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Article. Le processus
d'hominisation (1)
par
Jean-Paul Baquiast 17/09/2008
Introduction
Deux
livres récents, publiés au début de 2008,
éclairent d'une lumière croisée la question
des origines et de la spécificité de l'espèce
humaine. Leurs auteurs sont tous deux éminents dans
leurs disciplines. Il s'agit d'une part de de Prehistory,
Making of the Human Mind, (Weidenfeld and Nicholson 2007)
du préhistorien britannique Colin Renfrew et, d'autre
part, de Human, the Science behind what makes us unique
(Harper Collins 2008) du psychologue évolutionnaire
et neuroscientifique américain Michaël S. Gazzaniga.
Les deux auteurs ne semblent pas s'être concertés.
Ils ne se réfèrent même pas l'un à
l'autre. L'ouvrage de Michaël S. Gazzaniga est beaucoup
plus touffu que celui de son collègue, mais l'un et
l'autre sont également riches en contenus informatifs
et surtout en thèmes et références pour
plus amples réflexions. Ils éclairent de beaucoup
de précisions intéressantes les articles que
nous avons nous-mêmes publiés sur ce site relatifs
à l'apparition de l'intelligence et de la conscience
de soi au sein de l'espèce humaine.
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Avant
d'examiner de façon séparée ces deux
ouvrages, il n'est pas inutile de dresser un bref état
des connaissances actuelles concernant l'hominisation et de
signaler les grandes questions qui restaient sans réponse
jusqu'à ces derniers temps. Les deux auteurs que nous
allons présenter pensent pouvoir apporter des solutions
originales à ces problèmes. Elles ne peuvent
laisser indifférents.
Appelons
hominisation les processus évolutifs complexes ayant
permis vers – 7 millions d'années BCE
(BCE = before common era) l'apparition d'un
certain nombre d'espèces d'hominiens
se distinguant des primates de l'époque par
les enrichissements et transformations adaptatives de leurs
génomes (à peu près reconstruits par
la biologie moléculaire) et leurs caractéristiques
morphologiques et culturelles. S'agissait-il d'espèces
différentes caractérisées par l'impossibilité
d'union fécondes entre leurs membres ou de
sous-espèces ou races à l'intérieur
d'une même espèce ? La réponse
est difficile car l'étude des ADN résiduels
ne donne pas de résultats précis. Quant aux
autres vestiges, ils ne sont pas signifiants à cet
égard. On considère généralement
cependant qu'il s'agissait d'espèces
différentes ayant divergé en formes buissonnantes,
sur de très longues durées (plusieurs millions
d'années), intéressant de très
petits effectifs d'individus répartis sur des
territoires immenses. Toutes ces espèces n'étaient
sans doute pas condamnées à disparaître.
Reste que, pour des raisons encore inconnues, aucune n'a
survécu, hors celles ayant abouti à l'homo
sapiens.
Le
tronc principal de cette évolution a été
associé aux australopithèques présents
en Afrique dès 4 millions d'années BCE et ayant
vécu jusqu'à 2,5 millions d'années BCE.
Les premiers outils de pierre, dits de l'Olduvien, datés
de 2 millions d'années BCE, ont été attribués
à un hominien dit homo habilis, mais peut-être
avaient-ils aussi été utilisés par des
australopithèques récents. Certains de ces premiers
hominiens ont quitté l'Afrique et ont migré
en Europe et en Asie. Ils ont reçu divers noms, homo
erectus en Asie, homo ergaster et homo heidelbergensis
en Europe. Tous avaient acquis l'usage des outils de pierre
du type dit coup de poing ou biface, puis l'usage du feu.
Du tronc commun s'est séparée vers 1 à
0,5 million d'années BCE l'espèce des néanderthaliens,
contemporaine des premiers homo sapiens. Elle ne s'est
éteinte qu'à une date récente. Ils sont
associés avec l'industrie lithique dite Moustérienne.
On pense par ailleurs que les homo erectus d'Asie auraient
pu survivre jusqu'à une date encore plus proche de
notre époque, dont la forme dite de l'homme de Flores
serait un vestige.
On
identifie les premiers homo sapiens à leurs
caractères génétiques, morphologiques
et à leurs outils, dits Aurignaciens ou de Cro-Magnon,
outils très présents en Afrique du nord, Moyen-Orient
et Europe à partir de 40.000 ans BCE. Il est probable
que de véritables sapiens, très proches
de nous sinon semblables sur le plan corporel, se soient individualisés
bien auparavant, entre 60.000 années BCE, voire 80.000,
sinon plus tôt, comme indiqué ci-dessous. Signalons
que le terme encore employé d'homo sapiens sapiens
pour distinguer les hommes modernes de leurs cousins homo
neanderthalensis, préalablement dénommé
homo sapiens neanderthalensis, est abandonné.
