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Nouvelles de la décroissance
Du
Neuro-marketing à l'évolution de l'anthropotechnocène
par
Jean-Paul Baquiast
06/12/2008
Introduction
A
l'occasion de la présentation d'un livre-somme dont
nous recommandons la lecture (Du vrai, du beau, du bien
: Une nouvelle approche neuronale, Odile Jacob, 2008)
et que nous présenterons plus complètement par
ailleurs, Jean-Pierre Changeux a rappelé récemment
sur France Inter une évidence que certains nient
encore : c'est notre cerveau qui détermine en dernier
ressort le contenu de nos comportements et de nos pensées.
Le cerveau le fait d'une façon dont pour l'essentiel
nous n'avons pas conscience. La question que nous voudrions
évoquer ici concerne les conséquences à
tirer d'une constatation sur laquelle Jean-Pierre Changeux
nous invite à réfléchir : le cerveau
d'un humain adulte d'aujourd'hui s'est construit après
une évolution de quelque 5 millions d'années
+ 15 ans.
Que pouvons-nous pour notre part en retenir ?
C'est au cours des derniers 5 millions d'années que
l'évolution subie par les hominiens les a définitivement
séparés des grands singes et les a dotés
d'un cerveau aux capacités cognitives très différentes,
disposant notamment dès la naissance d'aptitudes potentielles
à l'utilisation des outils et au langage. Cette construction
s'est faite au cours d'une longue série de mutations
génétiques, globales ou de détails, dont
la plupart n'ont pas encore été élucidées.
Le cerveau qui en découle ne présente pas à
la naissance un poids relatif (quotient d'encéphalisation)
très supérieur à celui des grands singes
nouveaux-nés, mais il est équipé d'une
boîteà outils constituées d'aires cérébrales
beaucoup plus développées, notamment dans les
lobes frontaux. Celles-ci sont déjà organisées
en réseaux associatifs. Les autres primates n'en disposent
pas, au moins sous une forme aussi immédiatement opérationnelle.
Ces outils neuronaux acquis par transmission génétique
permettent à l'enfant humain d'interagir (avant même
l'accouchement dans certains cas) avec les adultes et avec
son environnement sociétal. Il en résulte, sans
doute dès les premières semaines de la vie,
une activité cérébrale intense. Elle
résulte de l'établissement de nouvelles connexions
synaptiques entre les neurones déjà existant
et de la création de nouveaux neurones, notamment au
niveau du cortex associatif. On observe en conséquence
un quintuplement du poids du cerveau, se produisant après
la naissance et se prolongeant tout au long des 15 années
de l'enfance et de l'adolescence. Après 15 ans environ,
le cerveau perd cette aptitude à se construire, sauf
dans des domaines très particuliers. Il perd même,
par un processus très actif de tri sélectif,
un grand nombre de connexions et même de neurones que
le sujet n'avait pas eu l'occasion d'utiliser. Il ne conserve
que ceux résultant de l'adaptation au milieu. Jean-Pierre
Changeux a nommé ce processus, qu'il a été
le premier à décrire, l'épigenèse
par stabilisation sélective de synapses.
Les hominiens ont acquis ces capacités au cours d'une
longue évolution génétique et épigénétique
ayant sélectionné sur le mode darwinien le plus
classique les propriétés corporelles et cérébrales
ainsi que les comportements culturels les plus aptes à
assurer leur survie dans les milieux bien particuliers où
ils se sont trouvés après avoir divergé
d'avec les grands singes. Bien évidemment, aucune finalité,
aucune « intentionnalité » visant à
faire apparaître des potentiels susceptibles de générer
de l'intelligence et de la conscience ne sont intervenues.
Jean-Pierre Changeux, dans son livre, a raison d'insister
sur ce postulat «naturaliste»(1).
Jusqu'à ce jour, les hominiens, dont les différentes
espèces initiales ont progressivement disparu au bénéfice
du seul homo sapiens, ont bénéficié
des résultats de cette évolution. Mais il n'est
pas certain aujourd'hui que toutes ces acquisitions jouent
un rôle aussi favorable. Certaines pourraient même
condamner à terme la survie de l'espèce humaine.
Ne peut-on cependant observer aujourd'hui l'apparition au
sein des sociétés humaines de «mutations»
adaptatives nouvelles ? Dans la logique de l'adaptation darwinienne,
certaines de celles-ci ne pourraient-elles pas en cas de succès
modifier le capital génétique et épigénétique
de l'espèce humaine dans un sens plus favorable à
la résolution des nouveaux problèmes de survie
qui se posent à elle? C'est la question que nous poserons
dans cet article.
Processus d'éducation
des jeunes et des adultes
Dire que le cerveau des humains, ceci d'ailleurs depuis l'apparition
des premiers hominiens, complète sa formation par interaction
avec le milieu tout au long des 15 années de l'enfance
et de l'adolescence, n'est plus contesté de nos jours.
