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Interview
Stanislas
Dehaene
interview
réalisé par Jean-Paul Baquiast pour le
compte de Automates-Intelligents
16/01/2008 |
Stanislas
Dehaene est professeur au Collège de France,
titulaire de la chaire de psychologie cognitive
expérimentale. Il est également membre
de l'Académie des sciences.
Il dirige au CEA, dans le cadre du projet Neurospin,
le Laboratoire de neuro-imagerie cognitive, Inserm
U562
Il
a publié de nombreux articles et ouvrages,
dont :
- " Les neurones de la lecture",
Odile Jacob, 2007 (voir notre présentation
dans ce numéro http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2007/86/dehaene.htm
- " La bosse des maths", Odile
Jacob, 1997
- " Le Cerveau en action: l'imagerie cérébrale
en psychologie cognitive, Paris: Presses Universitaires
de France, 1997
- "The Cognitive Neuroscience of Consciousness",
MIT press 2001
Pour
en savoir plus
Le
projet Neurospin http://www-dsv.cea.fr/neurospin/
Le
laboratoire de neuro-imagerie cognitive
Neurospin.
Maquette. Pdf. A lire pour illustrer ci-dessous
la présentation de Neurospin par le professeur
Dehaene
|
Jean-Paul
Baquiast (JPB) : Professeur Dehaene, voulez-vous
tout d'abord nous présenter le Neurospin ?
Stanislas
Dehaene (SD): Neurospin est un centre nouvellement
crée par le CEA qui a pour objectif de mettre en
application les techniques d’imageries cérébrales
les plus modernes, ceci afin d’étudier le cerveau.
Le bâtiment a été construit par l’architecte
Claude Vasconi. Nous avons beaucoup de chance, l’immeuble
est très moderne et élégant. Il est
également très fonctionnel. Il comporte plusieurs
arches. Chacune d’elle abritera une machine d’imagerie
cérébrale. Nous allons disposer côte
à côte de toute une graduation, allant jusqu’aux
machines d’imagerie par résonance magnétique
nucléaire (IRM) les plus puissantes au monde.
Actuellement
sont en service 2 machines et demi, si l’on peut dire.
Une machine à 3 Tesla corps entier qui travaille
pour mon équipe. C’est une machine standard
mais déjà très perfectionnée.
Ainsi dans les hôpitaux les machines d’IRM ne
dépassent pas 1,5 Tesla. Comme vous savez, en augmentant
le champ magnétique, on augmente le signal reçu.
Nous avons aussi une machine à 7 Tesla, corps entier,
la première en France (il y en a une dizaine dans
le monde), qui est déjà également en
fonctionnement. Nous avons enfin une machine à 17,65
Tesla, la plus élevée au monde, pour étudier
la souris. Elle démarre à peine, étant
arrivée il y a 1 mois et demi. Vu l’objet étudié
elle n’est pas très grande (diamètre
18 cm) mais elle délivre des champs magnétiques
très élevés et permet d’analyser
de façon très fine l’anatomie du cerveau.
Enfin, dans 3 ans, sera installée une machine à
11, 7 Tesla, pour l’homme, d’un diamètre
de 90 cm, corps entier, qui sera un exploit technologique
et la première au monde.
A
ces machines d’IRM s’ajoutent les techniques
d’électro-encéphalographie (EEG) pour
mesurer l’activité électrique du cerveau
et très prochainement dans mon laboratoire la magnétoencéphalographie
(MEG) qu permet de mesurer les champs magnétiques
issus du cerveau, avec une très haute précision
temporelle. La MEG est plutôt limitée aux couches
supérieures du cortex, car la sensibilité
décroît très vite avec la distance,
au contraire de l’EEG qui peut être sensible
aux couches même profondes. Les approches sont complémentaires
puisqu’on peut faire l’EEG dans l’IRM
comme dans la MEG. L’objectif est de combiner ces
techniques et de les combiner aussi avec deux autres approches,
également indispensables. L’une concerne l’informatique,
une informatique de très haut vol qui vise à
reconstruire les données dans un espace commun, normaliser
les différents cerveaux, les visualiser en 3D. La
deuxième approche relève, bien entendu, de
la psychologie cognitive.
JPB.:
Je crois que le Neurospin est bien placé dans la
compétition européenne voire mondiale…
SD.
: Certainement. Le Neurospin est un des plus grands centres
européens pour l’imagerie cérébrale.