Ce dernier a été jugé trop éloigné
de l'homo sapiens pour être qualifié lui-même
de sapiens, ceci malgré ses capacités cognitives
incontestables.
Les
conditions selon lesquelles s'est opérée
la transition entre les homo erectus et espèces voisines
et les sapiens n'est pas clairement élucidée,
ni les lieux où elle s'est produite. Peut-être
s'est-elle faite en plusieurs fois, certaines branches
pouvant avoir disparu par isolement. Des auteurs, comme
indiqué ci-dessus, pensent avoir identifié
des individus anatomiquement proches de l'homme moderne,
c'est-à-dire du sapiens, en Afrique et même
en Australie, vers 150.000 années BCE.
Ajoutons que, depuis quelques années, les australopithèques
présents dans l'est de l'Afrique ne sont plus considérés
comme les premiers hominidés bipèdes. Un fossile
découvert en Afrique de l'Ouest les a remplacés
dans ce rôle. Il s'agit d'Orrorin tugenensis
également surnommé Millennium Man. Il
était devenu momentanément le principal prétendant
au statut de premier hominidé bipède, accordé
depuis 1993 à Ardipithecus ramidus (4 à
5 Millions d'années BCE), suivi de près par
Australopithecus afarensis ou australopithèque
précité. Il a cependant été évincé
dans ce rôle en 2002 par Toumaï (Sahelanthropus
tchadensis), âgé de 6,9 à 7,2 millions
d'années.
On distingue les premiers hominiens de leurs contemporains
grands singes par un certain nombre de caractéristiques
physiques et comportementales. Elles ont été
souvent énumérées. Nous n'y reviendrons
pas ici: important développement de la capacité
crânienne (EQ), aptitude à la station debout
et à la marche bipède, développement
de la main comme instrument multifonctions, transformation
du pelvis et du port de tète lié sans doute
à la station debout, transformations de l'appareil
audio-phonateur, etc. Concernant la station debout, on sait
que les grands singes la pratiquent occasionnellement, y
compris en se déplaçant sur des branches d'arbres.
D'autres animaux le font aussi. Mais chez les hominiens
il s'agissait d'un mode de déplacement par défaut,
si l'on peut dire, autrement dit devenu standard et ayant
entraîné de nombreuses autres conséquences
corporelles et culturelles.
L'augmentation
de la taille du cerveau, liée à l'augmentation
de la capacité crânienne, est généralement
considérée comme révélatrice
d'une augmentation des capacités cognitives. C'est
souvent le cas, même si cela n'est pas systématique.
Les capacités cognitives sont en effet également
fonction de la densité du tissu neuronal et de son
architecture. Néanmoins, cette augmentation, poursuivie
sans interruption depuis l'australopithèque jusqu'à
l'homo sapiens, et contemporaine de l'utilisation de plus
en plus systématique des outils, puis du langage,
est un bon révélateur du développement
de l'intelligence caractérisant l'espèce humaine.
Il
est indiscutable que les différents changements morphologiques
propres aux hominiens ont résulté initialement
uniquement de mutations génétiques. Tous les
gènes responsables de ces changements n'ont pas été
identifiés. Le plus souvent ils préexistent
chez les primates et d'autres animaux, sans s'exprimer aussi
directement. C'est le cas des gènes microcephalin et
ASPM(1).
Pour qu'ils se soient développés chez les hominidés,
il a donc fallu que les mutations provoquant ce développement
se soient révélées indispensables à
la survie. On considère généralement
que c'est un changement du milieu de vie qui a nécessité
l'abandon des anciens comportements et des anciennes morphologies
et activé des sites géniques jusqu'alors peu
exprimés ou ayant d'autres fonctions. L'hypothèse
d'un changement climatique ayant provoqué le recul
de l'habitat forestier ancien au profit d'un milieu ouvert
de type savane a été souvent évoquée.
On a parfois aussi mis en cause des mouvements tectoniques
ayant isolé certains groupes de primates des autres.
Ces hypothèses semblent un peu ad hoc, pour expliquer
des évolutions s'étant apparemment produites
durant des centaines de milliers d'années sinon davantage.
Ne pourrait-on pas envisager des causes plus ordinaires, par
exemple de simples mutations au hasard ayant donné
à leurs porteurs, à milieux équivalents,
des avantages décisifs ? Elles auraient pu se produire
plusieurs fois, en des lieux éventuellement différents.