On sait depuis longtemps que des enfants maintenus en isolement
sensoriel pendant les premiers mois et années de leur
vie ne pourront plus apprendre grand-chose ensuite. Après
15 ans, et s'il est convenablement stimulé, le cerveau
continue cependant à acquérir des connaissances
et se complexifier. Mais il utilise sans grandes modifications
les processus initialisés dès la première
enfance. Il enregistre les informations sensorielles qu'il
reçoit, il les compare à celles déjà
mémorisées, il fait des hypothèses ou
prédictions permettant de rattacher ou non les informations
nouvelles aux catégories d'informations déjà
mémorisées, il soumet ces hypothèses
à l'expérience et il modifie en conséquence
les représentations dont il dispose. Cependant les
grands bases des comportements cognitifs et affectifs primaires,
avec les représentations qui leur sont associées,
étant désormais en place, la capacité
du cerveau à percevoir, comprendre et intégrer
les informations nouvelles est spontanément beaucoup
moins grande. Elle ne peut être augmentée que
par des exercices visant spécifiquement à entraîner
les parties du cerveau nécessaires à l'exercice
de certaines activités ou professions.
L'irréversibilité de certains conditionnements
acquis dès l'enfance n'est généralement
pas admise dans nos sociétés. Celles-ci croient
jusqu'au déraisonnable en l'autonomie de la personne.
Evoquer le poids des héritages, qu'ils soient biologiques
ou culturels, suscite le reproche de réductionnisme,
voire de généticisme ou de sociobiologisme.
On compte sur la diversité culturelle pour offrir aux
adultes une large palette de comportements différents,
entre lesquels ils pourront choisir au mieux de leurs dons
ou de leurs opinions philosophiques et morales. En ce qui
concerne l'éducation reçue pendant l'enfance,
on a tendance à faire confiance à l'éducation
plus ou moins complète qu'assurent le milieu familial
et les institutions scolaires, plutôt qu'à l'hérédité.
C'est évidemment justifié. Mais Jean-Pierre
Changeux rappelle à juste titre que d'autres acteurs
moins visibles, que nous qualifierions pour notre part de
superorganismes, interviennent d'une façon tout aussi
déterminante que les parents et l'école pour
figer sous forme d'associations neuronales, actives tout au
long de la vie, les représentations du monde que se
fait l'enfant et les instructions qu'en conséquence
le cerveau utilisera pour déterminer les comportements
de l'adolescent puis de l'adulte. Il faut ajouter que les
parents et l'école eux-mêmes sont influencés
par ces superorganismes, dont souvent ils transmettent les
messages aux jeunes sans grandes modifications.
Il est donc important d'identifier de tels acteurs ou superorganismes
puisqu'ils formatent le cerveau des enfants à l'insu
des parents et des éducateurs, souvent aussi comme
nous venons de le voir avec la complicité inconsciente
ou consciente de ceux-ci. Ils ne s'affichent jamais au grand
jour. Néanmoins, s'ils ne sont pas détectés
et le cas échéant combattus, les empreintes
éventuellement destructrices qu'ils imposeront aux
enfants seront irréversibles. En effet, comme rappelé
ci-dessus, les jeunes cerveaux ou plus exactement les représentations
du monde dont ils disposent et les instructions qu'ils transmettent
n'évolueront plus guère après l'adolescence.
Cela pourra mettre en échec une grande partie des recommandations
et des consignes comportementales que les instances de régulation
de la société s'efforceront par la suite de
proposer ou d'imposer aux adultes.
Pour prendre un exemple simpliste, les services en charge
de la protection de l'environnement auront beaucoup de mal
à demander aux adultes de respecter les espaces naturels,
si les cerveaux de ces mêmes adultes, lorsqu'ils étaient
enfants, ont été formés à l'idée
qu'ils pouvaient sans contraintes user et abuser des ressources
dont l'enfant disposait. Tous les arguments rationnels déployés
pour justifier la protection de la nature n'auront pas d'effets
sur de tels sujets. Si dans le meilleur des cas, ils semblaient
les accepter, ils n'en tiendraient pas compte dans leurs comportements
quotidiens, inconscients ou même conscients.
Tout ceci est bien connu. Depuis des millénaires, les
pouvoirs sociétaux, castes, églises, Etats,
utilisent pour se perpétuer les enseignements et mises
en condition diverses qu'ils imposent aux enfants dès
le tout jeune âge. On sait également que depuis
le développement des entreprises privées dont
le chiffre d'affaire dépend de la fidélité,
sinon de l'addiction des clients, les enfants ont été
très tôt ciblés par les campagnes publicitaires.
Sans même évoquer les industries du tabac et
de l'alcool dont les produits sont particulièrement
dangereux, les producteurs de biens de consommation alimentaires,
utilitaires ou ludiques ont appris depuis longtemps qu'en
visant les enfants et les jeunes adolescents, ils en feront
des consommateurs captifs tout au long de leur vie. Les actions
de prévention destinées aux adultes n'auront
plus beaucoup d'effet pour limiter la vente de ces produits,
même en faisant valoir leurs effets néfastes.
C'est la raison pour laquelle ces producteurs multiplient
au sein des pays émergents les campagnes de publicité
visant à promouvoir les aliments et boissons riches
en sucres chez les jeunes adolescents On le comprend, car
la forte proportion de jeunes dans ces pays en fait des marchés
très prometteurs. Les dégâts sanitaires
de l'obésité seront laissés à
la charge de services de santé déjà surchargés.