Il existe en fait très peu de centres qui offrent cette
concentration de moyens d’imagerie de différentes
sortes. De plus, à 3 kilomètres d’ici
se trouve Orsay dont la plupart des équipes du Neurospin
sont issues, et qui dispose de plusieurs caméras à
positrons. On trouve ainsi sur le plateau de Saclay l’ensemble
de la panoplie des grands outils de visualisation du cerveau
humain.
JPB.
: On pourrait comparer cette situation à ce qu’offre
le grand accélérateur de hadrons du Cern, qui
réalise aussi une concentration inestimable d’instruments
dans son domaine..
SD.
: La comparaison est en effet intéressante. Ce sont
par exemple des équipes du CEA qui ont conçu
certains des détecteurs de particules du Cern, lesquels
sont de très gros aimants. Les mêmes conçoivent
les 11,7 Tesla du Neurospin. Ceci montre bien que l’on
a besoin des physiciens pour créer les très
gros instruments nécessaires à l’étude
du vivant.
JPB.
: Nous pouvons noter en passant que sans des investissements
publics importants, tout cela n’aurait pas existé.
En science, ce n’est pas le libéralisme à
la recherche du profit à court terme qui peut remplacer
le rôle des Etats, ni en France ni en Europe.
SD.
: J’en suis persuadé. Ceci dit, l’Europe
est elle-même bien placée dans cette perspective.
Les machines que nous utilisons ici sont fournies par Siemens,
qui est un collaborateur industriel privilégié.
Ce qu’il fait pour nous lui assurera des retombées
dans de nombreux autres domaines.
Analyser
le cerveau en fonctionnement
JPB
. : Voulez-vous maintenant nous présenter rapidement
vos travaux dans le domaine de l’étude du cerveau...
SD.
: Mon unité est en première ligne
dans ce domaine. Il ne s’agit pas seulement de visualiser
le cerveau mais de le placer dans un état analysable.
Qu’il s’agisse du calcul, de la lecture ou de
l’accès à la conscience, nous concevons
des paradigmes expérimentaux dans lesquels on va
demander à un sujet d’effectuer des réponses
bien programmées en réaction à des
stimuli qui sont eux-mêmes très techniques.
Ceci permet de faire des soustractions d’activités
cérébrales afin d’isoler des composantes
et des activations plus fines. Il s’agit de décomposer
pour mieux la comprendre l’architecture du système.
JPB.
: Quelle est la complexité des questions que vous
posez au cerveau ?
SD.
: Nous nous focalisons sur des paradigmes qui sont d’une
certaine complexité, dans la mesure où ils s’intéressent
à des opérations spécifiques au cerveau
humain ou en tous cas très développées
dans celui-ci. L’imagerie cérébrale pratiquée
ici doit servir à étudier celles-ci. S’il
s’agissait d’opérations plus élémentaires,
on pourrait les étudier chez l’animal, y compris
avec des méthodes en partie invasives et par conséquent
avec une meilleure résolution. C’est pourquoi
nos objets d’étude portent sur le langage, le
calcul, le raisonnement, la logique, et bien évidemment
le Graal des sciences cognitives qui est la conscience.
JPB.
: C’est effectivement cet aspect qui frappe le plus
ceux qui ignorent ces travaux. Etre capable de visualiser
le cerveau dans ses activités supérieures
est quelque chose que l’on n’imaginait pas il
y a quelques années.
SD.
: Se pose de plus en plus la question du décodage.
Non pas dire : « je place le cerveau dans un état
connu et je regarde comment il s‘active », mais
aussi, ayant mesuré cette activité : «
est-ce que je peux déterminer dans quel état
psychologique ce sujet se trouve ? Quelle est son intention
? Sa croyance ? Qu’a-t-il vu, autrement dit, quelle
est son image mentale ? ». Ainsi nous venons de faire
un travail qui permet, à partir ders images d’activité
cérébrale, de déduire les images mentales
que le sujet est en train d’imaginer.
JPB.
: Vous travaillez évidemment avec des sujets participatifs,
qui acceptent d’entrer dans ces protocoles...
SD.
: Bien sûr. Tout repose là-dessus. Le sujet
doit coopérer à plusieurs niveaux. D’abord
il doit rester parfaitement immobile, sinon il génère
des artefacts de mouvements. Par ailleurs il doit réaliser
exactement la tâche que nous lui demandons de faire.