Quoiqu'il en soit, ces hypothèses mettent en évidence
l'improbabilité de l'hominisation. Celle-ci s'est enclenchée
véritablement au hasard. Si elle n'avait pas eu lieu,
le sort de la planète aurait été changé.
Cependant,
les premières formes de culture, pratique de l'outil,
utilisation du feu (que l'on suppose aujourd'hui avoir été
beaucoup plus ancienne que crue jusqu'ici (1,5 millions
d'années BCE plutôt que 0,7 BCE) ont
permis aux différentes espèces d'hominiens
de se doter de niches environnementales au sein desquelles
des mutations successives favorables à la tendance
générale à l'hominisation ont pu être
sélectionnées. Ces niches se sont géographiquement
étendues d'une façon considérable puisque
ces espèces, armées de leurs nouvelles compétences,
se sont progressivement établies de plus en plus
loin de leur foyer d'origine, l'Afrique, dans l'hypothèse
dite out of Africa. Un processus de co-évolution
entre l'environnement résultant de l'activité
dite culturelle et les mutations génétiques
s'est donc engagé très tôt. Mais
il semble que le processus se soit arrêté avec
l'avènement des sapiens, dont le génome
n'a plus varié que sur des détails,
à partir de 60.000 à 40.000 ans BCE. Pour
quelles raisons ? La question suscite beaucoup d'intérêts
chez les préhistoriens évolutionnistes ?
Quoi
qu'il en soit, le relais évolutif a été
pris à partir de 40.000 ans BCE environ par l'évolution
du milieu culturel. Ce sont les produits de la culture, outils
de plus en plus perfectionnés, langages, nouvelles
pratiques productives puis en fin de période construction
de grandes cités et autres travaux d'ampleur qui ont
soutenu l'évolution et la diversification des habitats,
des peuples et finalement des mentalités ou esprits.
Mais une autre question doit alors être posée.
Ce relais culturel a été tardif. Les sites d'art
rupestre de France et d'Espagne apparus vers 35.000 ans BCE
sont considérés comme des précurseurs
restés isolés. Les vrais développements
socio-environnementaux datent plutôt des années
12.000 à 10.000. Que s'est-il passé entre 60.000
à 20.000 ans BCE ?
Ce
rapide panorama nous laisse donc en face de trois grandes
questions mal élucidées, sinon sans réponses
: le pourquoi de la transition entre les primates simiens
et les premiers hominiens ? le pourquoi de la transition
entre les divers hommes de type ergaster et néanderthalien
et les sapiens ? le pourquoi enfin du développement
tardif des cultures caractérisant l'homo sapiens,
dont les bases génétiques et les outils étaient
en place depuis des dizaines de milliers d'années
mais sont restées sans effets aujourd'hui visibles.
La
première question intéresse moins les préhistoriens
que les généticiens et les neuroscientifiques.
Elle vise à identifier ce qui a distingué
l'humain des autres espèces animales, au plan
de l'expression des gènes et de l'architecture
fonctionnelle du cerveau. C'est Human, l'ouvrage
de Michaël Gazzaniga qui est le plus éclairant
à cet égard. Les deux autres concernent davantage
la préhistoire. La lecture de Prehistory de
Colin Renfrew s'impose alors. C'est par elle
que nous allons commencer notre recension, renvoyant celle
de Human à un autre article.
Prehistory,
Making of the Human Mind
Le
distingué professeur d'archéologie Colin Renfrew
(Lord Renfrew of Kaimsthorn) a produit une œuvre considérable,
intéressant aussi bien l'archéologie que la
préhistoire(2). Il s'est tout
autant intéressé à ces sciences et à
leurs méthodes qu'aux résultats qu'elles nous
proposent, afin de mieux comprendre les anciennes civilisations.
Le livre Prehistory nous présente un tableau
passionnant de l'état des connaissances dans ces domaines.