Le neuromarketing
Suscitant aujourd'hui un grand intérêt chez les
publicitaires et certains mouvements politiques ou religieux,
le neuromarketing vise à aller plus loin. Il consiste
à identifier, en s'appuyant sur les travaux de neurobiologistes
tels que Jean-Pierre Changeux (qui évidemment n'y sont
pour rien) les centres nerveux du plaisir et de la récompense,
ainsi que ceux commandant les prises de décision, afin
de les influencer dans un sens favorable à la diffusion
de leurs idées et de leurs produits. Les neuromarketeurs
n'en sont pas encore à proposer de faire ingérer
des neurotransmetteurs ou d'implanter des électrodes
permettant d'activer ces centres chez les adultes et chez
les enfants, mais on ne voit pas pourquoi ils s'arrêteraient
sur la voie royale qui s'offre à eux.
Face à la prise de conscience de ces risques, la réaction
consiste généralement à faire appel à
l'Etat ou à des comités d'éthique variés
pour prévenir d'éventuels usages abusifs des
recherches en neurosciences. Mais on peut s'interroger tant
sur l'efficacité que sur la justification même
de telles réglementations. Comme toutes les sciences,
celles des neurosciences qui s'efforcent de comprendre comment
fonctionne le cerveau génèrent inévitablement
des applications diverses dont aucune réglementation
ne peut prétendre prévenir les détournements
possibles. On sait que la question se pose exactement de la
même façon en génétique.S'il est
utile de veiller à décourager des sous-produits
de recherche manifestement nuisibles, mis en circulation pour
des raisons purement mercantiles, on ne saurait réglementer
les recherches elles-mêmes. Et puis, en ce cas, pourquoi
se limiter aux neurosciences ? Nous avons vu que les organisations
politiques ou religieuses, et plus récemment la publicité,
utilisent depuis longtemps, sous prétexte d'éducation,
des modes de dressage des individus reposant sur des méthodes
empiriques n'ayant rien à voir avec les neurosciences
mais bien plus efficaces. Il faudrait donc, dans une société
démocratique soucieuse de produire des citoyens aussi
responsables que possible de leur choix, proscrire aussi de
telles méthodes éducatives. Il s'agirait d'une
tâche impossible.
Enfin, sur qui reposerait la responsabilité de définir
ce qui serait correct ou non en matière de comportements
? A quelles « autorités » faudrait-il confier
le soin de l'apprendre aux jeunes, ceci dès le plus
jeune âge, ainsi bien entendu qu'à leurs parents
et à leurs entourages ? Nous pensons qu'en fait, dans
ce domaine comme dans tous ceux intéressant l'action
politique, les citoyens qui demandent aux institutions d'édicter
des règles de comportement conformes aux «normes
morales» qu'ils estiment devoir être appliquées
au sein de la collectivité à laquelle ils appartiennent
font une erreur très répandue
Ils croient
à la possibilité d'un volontarisme politique
destiné à promouvoir ce qu'ils estiment être
le bien.
Mais ce n'est pas ainsi que fonctionnent les sociétés.
Leurs institutions sont le résultat d'une compétition
globale pour le pouvoir qui oppose les forces dominantes entre
elles. Cette compétition porte notamment sur l'accès
aux médias et aux moyens d'influencer les citoyens
en leur faveur. Elle comporte une part importante d'action
sur les jeunes, au sein des systèmes éducatifs
comme, avec le développement de la société
de l'information, en dehors de ceux-ci, notamment dans le
cadre de la télévision. Des changements éventuels
ne viendront que de modifications profondes des rapports de
puissance entre ces forces. Ces changements, comme souvent
en matière évolutive, prendront peut-être
naissance de façon initialement très discrète
et aléatoire, c'est-à-dire sans obéir
à des finalités imposées de l'extérieur.
L'arrière-plan d'une
crise en préparation
Que sont les forces sociales qui dominent les sociétés
modernes ? Les sciences politiques et économiques les
ont depuis longtemps identifiées. On évoque
évidemment d'abord les mouvements politiques, les uns
exerçant le pouvoir gouvernemental et faisant tout
pour le conserver, les autres ne l'exerçant pas et
souhaitant y accéder. Leurs compétitions, dans
les démocraties occidentales, sont plus ou moins régulées
et transparentes. Dans ces mêmes démocraties,
les mouvements politiques tirent leur légitimité
du fait qu'ils se veulent en charge de l'intérêt
général et du long terme. Ce sont ces mêmes
valeurs qui, dans le cadre du contrat social démocratique,
devraient inspirer les gouvernements et les politiques publiques.
Les citoyens disposent de certains moyens pour faire valoir
ce qu'ils entendent mettre sous ces concepts d'intérêt
général et de long terme. Ils l'expriment à
l'occasion des élections, en votant pour ceux qui représentent
le mieux leurs propres désirs. Mais de plus en plus,
dans les sociétés de l'information, ils le font
aussi par l'intermédiaire des réseaux d'opinion,
supposés pouvoir recruter de nouveaux sympathisants
en dehors de l'action politique, via les associations et les
ONG.
