Elles ont joué pendant des
dizaines ou centaines de milliers d'années le rôle
de «générateurs de diversité»
sans lesquels l'évolution du genre homo n'aurait pas
été si rapide. On considère généralement
que les shamans et chefs en ont tiré les visions leur
permettant de systématiser les explorations migratoires,
au mépris de toute prudence. Mais très certainement
aussi, les premières créations symboliques,
gestuelles, verbales, graphiques, ont pris naissance chez
des individus inspirés par ces drogues. Sans même
mentionner l'art pariétal propre aux grottes ornées
européennes, qui n'ont pas semble-t-il constitué
un modèle général ni durable, bien d'autres
formes d'expression devenues des traditions rituelles et artistiques
ont probablement été initialisés par
des individus temporairement «off limits».
Aussi
bien, quand nous proposons le concept de complexe anthropotechnique
pour caractériser les ensembles évolutionnaires
mixtes apparus dans les derniers siècles et associant
les hommes et les techniques, nous pensons utile de prendre
en compte les différentes techniques participant
à la création de cet immense univers symbolique,
que l'on qualifierait aujourd'hui de virtuel,
caractéristique de nos sociétés.. Qu'elles
soient dérivées de la pharmacopée ou
qu'elles résultent d'autres formes de
stimulation de l'imaginaire (comme les instruments
de musique), ces techniques ou technologies jouent un rôle
direct dans la production du virtuel, à partir de
stimulus échappant évidemment au contrôle
des comportements par le cerveau rationnel. On peut donc
penser qu'elles se sont associées, dans la
composante humaine des systèmes anthropotechniques,
au développement des activités du cerveau
droit et plus généralement à la construction
de bases neurales intervenant aujourd'hui fortement
dans la plupart des comportements sociaux.
Ces
comportements devenus en partie génétiques,
en partie culturels ou épigénétiques,
même s'ils ne sont plus aujourd'hui systématiquement
enclenchés par la prise directe de drogues à
fort potentiel hallucinogène, restent de puissants
générateurs de diversité. Autrement dit,
ils participent très largement au caractère
imprévisible, non gouvernable et généralement
chaotique de l'évolution subie par l'anthropotechnocène.
Comme il n'existe pas de séparations entre compartiments,
ni dans les cerveaux individuels, ni dans les processus culturels,
ces mêmes comportements, que l'on qualifiera selon les
cas de créatifs, d'erratiques ou de suicidaires, influencent
aussi la mise en œuvre des technologies liées
au mathématisable et à la modélisation
scientifique rigoureuse. Autrement dits, ils peuvent provoquer
aussi bien des guerres que faire naître des découvertes
relevant de ce que nous avons nommé ailleurs l'hyperscience.
Ajoutons
que l'explosion actuelle du virtuel, à travers les
réseaux numériques de création-diffusion
ou sous l'effet des futurs automates et robots dits autonomes,
renforcera la part de l'hallucinatoire dans le développement
social. Certains voient même aujourd'hui dans l'hallucinatoire
le mode de fonctionnement «par défaut»
des sociétés modernes. Or, selon le point de
vue exposé ici, il ne s'agirait que d'un lointain héritage,
celui légué par les premiers hominidés
ayant consommé «pour voir», entre autres
plantes attirantes, le petit Lophophora williamsi,
espèce de cactus sans épine de la famille des
Cactaceae, dit aussi peyotl ou peyote.
Notes
(1) David T. Courtwright. Les drogues et
la construction du monde moderne PUL 2008
(2) L'usage des plantes médicinales
a été bien étudié dans les sociétés
anciennes (Mésopotamie). Des traces ont été
retrouvées en Irak dans la tombe de Shavidor datant
de - 60.000 ans. (Changeux). Mais en deçà, les
preuves se perdent. Nous présumons ici que la consommation
des hallucinogènes a commencé au moins 2 millions
d'années auparavant.