Mais il va plus loin. L'auteur nous livre ses hypothèses
dans des domaines qui concernent tout autant la préhistoire
des sociétés humaines que le développement
plus général des espèces et les mécanismes
entrant en jeu pour définir l'évolution biologique
depuis l'apparition des premiers hominiens ayant divergé
des autres primates entre 10 et 7 millions d'années
BCE. Faut-il préciser que Colin Renfrew est strictement
matérialiste évolutionniste, rejetant toute
hypothèse s'apparentant de près ou de loin au
dessein intelligent. Il est par conséquent profondément
darwinien, même s'il admet que les modèles darwiniens
simplistes qui avaient encore cours il y a quelques décennies
doivent être complétés pour tenir compte
de la grande variabilité des contraintes réelles
s'étant exercé sur l'évolution. Sa pensée
est par ailleurs extrêmement moderne et audacieuse,
ce qui n'est pas toujours le cas chez les universitaires arrivés
au faîte des honneurs
Nous
allons résumer ici les grandes lignes des premiers
chapitres de son ouvrage, en mettant l'accent sur les points
qui rejoignent nos préoccupations habituelles : le
rôle des gènes dans la spéciation et le
relais (sur le mode de la co-évolution) pris par les
constructions matérielles résultant de l'activité
des humains dans la détermination des contenus cognitifs
spécifiques de leurs cerveaux. Nous ferons à
cette occasion quelques commentaires permettant de proposer
les enseignements que nous pourrions retenir de ces travaux,
concernant l'avenir des sociétés humaines. Celles-ci
sont plus que jamais définies aujourd'hui par ce que
sir Colin appelle « the matérial engagement
», autrement dit l'intrication avec les produits matériels
résultant des dimensions technologiques prises par
leur évolution.
La
découverte de la préhistoire
La
première partie du livre, «La découverte
de la préhistoire», relate comment depuis les
hypothèses initiales faites au XVIIIe siècle
à partir de l'étude des fossiles et des vestiges
progressivement mis à jour, les scientifiques et philosophes,
depuis les Lumières jusqu'au milieu du XXe siècle,
se sont progressivement dégagés des récits
bibliques ou des premiers travaux historiques, dont certains
remontaient à l'Antiquité. Ils ont ainsi mieux
pris conscience de la longueur des périodes impliquées,
de la grande dispersion géographique et de la variété
des formes biologiques et des constructions culturelles caractérisant
l'histoire des hominiens. Il s'est ainsi durant ces années
construit une «archéologie comparée»
non exemptes d'erreurs d'observations et d'interprétations
erronées dues aux préjugés de l'époque
(certains encore vivaces ces dernières années).
Cette archéologie comparée a permis l'élaboration
de grands récits (narratives) exploitant les documents
disponibles régions par régions et valorisant
l'énergie et l'inventivité des individus humains
concernés. Mais, comme le signale l'auteur, la science
ne peut se limiter aux détails. Elle doit rechercher
des modèles généraux (patterns) révélant
un ordre sous-jacent, voire une ou des lois plus générales
jouant le rôle explicatif que fut au 19e siècle
l'Origine des espèces de Darwin. Colin Renfrew pense
avoir pu le faire, évitant ainsi que l'arbre des détails
ne lui cache la forêt des évolutions anthropologiques.
La
préhistoire de l'esprit
Le
seconde partie du livre «La préhistoire de l'esprit»
nous intéresse directement, puisque, nous allons le
voir, elle postule que l'esprit humain s'est progressivement
complexifié à partir des comportements nouveaux
eux-mêmes permis par les « progrès technologiques
» résultant de l'utilisation des outils lithiques,
du feu, des objets pouvant servir d'ornements. Le langage
et des représentations complexes de soi, du monde,
du passé et du futur en ont découlé.
Mais contrairement à beaucoup d'auteurs qui associent
le début de cette « révolution humaine
» au début du paléolithique moyen, vers
40.000 ans BCE, Colin Renfrew considère que le véritable
décollage s'est produit bien plus tard, avec la révolution
agricole du néolithique, en Asie occidentale, au Moyen
Orient puis en Europe, vers 14.000 à 10.000 ans BCE.
On est véritablement passé à ces époques
et en ces lieux de petites sociétés de chasseurs-cueilleurs
mobiles à la sédentarisation et à la
transformation des comportements et des mentalités
impliquée par cette dernière. Mais dans ces
conditions, il s'interroge sur la raison du délai immense
de près de 30.000 à 40.000 ans ayant séparé
l'apparition des premiers homo sapiens, avec toutes leurs
capacités « modernes » et celle des outils
et pratiques comportementales résultant de la révolution
néolithique. Autrement dit, pourquoi celle-ci ne s'est
pas produite plus tôt ? C'est ce que l'auteur appelle
le « paradoxe du sapiens ».
En
effet, pour lui, la transition entre les humains précédents
et le sapiens s'est faite très tôt, entre
150.000 et 75.000 ans BCE, non pas sur de multiples sites
mais exclusivement en Afrique et en Afrique du Sud. Les
études sur l'ADN mitochondrial actuel (l'ADN
des mitochondries, qui se transmet de mère en fille,
à distinguer de l'ADN des cellules) montrent
que les humains qui se sont dispersés à partir
de l'Afrique, comme ceux qui y sont demeurés,
dérivent de cette origine. Ainsi tous les humains
actuels sont apparentés à une souche unique
qui vivait il y a 200.000 ans (mtDNA haplogroupes M et N).