A côté ou plus exactement, en dessous des forces
politiques, se trouvent les forces économiques. Les
plus importantes sont aujourd'hui les entreprises mondialisées
qui se disputent l'accès aux matières premières,
aux marchés et aux opinions publiques. Même si
de leur activité découle ce que l'on estime
généralement être un progrès, progrès
technique et croissance économique, elles l'exercent
essentiellement dans l'intérêt de ceux qui disposent
du capital et de la puissance qu'il apporte. Il s'agit donc
moins de poursuivre un hypothétique intérêt
général que servir des intérêts
particuliers. Si l'intérêt général
en tire profit, tant mieux, sinon… Par ailleurs, avec
la financiarisation de l'économie qui donne de plus
en plus d'importance aux actionnaires et à leurs spéculations,
les activités de ces entreprises mondialisées
s'axent de plus en plus sur le court terme. «Après
moi, le déluge».
Connu depuis le XIXe siècle, ce panorama général
a fait l'objet d'innombrables études et commentaires,
opposant la gauche et la droite. On pouvait croire il y a
quelques années encore que la situation ne changerait
pas et que les grands équilibres entre producteurs
et consommateurs, entre Etats et entreprises, entre intérêt
général et intérêts particuliers,
resteraient identiques. Mais il apparaît maintenant
évident que le XXIe siècle, au moins dans sa
première moitié, sera un siècle de crises
de plus en plus graves. Il obligera à redéfinir
sur de nouvelles bases les frontières entre ceux qui
voudront prendre en compte l'intérêt général
et le long terme et ceux qui ne s'intéresseront qu'aux
intérêts particuliers et au court terme. Les
premiers, très globalement, défendront la survie
des écosystèmes. Ils défendront donc
la maîtrise des consommations et de la natalité
dans la mesure où leur croissance illimitée
ne sera pas compatible avec cette survie. Les seconds se donneront
un objectif prioritaire, accroître leur domination sur
le monde et l'économie, quitte à augmenter le
risque de catastrophes auxquelles, dans l'immédiat,
ils espéreront pouvoir échapper.
Cette distinction paraîtra manichéiste, opposant
des bons et des méchants. Mais de fait, les uns et
les autres, comme toujours quand il s'agit de compétition
pour la survie, défendront leurs propres intérêts,
à travers des stratégies différentes,
fonction de leur situation dans le monde. Il serait simpliste
de prétendre que les gouvernements se trouvent dans
le premier camp et les entreprises privées dans le
second – surtout si l'on considère qu'une part
de l'activité des entreprises consiste à influencer
les gouvernements et que ceux-ci par intérêt
électoral se mettent très souvent à leur
service. On sait ainsi qu'aux Etats-Unis, le complexe militaro-industriel
a défini depuis la fin de la première guerre
mondiale l'essentiel de la politique américaine. Globalement
cependant, la distinction entre public et privé s'impose,
notamment en démocratie où le pouvoir des citoyens,
aussi faible qu'il soit, s'exerce d'abord à l'égard
des gouvernements, par le vote. A l'égard des entreprises,
les citoyens, conditionnés par la publicité,
n'ont qu'un faible pouvoir propre, celui d'acheter ou de ne
pas acheter. Or il est d'un exercice difficile face à
des tentations multiples.
Qui acceptera de limiter les activités
destructrices du milieu terrestre?
Dans la perspective de la crise, il faut tenter de comprendre
comment se forment les opinions, sur le point critique de
savoir s'il faut ou non contrôler les consommations
destructrices du milieu terrestre et les réorienter
vers des activités à faible impact environnemental.
Il est indiscutable que les citoyens capables d'adhérer
à de tels objectifs, que ce soit dans le tiers-monde
ou dans les pays développés, sont très
peu nombreux. Tous les autres, contraints par leur bas niveau
de vie ou soumis aux campagnes publicitaires leur enjoignant
de consommer bien au-delà de leurs besoins primaires,
ne sont guère sensibles aux mises en garde des économistes
et des scientifiques recommandant certaines formes ce que
l'on nomme désormais la décroissance.
On doit admettre que les uns et les autres sont pour le moment
peu nombreux. A l'origine, dans les années 1970, au
sein notamment du Club de Rome, quelques rares économistes
avaient compris que les ressources n'étaient pas illimitées
et avaient donné l'alarme, sans grand succès.
Ils ont été rejoints depuis lors par d'autres,
alertés par les tensions sur certains marchés
de produits alimentaires et de matière première.
Mais ils ont surtout été relayés par
un nombre croissant de scientifiques armés de moyens
de plus en plus puissants pour observer la Terre et prédire
son évolution. Tous s'efforcent désormais, avec
des moyens médiatiques de plus en plus importants,
de sensibiliser les opinions publiques aux risques d'une croissance
illimité et aveugle. Le succès d'opinion grandit.
Les comportements profonds, même s'ils sont encouragés
par certaines politiques publiques, tardent en revanche à
se modifier.
Nombre de citoyens se disant convaincus de l'importance du
message des scientifiques et des militants, ne modifient pas
pour autant leurs comportements. Nous ne parlons pas des populations
des pays pauvres, qui n'ont pas d'autres alternatives que
chercher à survivre, mais de celles des pays riches.
Il semble qu'emportées par les intérêts
égoïstes, ces dernières acceptent délibérément
l'aggravation et l'extension de la crise. Nous avons précédemment
nommé ce phénomène de «paradoxe
du sapiens». L'humanité a beau se prévaloir
de toutes les qualités qui en font une espèce
présumée intelligente, elle continue globalement
à se comporter avec l'aveuglement d'une coulée
de lave.