JPB.
: Qui sont ces sujets ? Des thésards ?
SD.
: Ce sont des étudiants, notamment en médecine,
ou de jeunes professionnels qui ne sont pas effrayés
par ces approches. Nous avons constitué une petite
base de données de volontaires.
JPB.
: Je reviens sur les méthodes d’exploration
du cerveau. Vous avez évoqué la possibilité
d’implanter des électrodes extrêmement
fines dans le cerveau des animaux. Ceci ne se pratique-t-il
pas aussi chez des patients humains ?
SD.
: Ce sont effectivement des méthodes qui sont
développées pour la pathologie et qui jouent
évidemment un rôle extraordinaire dans la connaissance
par exemple de certaines maladies dégénératives
comme la maladie de Parkinson. Dans ce cas, la stimulation
corticale constitue une véritable révolution
thérapeutique, au profit de patients qui se remettent
à fonctionner d’une façon remarquable.
Or, une fois que les électrodes sont placées
dans le cerveau, que ce soit pour Parkinson, l’épilepsie
ou d’autres explorations, si la personne est volontaire,
on peut tirer parti de cette situation pour analyser les signaux
que l’on enregistre, sur des zones voisines. C’est
ce que nous faisons, en collaboration avec une équipe
de la Salpetrière (l’équipe d’épilepsie
de Mr. Bollack avec Claude Adam) grâce à laquelle
nous obtenons l’enregistrement de signaux intracrâniens.
Il ne s'agit pas de signaux très différents
de ceux de l’EEG mais ils sont très locaux. L’on
sait avec beaucoup de précision quelle est leur source
dans le cerveau. Ce n’est pas le chercheur qui détermine
les zones à explorer, mais le chirurgien. Nous sommes
un petit peu en seconde ligne, mais il s’agit de signaux
tellement uniques qu’ils sont très précieux.
Nous
avons ainsi mené un travail sur les signaux subliminaux
intracrâniens montrant l’existence de traitements
non conscients, très avancés, dans une région
qui s’appelle les amygdales cérébrales,
qui sont des noyaux impliqués dans le traitement émotionnel.
On a pu montrer que si on flashe sur un écran un mot
ayant un contenu émotionnel, par exemple "viol",
on note une activation de l’amygdale qui se produit
même si le mot passe si vite qu’il n’est
pas observé consciemment. Le mot a cependant été
présenté sur la rétine. Le sujet dit
qu’il n’y avait pas de mot, qu’il n’avait
rien vu, mais son cerveau s’est quand même activé.
JPB.
: Revenons une seconde sur les animaux. Vous avez parlé
de la souris. Vous avez montré dans votre livre, à
propos des bases neurales de la lecture, qu’il était
important de chercher chez des animaux supposés «
moins évolués » que l’homme, les
prolégomènes de fonctions qui prennent plus
de développement dans l’humain.
SD.
: C’est un peu une supposition. Il n’est pas
certain que toutes les fonctions humaines aient des précurseurs
chez l’animal. Mais ce fut quand même une grande
surprise des sciences cognitives de voir que c’est
souvent le cas. Par exemple dans le domaine des mathématiques,
concernant l’arithmétique élémentaire.
On peut trouver des circuits qui ont une homologie avec
les circuits du cerveau humain. Le modèle qui est
proposé est que l’espèce humaine a recyclé,
reconverti ces circuits pour des opérations culturelles
nouvelles, bien au-delà de ce que l’animal
est capable de faire.
Les
bases neurales de la représentation des nombres
JPB.
: Vous aviez déjà évoqué cette
question dans votre livre précédent, «
La bosse des maths ». C’était il a déjà
dix ans, mais je suppose que les travaux plus récents
portant sur les bases neurales du calcul n’ont pas
remis en cause vos propositions d’alors ?
SD.
: Je n’arrive malheureusement pas à écrire
plus d’un livre tous les 10 ans, car c’est un
gros travail. Mais il est vrai que celui-ci anticipait ce
que j’ai développé dans « Les
neurones de la lecture ». Depuis 10 ans la recherche
s’est poursuivie au plan international, jusqu’à
cette découverte que je considère comme extraordinaire,
celle du neurone unique, dans le cerveau du singe, qui réponde
aux nombres. C’est exactement ce que nous avions prédit
précédemment, avec Jean-Pierre Changeux, dans
un modèle théorique. On trouve dans le cerveau
du singe des neurones dont le taux de décharge va
atteindre un maximum pour un nombre donné d’objets
présentés sur la rétine de l’animal.