La première dispersion identifiée, (confirmant
le scénario « Out of Africa ») se serait
produite il y a 60.000 ans et aurait touché diverses
parties du monde, très éloignées les
unes des autres. Mais d'autres migrations ont peut-être
eu lieu avant, sans que leurs descendants aient survécu.
Ces
découvertes, pour Colin Renfrew, entraînent
des conclusions importantes. Les migrants possédaient
nécessairement, des 60.000 ans BCE un langage pleinement
développé hérité de langages
primitifs construits à partir de bases neurales progressivement
« exaptées » présentes dans le
monde animal. On retrouve ce langage développé
sous des formes identiques chez tous les humains actuels.
Plus généralement, le génotype de l'époque
était très semblable au génotype de
l'humanité actuelle, comme l'a montré
le Projet Génome Humain. Il était d'ailleurs
plus proche de celui des chimpanzés que de celui
des néanderthaliens (sous réserve de la validité
d'observations qui restent très difficiles,
compte-tenu du risque de contamination). Les changements
survenus dans les sociétés humaines depuis
l'époque lointaine de 100.000 à 60.000
ans n'ont donc pas été provoqués
par des mutations génétiques, comme dans le
million d'années antérieures. Ceci renforce
le « paradoxe du sapiens ». En termes darwinien,
il ne faut plus faire appel au concept de co-évolution
entre génomes et culture, co-évolution ayant
opéré pendant le million d'années
précédentes et ayant permis à partir
des génomes hérités du monde des primates,
la mise au point d'outils, de structures sociales
et de langages primitifs. Un nouveau mécanisme est
apparu.
Certes,
les mutations génétiques n'ont pas totalement
disparues, mais elles sont restées mineures, entraînant
les différences observées aujourd'hui
entre « races » ou sous-espèces au sein
de l'espèce humaine. Mais l'humanité
moderne s'est construite pour l'essentiel à
la suite du développement darwinien intéressant
les modules culturels. C'est ce que l'auteur
appelle la phase "tectonique", le terme venant
du grec tecton ou charpentier. Il s'agit de ce qu'il
désigne aussi comme des engagements de plus en plus
imbriqués entre le facteur humain et le monde matériel,
à travers les outils et pratiques technologiques
de plus en plus efficaces développés au fil
des millénaires par ceux méritant mieux que
leurs lointains prédécesseurs le nom d'homo
faber.
Pour
comprendre les phénomènes caractérisant
la phase tectonique, il faut donc élaborer ce que
l'auteur appelle une préhistoire de l'esprit
(Prehistory of Mind). Une approche darwinienne
des évolutions s'étant produites durant
ces dizaines de milliers d'années lui parait
possible, à condition de considérer que les
unités réplicantes et mutantes ne sont plus
principalement génético-biologiques, mais
culturelles. Colin Renfrew, dans cette perspective, évoque
la théorie mémétique proposée
par Richard Dawkins, que nos lecteurs connaissent bien.
Mais il estime que celle-ci est trop superficielle, en ne
fournissant pas un cadre évolutif général
capable de fixer des contraintes à l'évolution
des « unités culturelles » en compétition.
Pour lui, ce cadre doit être trouvé dans les
processus d'apprentissage (learning) bien adaptés
pour comprendre des mutations intervenant dans le domaine
cognitif. L'apprentissage du langage, celui des comportements
de la mère et du groupe, constituent une première
façon très efficace d'apprendre. Les
mots ou autres symboles interviennent alors d'une
façon spécifique pour construire les contenus
des cerveaux. Mais ce furent aussi et de plus en plus les
grands symboles matériels qui jouèrent le
rôle de machines à apprendre très performantes,
d'une part pour construire des savoirs, d'autre
part pour les transmettre.
Une
archéologie cognitive
Colin
Renfrew propose à cette égard d'élaborer
une « archéologie cognitive » permettant
de comprendre comment fonctionnaient les esprits des anciennes
communautés et comment en interaction avec les cerveaux
de ces époques et les édifices symboliques
se sont construits les concepts ultérieurs plus complexes
relatifs à la conscience de soi, aux pouvoirs et
aux déités. L'archéologie cognitive
permet également d'expliquer, toujours sur
une base darwinienne, les multiples différences entre
cultures, qui se sont produites à la fois au plan
géographique et aux divers plans symboliques.