On peut s'interroger sur le pourquoi de cette réaction
suicidaire. A cet égard, le message des neurosciences,
selon lequel les « opinions » qui commandent les
comportements de l'adulte se forment très tôt
dans les cerveaux de l'enfant, prend une grande importance.
Pris au pied de la lettre, ce message signifierait que les
adultes ne deviendront jamais des consommateurs et des producteurs
responsables s'ils n'ont pas appris à le faire dès
les premiers âges de leur vie. Certes, le nourrisson
et l'élève de la maternelle ne pourront pas
se comporter en économistes et en écologistes
matures. Néanmoins, ils pourraient apprendre dès
le plus jeune âge à ne pas gaspiller, à
maîtriser leurs désirs, à ne pas pratiquer
l'égoïsme de clan, à développer
au contraire l'altruisme et autres vertus indispensables aux
citoyens de demain. Mais ils ne l'apprendront que si les parents,
l'entourage familial puis l'école les éduquent
en ce sens, par des techniques associant récompense
et punition. Or parents et éducateurs restent eux-mêmes
profondément imprégnés des réflexes
égoïstes dont on voudrait qu'ils débarrassent
les enfants.
Ceci n'a rien d'étonnant puisque, au cours des millénaires
précédents, l'évolution a sélectionné
des comportements permettant aux enfants, aux adolescents,
puis aux adultes devenus à leur tour éducateurs
de survivre dans des environnements très différents
de ceux d'aujourd'hui. Il fallait faire main basse sur les
ressources disponibles afin de les consommer au plus vite,
développer l'esprit de clan au détriment de
la solidarité au sein de l'espèce, changer de
territoire quand les ressources s'épuisaient, se reproduire
le plus fréquemment possible pour augmenter les chances
de survie, tous comportements aujourd'hui insoutenables au
regard d'un développement dit durable. Les résultats
de ces apprentissages se sont inscrits durablement dans les
gènes et dans les cultures des humains primitifs. Nous
en sommes encore aujourd'hui très largement dépendants,
car ni les gènes ni les cultures ne se modifient en
quelques millénaires. Or, si certaines de ces pratiques
peuvent encore être utiles, dans l'ensemble elles sont
devenues incompatibles avec la survie à long terme
des sociétés d'aujourd'hui.
Il s'ensuit que le consommateur, mais aussi le parent et l'éducateur
qui forment les enfants modernes sont dans l'ensemble conditionnés
par des gènes et des modèles comportementaux
hérités du passé. Il s'agit d'encourager
chez ces enfants le gaspillage, l'appropriation des ressources
plutôt que le partage, la consommation immédiate
plutôt que la poursuite des valeurs immatérielles,
l'intérêt pour le court terme plutôt que
la prise en considération d'un hypothétique
long terme. La publicité devenue omniprésente,
soit en tant que telle, soit par les modèles sociaux
télévisuels, ne fait rien pour changer les choses.
Des évolutions difficilement
explicables
Et pourtant, sans que l'on comprenne bien pourquoi, alors
que toutes les raisons exposées ci-dessus justifieraient
que les comportements consommateurs et producteurs conduisant
à des crises catastrophiques restent ce qu'ils sont,
les prémisses d'une évolution peuvent être
observés. Nul n'a pourtant fait appel aux techniques
du neuromarketing pour modifier les cerveaux de ceux qui commencent
à se montrer plus raisonnables face aux risques grandissants.
Il semble que des changements significatifs se produisent,
ici et là, d'une façon inattendue, pouvant faire
renaître un certain espoir dans l'esprit de ceux qui
désespéraient de voir le train de l'évolution
demeurer indéfiniment sur les mêmes rails. Nous
n'en prendrons qu'un exemple, celui de la baisse brutale et
récente du marché des gros véhicules
automobiles aux Etats-Unis. Chez eux pourtant, y compris dans
l'esprit des jeunes enfants séduits par la publicité
émanant des industriels du pétrole et de l'automobile,
les SUV et autres 4/4 avaient paru inséparables d'un
mode de vie américain présenté comme
non négociable. On dira que cette baisse des ventes
est un phénomène marginal, au regard de tout
ce qu'il faudrait faire. On dira aussi qu'elle ne durera pas,
si le prix du pétrole diminue à nouveau. Nous
pensons cependant que la rapidité avec laquelle semble
se répandre, aux Etats-Unis comme aussi dans le reste
du monde, le désamour pour la voiture à essence
mérite réflexion. Les gouvernements réagissent
à contre-courant, en tentant de relancer les ventes,
par des mesures comme la prime à la casse. Mais il
n'est pas exclu que le mouvement se poursuive, ceci malgré
les fermetures d'usines qu'il entraînera.
Les économistes et scientifiques qui avaient multiplié
les signaux d'alerte s'en trouveront réconfortés.
Finalement, diront-ils, la multiplication de nos messages,
relayés par des média de plus en plus nombreux
et par le snobisme, a fini par porter des fruits. Ce n'est
sans doute pas faux. Mais nous pensons que le phénomène
est plus profond et qu'il ne dépend pas uniquement
de la bonne volonté, autrement dit du volontarisme
altruiste de ceux qui prêchent cette forme de décroissance.