Vous présentez au singe 3 objets et tel neurone précis
va décharger maximalement. Vous en présentez
deux ou quatre et ce même neurone décharge
moins. On obtient une magnifique courbe gaussienne qui peut
être modélisée mathématiquement
en fonction du logarithme du nombre. Il s’agit vraiment
là des racines animales de la représentation
des nombres. On peut supposer que les décisions humaines
s’appuient sur des neurones similaires, ce qui peut
aider à comprendre à quelle vitesse et avec
quel taux d’erreur nous pratiquons des calculs élémentaires.
JPB.
: On dit que le singe ne compte guère au-delà
de 3 ?
SD.
: Le singe, comme beaucoup d’animaux, possède
un sens des quantités supérieures à 3,
mais il est approximatif. Dans l’espèce humaine,
il s’est produit un changement mais dont nous nous n’avons
pas compris la cause. Nous arrivons à nous représenter
des nombres à la fois exacts et grands. Alors que nous
n’avons aucune donnée permettant de penser que
l’animal puisse faire la différence entre 17
et 18, nous constatons que l’homme parvient à
le faire. Mais ceci suppose une certaine éducation
et l’utilisation d’outils culturels qui sont le
comptage et le symbole écrit.
Cette
différence entre le cerveau du singe et celui de
l’homme m’intéresse énormément.
Qu’est-ce qui change dans le cerveau de l’homme
avec l’apprentissage de symboles ? On voit se produire
une sorte de discrétisation, qui fait que 17 est
radicalement différent de 18, ce qui n’est
pas le cas chez l’animal. J’ai la chance de
collaborer avec des chercheurs du CNRS qui nous ont donné
le contact avec des peuples indiens de l’Amazonie.
Ceux-ci ne disposent pas d’un langage pour les nombres
et n’ont pas non plus accès à l’éducation.
On a pu montrer qu’ils avaient un sens approximatif
du nombre en général mais pas un sens exact
développé des nombres précis. Il s’agit
donc d’un acquis culturel qui a demandé du
temps à l’espèce humaine. Mais en quoi
le fonctionnement de leur cerveau est-il différent
du nôtre ? Voilà une belle question que nous
aimerions bien résoudre.
JPB.
: Vous disposez pour tous ces travaux d’un effectif
de chercheurs non négligeable. Avez-vous des difficultés
de recrutement. On dit parfois que la recherche scientifique
n’intéresse plus les jeunes ?
SD.
: En ce moment nous sommes dans une période de recrutement
de chercheurs. Nous n’avons pas de difficultés
à cet égard. Polytechnique est à côté.
Nous organisons des cours, des visites. Les gens se rendent
bien compte que notre domaine est au seuil d’une véritable
révolution et qu’il est intéressant
de s’y engager. Je crois qu’ils ont raison.
La physique au Cern est rendue très difficile par
le fait qu’il y a des milliers de chercheurs pour
le même équipement. Dans le cerveau, par contre,
tout est ouvert. Il y a une vraie physique des états
neuronaux à découvrir. Il y a aussi une véritable
modélisation mathématique à réaliser.
C’est
un point sur lequel Jean-Pierre Changeux et moi avons toujours
été d'accord à 100%. Pouvoir observer
le cerveau est merveilleux, mais il faut que cela conduise
à des théories. Il est possible de formuler
des modélisations mathématiques à l’aide
de la théorie bayésienne, la théorie
des probabilités, qui vont très loin. Elles
conduisent ainsi à ces modèles de la prise de
décision relevant de ce que l’on appelle la neuro-économie…
L’unité
de la science humaine
JPB.
: Effectivement. J’ai vu que du 11 au 13 janvier s’est
tenu à l’Université de New York un Symposium
sur le neuro-économie
(http://www.cns.nyu.edu/events/symposia/sympo2008)
SD.
: Signalons un petit malentendu à cet égard.
Une partie de la neuro-économie permet de montrer ce
que la psychologie peut apporter à l’économie
(par exemple comment les affects dictent les décisions
au lieu du supposé calcul rationnel, comme le montre
la crise boursière actuelle). Mais il y a bien plus.