Il
ne faut pas cependant oublier que les évolutions que
nous qualifions de culturelles se sont produites bien avant
les millénaires de l' « ère tectonique
». L'auteur rappelle les travaux de scientifiques précédents,
tel Merlin Donald dans «Origins of the Modern Mind»
(1991, qui évoquent les phases successives d'enrichissement
de la cognition des primates au sein des hominiens : phase
épisodique propre aux primates (ne s'intéresser
qu'à l'évènement immédiat) ; phase
de l'imitation ou mimétique, indispensable à
la production et à l'utilisation des outils, même
en dehors de tout recours au langage symbolique ; phase mythique
(depuis 500.000 ans BCE jusqu'à ce jour), caractérisée
par le langage, l'élaboration d' « histoires
» (narratives) explicatrices du monde ; phase
enfin des symboles matériels allant de la valeur symbolique
attachée aux bijoux, à l'or et aux grandes constructions
affirmant l'identité du groupe, puis le poids contraignant
du pouvoir politique et des présences divines supposées.
Ces
différents supports de l'apprentissage constituent
des mémoires externes collectives ou « exogrammes
» dont les « engrammes » ou mémoires
internes présentes dans les cerveaux sont les correspondants
individuels. Ils ne se sont pas développés
de façon linéaire et identique dans toutes
les parties du monde, comme on le sait bien puisqu'
aujourd'hui, subsistent encore, pour combien de temps,
des communautés de « modernes chasseurs-cueilleurs
». Mais le schéma général peut
être retenu.
Il
est intéressant pour nous de noter que Colin Renfrew,
quand il présente les modalités selon lesquelles
l'archéologie cognitive qu'il propose
peut nous permettre de définir les esprits anciens
(Minds) comme d'ailleurs les esprits modernes,
s'affranchit explicitement de tout préjugé
dualiste. L'esprit est d'abord étroitement
lié à ses supports matériels (biologiques
et physiques). De plus, il ne peut se comprendre qu'en
termes collectifs. Les formes individuelles prises par l'esprit
collectif dans les cerveaux des humains de l'époque
n'importent pas, d'autant plus qu'en général
il n'en est rien resté. Il faut prendre en
considération et étudier ce que nous-mêmes
appellerions des superorganismes, dont les individus et
leurs cerveaux ne sont que des composants, les autres composants
résidants dans les outils, pratiques et autres mémoires
externes du superorganisme.
Colin
Renfrew présente ainsi l'esprit d'une
époque, d'une société et d'un
lieu donné comme ne résidant que très
partiellement dans les cerveaux des individus. Il est en
fait incorporé dans l'organisme social (embodied),
étendu bien au-delà des neurones et des représentations
individuelles (extended) et finalement réparti
(distributed). Les individus et leurs activités
sont les produits d'un « engagement matériel
» (material engagement) qui s'exprime notamment
par les savoir-faire instrumentaux imposés à
ces individus par des machines et technologies de plus en
plus complexes et déterminants. Ces engagements avec
le monde ne peuvent s'acquérir que par la pratique
corporelle elle-même guidée par l'exemple.
C'est de cette façon qu'aujourd'hui,
nous dit l'auteur, un skieur, ses skis et tout le
système de remonte-pentes afférents constituent
un seul et unique technosystème.
Mais
il ne néglige pas, au contraire, le rôle déterminant
des valeurs morales et croyances symboliques développées
à l'occasion de l'élaboration darwinienne de
ces diverses technologies et pratiques. Elles sont notamment
nécessaires à la mobilisation de toutes les
ressources des individus et des groupes au service de ces
technologies. Il en est de même des « faits institutionnels
» ou lois et coutumes impératives décrites
par John Searle dans « The construction of Social
Reality » (1995).
Tout
ceci n'a pas attendu, souligne l'auteur, les constructions
les plus visibles du néolithique récent. Dès
le paléolithique supérieur, au sein de petits
groupes de chasseurs-cueilleurs, l'engagement biologique et
symbolique des humains avec les artefacts s'est organisé,
notamment sous des formes rituelles indispensables à
la fabrication des premiers outils de pierre et à l'utilisation
du feu. C'est cependant avec la sédentarisation, qui
a précédé contrairement à ce que
l'on imagine l'agriculture et l'élevage, que les liens
entre l'univers matériel et les contenus cognitifs
se sont précisés et diversifiés. Cette
sédentarisation n'a pas immédiatement débouché
sur la construction de grandes propriétés, de
royaumes et de temples, avec tous les excès de l'inégalité,
du pouvoir royal et de l'appropriation des biens matériels
et des esprits par les religions et leurs prêtres. L'auteur,
qui a étudié de près les constructions
monumentales de Stonehenge et d'Avebury dans le sud-ouest
de l'Angleterre, estime que celles-ci avaient été
le produit de sociétés dispersées et
égalitaires cherchant à assurer une certaine
cohésion à l'occasion de grandes fêtes
rituelles. Celles-ci permettaient notamment de donner une
dimension mythique aux observations des cycles de la Lune
et du Soleil, développant ainsi une «appropriation
du cosmos» qui n'avait certainement attendu ces époques
pour contribuer à renforcer les pratiques de survie.