Si de plus en plus de voix se font entendre en sa faveur,
c'est peut-être parce qu'un phénomène
évolutionnaire de grande ampleur est en train de se
mettre en place, échappant en grande partie à
la prise de conscience de ceux-là mêmes qui s'en
font les porte-parole. Peut-être, autrement dit, observons-nous
l'apparition encore très marginale de nouveaux contenus
cérébraux, pour ne pas parler de nouveaux humains,
mieux adaptés que les actuels à la survie dans
un environnement menacé par la rareté et l'autodestruction.
Il parait utile d'approfondir cette hypothèse. Elle
pourrait permettre de comprendre les retournements évolutifs
des superorganismes que nous avons par ailleurs désignés
du terme de complexes anthropotechniques. Nous avons précédemment
rappelé que ces retournements ne pouvaient être
commandés par une prétendue conscience volontaire
de l'organisme, qu'elle soit collective ou individuelle. Nous
pensons qu'il s'agit de mécanismes évolutifs
dont les règles nous échappent encore. Autrement
dit, les appels émanant de personnes de bonne volonté
voulant modifier telle ou telle habitude sociale ne peuvent
pas être la cause de cette modification, si elle se
produit. Ils sont seulement le symptôme du fait que
la modification a commencé à se produire.
Pour illustrer cette proposition qui est très contre-intuitive
et que refuseront énergiquement les défenseurs
du libre-arbitre, replaçons nous en esprit et sous
forme de parabole dans la situation qui était celle
des grands singes forestiers dominant l'ordre des primates
il y a 10 à 8 millions d'années de cela. Si
nous interprétions leurs capacités d'attention
et de raisonnement évidemment inconscientes, en les
traduisant dans nos termes à nous, nous pourrions dire
qu'ils ont observé, voici quelques millions d'années,
à la frontière de l'environnement forestier
et de milieux plus ouverts, voire au sein même de la
forêt(2), apparaître
des espèces disposant de capacités à
la bipédie résultant de diverses mutations survenues
au hasard. Ils auraient pu s'inquiéter face à
ces mutants, certes encore en petit nombre mais dotés
des potentialités liées à la station
debout. Cependant les programmes spécialisés
chargés de la mise en alerte opérant dans leurs
cerveaux leur ont sans doute expliqué (ceci toujours
en termes inconscients) qu'ils n'avaient rien à craindre.
Ne disposaient-ils pas, eux, grands singes forestiers, de
toutes les ressources génétiques et épigénétiques
acquises pendant les millions d'années précédentes
et permettant de survivre en forêt dense. Les nouveaux
venus, équipés de leurs caractères bizarres,
mi-marcheurs mi-grimpeurs, n'avaient donc aucune chance de
survivre.
Dans l'autre camp, chez les primates en train de devenir bipèdes,
nous pouvons imaginer que certains individus plus doués
que les autres éprouvaient de la curiosité pour
ce milieu de savanes sèches qui se révélait
à eux et sur leurs possibles ressources nouvelles.
Ils ont donc entrepris de les explorer sur le mode dit par
"essais et erreurs", c'est-à-dire sans finalités
affichées. Leurs cerveaux calculaient inconsciemment
qu'ils pourraient survivre dans ces milieux certes plus pauvres,
mais sans concurrence de la part des grands singes. Ils ont
utilisés pour cette exploration les ressources nouvelles
que leur donnait la bipédie : déplacements plus
aisés, facilité accrue d'utiliser comme outils
des objets du monde matériel, grâce à
la polyvalence de la main, capacité de recourir, au
sein de groupes dispersés sur de plus grands territoires,
à de nouveaux modes de communication au sein du groupe.
En conséquence, des bases neurales jusque là
non utilisées se sont développées dans
leurs cerveaux ? Elles y ont pris plus de place et ont entraîné
une augmentation du poids et de la complexité de la
masse cérébrale.
De plus en plus de jeunes ont accompagné les explorateurs
des débuts, faisant l'apprentissage de nouveaux comportements.
Vraisemblablement, certains individus ou groupes, au sein
de ces populations gagnées de plus en plus par la bipédie,
n'ont pas suivi le mouvement général. Ils ressentaient
intuitivement qu'il n'était pas possible d'obliger
les jeunes à s'affranchir des réflexes et des
cultures acquises durant des millions d'années de vie
en milieu forestier, ni de se priver des ressources encore
abondantes fournies par celui-ci.
Il est cependant arrivé ce qui devait arriver, dans
un monde soumis aux règles de l'évolution darwinienne
sur le mode aléatoire. Les "conservateurs"
n'ont pas changé leur mode de vie et ont disparu sans
descendance. Mais les explorateurs, ayant commencé
sans projet précis à déambuler aux confins
de la forêt, ont réussi à s'y adapter.
Ils n'étaient que peu nombreux au début, mais
sous la pression d'une compétition devenue de plus
en plus vive au sein des forêts natales, d'autres les
ont imités. Ce mouvement s'est amplifié jusqu'à
ce que brusquement, l'ensemble des populations de primates
bipèdes s'élance à la conquête
de nouveaux horizons, y jetant les bases de nouvelles espèces
de singes, de plus en plus aptes à construire ce que
nous avons depuis appelé l'hominisation. Aucun d'eux
n'avait évidemment prévu et moins encore voulu
ces vastes changements. Ils n'ont pu qu'en constater l'explosion
une fois le phénomène bien établi.
Si ces troupes de primates explorant les alentours de la forêt
en profitant des ressources de la bipédie avaient disposé
d'un réseau internet moderne, les exploits réussis
des précurseurs n'auraient pas attendu des milliers
d'années avant de faire des émules. Leur contamination
à l'ensemble aurait été beaucoup plus
rapide, et l'hominisation se serait amorcée 3 millions
d'années plus tôt. Nos primates possédaient
en fait un internet biologique, fonctionnant sur un mode,
là encore, inconscient ou préconscient. Mais
sa portée et sa largeur de bande se limitaient à
celle des signaux sensoriels qu'ils pouvaient échanger,
c'est-à-dire bien peu.
De l'anthropocène à
l'anthropotechnocène
Que retenir de l'apologue qui précède afin de
comprendre les évolutions dans lesquelles sont embarquées
les hommes d'aujourd'hui et leurs technologies, c'est-à-dire,
pour reprendre notre expression, les complexes anthropotechniques
?
Faisons l'hypothèse que nous sommes en train de vivre
un changement d'ère analogue à celui qui a débuté,
à la fin du miocène, avec la divergence entre
primates arboricoles et primates bipèdes. Cette divergence
a donné naissance à des espèces rattachées
aujourd'hui au genre homo, dont fort peu de restes fossiles
nous sont parvenus. Elle s'est caractérisée,
plusieurs millions d'années après, par l'apparition
d'hominiens capables de modifier efficacement leur environnement
grâce aux premiers outils. On rattache généralement
ces derniers aux espèces ou groupes d'espèces
dites « home habilis » et « homo erectus
». Mais il semble que les australopithèques en
faisaient aussi partie. Peu importe.
Ce qui nous parait important est qu'avec ces premiers hominiens
« habiles » ont débuté des changements
dans l'évolution des systèmes géologiques
et des systèmes biologiques d'une telle ampleur qu'ils
ont amorcé le début d'une nouvelle ère
géologico-biologique que certains scientifiques ont
nommé l'anthropocène. Nous avons présenté
précédemment ce concept. Il signifie que l'évolution
globale de la Terre est désormais soumise aux processus
de compétitivité darwinienne se produisant au
sein et autour de l'évolution génétique
et épigénétique de l'espèce humaine.
L'influence de l'évolution humaine sur celle de toutes
les autres espèces et même sur celle de la Terre
n'a pas encore été clairement mesurée
ni comprise, mais il apparaît certain qu'elle ne cesse
d'augmenter.
Pourquoi augmente-t-elle ? Nous avons précédemment
suggéré que cette augmentation résulte
du « mariage » désormais indissoluble entre
l'espèce humaine et les techniques dérivées
des premiers outils de pierre et d'os. Ce sont ainsi constitué
sur le mode de la symbiose des ensembles originaux, jamais
apparus jusqu'alors sur la Terre, que nous avons nommé
des complexes anthropotechniques. Il est banal aujourd'hui
d'insister sur le rôle des évolutions techniques
dans l'évolution du monde. Il l'est moins de considérer
que les évolutions techniques et les évolutions
génétiques et épigénétiques
de l'espèce humaine (comme de nombreuses autres espèces
associées à elle dans cette aventure) sont indissolublement
liées. Cette liaison est si forte, s'étendant
aujourd'hui à la Terre entière, que nous avons
suggéré de nommer ère de l'anthropotechnocène
la nouvelle ère dans laquelle nous sommes entrés
depuis quelques décennies. L' anthropotechnocène
prendrait ainsi la suite de l'anthropocène. Elle en
découlerait, mais elle apporterait de telles modifications
qu'un nouveau concept nous a paru nécessaire pour la
désigner.
Nous avons indiqué précédemment que les
complexes anthropotechniques ne forment pas un ensemble homogène.
D'une part, ils sont de taille, de nature et donc de compétitivité
inégales. Mais surtout, pris un à un, ils unissent,
si l'on peu dire, la carpe et le lapin. Leur composante technologique
se modifie et se complexifie sur un rythme qualifié
par certains d'exponentiel (la Singularité) tandis
que leur composante biologique évolue beaucoup plus
lentement. Mais comme les deux sont liées, il s'ensuit
que les modifications technologiques retentissent de plus
en plus sur la façon dont évoluent les corps,
les cerveaux et les contenus cognitifs de leurs composants
biologiques. On constate par exemple dès maintenant
que des modules de vie artificielle et de pensée (ou
conscience) artificielle commencent à entrer en symbiose
avec les génotypes et les phénotypes de l'espèce
humaine et d'un certain nombre d'autres espèces.
Les humains d'aujourd'hui, ainsi en cours de transformation,
voient donc s'ouvrir devant eux de nouveaux espaces aussi
vastes et attrayants (au regard d'une curiosité qu'ils
ont, comme tos les organismes vivants, chevillée au
corps) que ne l'étaient les vastes horizons découverts
par les premiers hominiens quand ils s'éloignaient
quelque peu des forêts natales. Ils ne pourront pas
ne pas les explorer en s'appuyant sur les nouveaux outils
technologiques, corporels, cérébraux et conceptuels
dont ils disposent. Ils procéderont de la même
façon que leurs ancêtres qui avaient prospecté
la savane en s'appuyant sur les ressources nouvelles que leur
apportait la bipédie et les divers caractères
physiologiques associés.