Quelques
constatations
Nous
renvoyons pour la suite le lecteur à l'ouvrage,
qu'il n'est pas question ici de résumer
davantage. Il comporte une dizaine de chapitres plus intéressants
les uns que les autres. Attirons cependant pour conclure
l'attention sur les similitudes évidentes entre
les travaux de ce scientifique et ceux qui s'intéressent
à la construction d'une humanité de
demain, en interaction avec les technologies émergentes,
dont nous vous faisons régulièrement l'écho.
Des concepts comme ceux que nous avions nous-mêmes
présentés ici, tels les supersystèmes
cognitifs et les organismes bioanthropotechniques, se retrouvent
manifestement là sous une forme différente.
Sans
entreprendre ici une discussion documentée des propositions
de Colin Renfrew, dans laquelle il ne partagerait peut-être
pas notre point de vue, nous pouvons pour notre part faire
quelques constatations découlant de la lecture de
son livre. Celui-ci conforte, semble-t-il, notre point de
vue sur les limites du rôle décisionnaire de
la conscience individuelle dite volontaire et sur la puissance,
à l‘opposé, des mécanismes de
décision inconscients collectifs générés
par l'appartenance à des superorganismes associant
des hommes et des technologies matérielles dotées
d'un fort pouvoir constructif.
L'étude
des premières phases de l'hominisation, caractérisées
dès le stade de l'homo habilis par l'usage
des outils, et pleinement exprimées au début
de l'ère néolithique par les grandes
constructions de mégalithes dont Stonehenge est un
excellent exemple, montre bien semble-t- il que les groupes
sociaux ayant mené de telles révolutions ne
l'ont pas fait sous la conduite d'individus
particulièrement intelligents et conscients ayant
compris que là était l'avenir et qu'ils
devaient mobiliser le groupe dans ces voies. Certes, les
cerveaux des individus, homo habilis et homo sapiens, acteurs
au service de ces actions, possédaient par définition
des capacités cognitives supérieures à
celles des grands singes ou à celles de la moyenne
de leurs congénères. Mais ce n'est pas
pour autant qu'ils disposaient de ce que nous appelons
une conscience volontaire individualisée. Même
s'ils étaient capables de ressentir de façon
plus ou moins imparfaite l'utilité pour la
survie des actions auxquelles ils participaient, ils étaient
en fait « agis » par des forces collectives
bien supérieures à eux. Celles-ci mobilisaient
leurs corps et leurs cerveaux dans le cadre de ce que nous
appellerions des macroprocessus dont ils n'avaient,
dans la meilleure hypothèse, que des représentations
sommaires et passagères. Comme le dit très
bien Colin Renfrew, l'esprit (mind) du groupe,
agent moteur de l'évolution, était certes
incorporé dans les corps individuels, mais aussi
étendu au-delà de ceux-ci et distribué
au sein de la collectivité fonctionnant en réseau.
Mais
alors, quels étaient les vrais acteurs responsables
de ces macroprocessus ? Pour Colin Renfrew, si nous interprétons
bien sa pensée, il s'agissait des interactions
s'établissant entre des agents humains et les
outils, technologies et œuvres monumentales résultant
du développement sur le mode darwinien des instruments,
techniques et pratiques d'apprentissage associées.
Ces interactions constituaient un système complexe,
évolutionnaire, où l'outil et l'œuvre
finissaient par se comporter en partenaires des cerveaux
humains dans la cogénération de représentations
et de comportements. Quand nous disons que l'outil
se comportait en partenaire des cerveaux, cela ne veut pas
dire qu'il était doté d'un cerveau
lui-même, comme pouvaient l'être des animaux
partenaires des humains. L'outil était produit
par des humains mais ceux-ci, contaminés par lui,
si l'on peut dire, se bornaient à lui fournir
des moyens d'actions sur le monde dont à lui
seul il ne disposait pas. Il s'établissait
donc une véritable coopération constructive
entre l'outil « humanisé » par
les cerveaux « ouvriers » qu'il avait
de fait recrutés et les humains restant en dehors
de l'outil mais subissant son influence, bénéficiant
de ses services et par conséquent obligés
d'interagir avec lui. Pour bien se représenter
cela, il faut évidemment disposer d'une culture
systémique, développant le concept de superorganisme,
dont tout le monde ne dispose pas aujourd'hui.