Ces ancêtres l'ont fait sur le mode de l'exploration
aléatoire par essais et erreurs. Ils étaient
certainement contrôlés au départ par l'appareil
génétique et cérébral hérité
des grands singes forestiers. Ils y trouvaient sans doute
plus de freins à l'expansion que de moteurs. Mais,
sous la pression de la curiosité et de la compétition,
les contenus cognitifs en résultant ont évolué
et laissé place à de nouvelles représentations
du monde plus stimulantes, mémorisant des expériences
vécues comme des enrichissements. Cependant, ces nouvelles
représentations en pouvaient pas, elles aussi, ne pas
marquer en permanence un temps de retard au regard d'une interaction
avec des environnements de plus en plus complexes et exigeants.
Les premiers primates bipèdes et leurs descendants
ont donc construit l'anthropocène involontairement
et sans même, sinon par éclairs, se rendre compte
de la portée de ce qu'ils faisaient. Nous pouvons penser
qu'à quelques différences près, nous
nous trouvons dans la même situation qu'eux, malgré
tous les progrès enregistrés par nos connaissances.
"Impossible", dira le lecteur. " Les groupes
humains que vous nommez ici complexes anthropotechniques et
qui ont pris la place des premières bandes de primates
explorateurs, sont dotés de ressources physiques et
mentales autrement plus puissantes que celles de leurs lointains
ancêtres. Pourquoi leur refuser la capacité de
se représenter leur développement dans sa globalité,
afin d'éviter les comportements éventuellement
destructeurs ?" Nous répondrons que les raisons
de rester pessimistes sont nombreuses. La première
d'entre elles tient à ce que les complexes anthropotechniques
sont multiples et ne sont pas identiques. Ils sont inégalement
dotés en ressources matérielles et informationnelles.
Ils se livrent donc à des conflits pour la survie sur
le mode darwinien le plus classique dans lesquelles chacun
mobilise tous les moyens dont il dispose. Les mutations survenant
de façon plus ou moins aléatoires qui favorisent
l'un des compétiteurs aux dépens des autres
s'étendent immédiatement, avant qu'il ait été
possible d'évaluer leur impact à terme.
"Mais", continuera à objecter le lecteur,
"faut-il comparer les compétences d'un organisme
anthropotechnique moderne, rassemblant le potentiel de milliers
de cerveaux individuels « augmentés » par
de nombreuses prothèses technologiques et connectés
à de vastes bases de connaissances, avec celles d'une
troupe d'homo erectus patrouillant autour de leur campement
? " On pourra répondre de diverses façons
à cette question. Pour notre part, nous ne voyons pas
clairement les différences qui les séparent,
vu que le monde moderne est pour nous tout aussi complexe
et imprévisible que le monde «Out of Africa»
ne l'était pour nos ancêtres – chaque pas
en avant que nous faisons, pressés par la nécessité,
augmentant plus que proportionnellement cette complexité
et cette imprévisibilité.
"Cependant", poursuivra le lecteur qui nous aura
suivi jusqu'ici, " n'avez-vous pas vous-mêmes observé
qu'aujourd'hui, un nombre croissant d'individus, simples citoyens
ou experts, s'élèvent contre les abus des consommations
et productions destructrices. Ils recommandent de limiter
les comportements nuisibles et d'encourager les technologies
et usages dont l'empreinte écologique et climatique
sera supportable. N'avez-vous pas vous-mêmes indiqué
qu'il était possible de voir en eux non pas les apôtres
du changement nécessaire, mais, de façon moins
emphatique, les symptômes d'un changement en profondeur
en train d'affecter l'anthropotechnocène. Ce changement
pourrait contribuer à la survie de notre monde moderne
voire à son extension au-delà des confins de
la Terre ".
Nous
répondrons, et ce sera notre conclusion, qu'il s'agit
là pour nous d'une simple hypothèse. Ce n'est
pas parce cette hypothèse nous rassurerait qu'il faudrait
la transformer en affirmation péremptoire. Nous avons
plusieurs fois indiqué que les systèmes anthropotechniques
obéissent à des lois que les scientifiques d'aujourd'hui
ne peuvent comprendre, faute encore d'outils adéquats.
Cela ne doit pas empêcher de formuler des hypothèses,
afin de vérifier ensuite leur pertinence. Retenons
donc celle selon laquelle l'anthropotechnocène –
concept lui-même hypothétique – serait
à la veille d'une nouvelle mutation dont les militants
de la décroissance raisonnée constitueraient
des symptômes aujourd'hui visibles. Nous verrons dans
quelques années ou décennies ce qu'il en sera
été.
(1)
Terme équivalent à celui de matérialiste,
mais qui présente l'avantage d'éliminer d'emblée
les procès en réductionnisme faits systématiquement
au matérialisme scientifique par ses contradicteurs
spiritualistes.
(2) Ceci dans l'hypothèse où
ces mutations seraient apparues in situ, par dérive
génétique.