Nous
pensons que ceci peut être aisément montré
en étudiant, dans la mesure des documents disponibles,
le rôle moteur des outils lithiques sur l'évolution
des groupes de chasseurs-cueilleurs les ayant utilisés.
Il en est de même du rôle, bien étudié,
des pyrotechnologies (utilisation du feu). De multiples
petites entités, associant les humains et ces outils
et techniques, que nous avons qualifiées ailleurs
de systèmes bioanthropotechniques, se sont constituées
et se sont développées sur le mode de la compétition
darwinienne pour la survie au cours d'un million d'années
au moins, sur des territoires immenses et très diversifiés.
. Très vraisemblablement, les cerveaux humains ayant
dès l'origine une propension au dualisme, c'est-à-dire
à voir des entités mythologiques à
l'œuvre derrière les phénomènes
matériels, ont pu commencer à raconter de
grandes histoires (narratives, pour reprendre le terme de
Colin Renfrew) permettant de rationaliser ces macroprocessus
impliquant les individus et les dépassant. Mais ces
histoires ne suffisaient certainement pas à dynamiser
l'évolution de ces entités. Il fallait
aussi que les outils s'adaptent par essais et erreurs,
autrement dit par mutations réussies.
La
mise en évidence de macroprocessus dépassant
les individus tout en les impliquant peut se faire, aujourd'hui
encore, quand nous nous trouvons en présence de sites
comme Stonehenge, décrits par Colin Renfrew. Celui-ci,
nous l'avons dit, n'y voit pas les manifestations de pouvoirs
politiques et religieux comme le furent (au moins en partie)
les pyramides d'Egypte ou de Teotihuacan plus récentes.
Il y voit le produit de constructions symbiotiques ayant associé
pendant au moins un millénaire des technologies architecturales
et leurs ouvriers, d'une part, des groupes dispersés
sur un vaste territoire et ressentant confusément mais
avec force la nécessité de manifester une cohésion
d'ensemble d'autre part. Le résultat fut si réussi
qu'il nous «parle» encore. Les humains d'aujourd'hui
quand ils se trouvent sur le site, notamment aux solstices,
ressentent une sorte de communion s'établissant entre
eux (leurs corps), l'édifice, le lieu et le cosmos.
Il n'y a là rien de surnaturel. Il s'agit seulement
d'une prise de conscience sur le mode empathique, c'est-à-dire
non explicable aujourd'hui par la psychologie, du fait que
nos corps et nos cerveaux s'impliquent dans des macroprocessus
qui les dépassent et dont nous n'avons, au niveau de
la conscience explicite, que des représentations vagues.
Notre conscience primaire, par contre, celle que nous partageons
avec la plupart des animaux, y est apparemment sensible.
Colin
Renfrew explique que ce sont seulement des millénaires
plus tard que les pouvoirs politiques et religieux nés
du développement des pratiques agricoles et de l'appropriation
des territoires et des biens ont préempté
(sans doute là aussi inconsciemment aux origines),
la puissance de ces systèmes anthropotechniques pour
les mettre à leur service. D'où les
grandes démonstrations de puissance que sont devenus
les monuments royaux, militaires et religieux. Aujourd'hui,
à des échelles toutes différentes,
associant aux humains des technologies autrement plus puissantes,
nos sociétés ont développé des
macroprocesssus dont les cerveaux individuels qui sont les
nôtres mesurent de moins en moins bien les effets
aussi bien favorables à la survie que destructeurs.
Le mouvement s'accélère en ce moment
avec la révolution technologique, préfigurant
une nouvelle révolution dans les processus d'hominisation.
Collin Renfrew le pressent certainement. Mais on conçoit
que son métier ne le pousse pas à formuler
de telles généralisations, que l'archéologie
d'aujourd'hui, par définition, n'est
pas capable de vérifier.
A
suivre : Human, de Michael Gazzaniga. Voir dans ce
même numéro human.htm
Notes
(1) Voir nos articles
http://www.automatesintelligents.com/echanges/2008/mai/groscerveau.html
et
http://www.automatesintelligents.com/echanges/2008/sep/foxp2.html
(2) Colin Renfrew. Voir http://www.arch.cam.ac.uk/~acr10/