Il y a un tout autre volet. Il s’agit de montrer que
les modèles économiques s’appliquent à
l’intérieur du cerveau. Le cerveau est une collection
de milliards de neurones qui doivent prendre collectivement
une décision. Or il apparaît que les modèles
mathématiques de l’économie s’appliquent
au cerveau. Il s’agit là d’une révolution,
peut-être l’aspect le plus important de la neuro-économie.
A côté de cela, les applications dont parlent
les publicitaires, comme le neuro-marketing pour faire vendre
du coca-cola, me laissent tout à fait sceptiques.
JPB.
: Je voudrais revenir sur la révolution, pour reprendre
le terme, que selon beaucoup de gens constitue l’étude
du cerveau avec les moyens de l’imagerie fonctionnelle.
Dans la préface de votre livre, Jean-Pierre Changeux
le dit clairement, et vous reprenez ce propos. Je l’ai
fait moi-même dans ma présentation des «
Neurones de la lecture ». Nous sommes là, me
semble-t-il, en face d’une révolution non seulement
technologique mais aussi épistémologique. Votre
approche va nécessairement se diffuser et aborder des
problèmes de plus en plus difficiles à étudier
avec les méthodes classiques. On ne pourra plus parler,
notamment, de sciences humaines sans se persuader que les
concepts ou lois que l’on y propose doivent pouvoir
être visualisés et mis à l’épreuve
de vos travaux...
SD.
: Je crois beaucoup à l’unité de la
science humaine, de la science cognitive. Les sciences qui
sont développées actuellement à l’université
correspondent à des degrés ou niveaux d’observation
différents. Nous pouvons observer les sociétés
humaines à l’échelle de grands groupes,
à l’échelle de l’individu qui
prend ses décisions, à l’échelle
de l’architecture cognitive de cet individu, à
l’échelle de ses réseaux de neurones,
à l’échelle du neurone unique, à
l’échelle moléculaire. Ce qui relie
ces différents niveaux tient au fait qu’il
existe des lois permettant de comprendre comment l’organisation
à un niveau supérieur se rattache à
ce qui se trouve en dessous. Ce sont ces lois que nous devons
découvrir en sciences cognitives.
Ce
qui est merveilleux est que ces lois existent. L’excitation
actuelle tient au fait que l’on est en train de s’en
apercevoir. La mise en évidence du neurone unique pour
l’estimation du nombre, comme je vous le disais tout
à l’heure, doit être reliée à
la prise de décision du monsieur qui se pose la question
de savoir si 6 est plus grand que 5. Nous avons là
une chaîne complète et on comprend comment cet
algorithme se retrouve dans tous les modes de prise de décision
dans le cerveau. On commence à avoir une petite idée
des neurones concernés, une très bonne idée,
grâce à l’IRM, des circuits dans lesquels
ils sont intégrés, une certaine idée
grâce à la MEG et l’EEG de leur dynamique
et une compréhension plus globale de la façon
dont ce réseau apprend grâce à l’éducation.
Ainsi s’élabore en conséquence une «
science de la lecture » provenant de ces diverses intersections.
Mon propre livre devait d’ailleurs s’appeler ainsi.
Ceci
ne veut pas dire que tout le monde devra faire la même
chose, qu’il n’y aurait plus d’anthropologues
ou de psychologues mais seulement des neuroscientifiques.
La connaissance des différents niveaux de descriptions
requière de très bons spécialistes.
Il ne faut pas seulement trouver les lois à chaque
niveau, mais aussi les passages d’un niveau à
l’autre.
JPB.
: Lorsque vous parlez des lois que vous découvrez,
ne craignez-vous pas de vous trouver dans la situation que
l’on a décrit en physique fondamentale : le couple
[conscience de l’observateur + instrument] fait apparaître
un « réel observé » qui est relatif
à lui et non pas à un supposé «
réel en soi » ?
SD.
: Les psychologues cognitifs tels que nous sont très
conscients du fait que les théories que nous construisons
en tant que scientifiques sont issues de nos propres cerveaux
de scientifiques. Nous sommes conscient du fait que les théories
que nous produisons sont en partie limitées à
ce que notre propre cerveau est capable de produire. Il y
ce côté un peu récursif de l’entreprise
qui est intéressant parce que paradoxal. Mais en réalité,
le travail des laboratoires est plus simple que cela. On essaie
d’une part d’avoir des outils d’observation
les plus objectifs possibles, éliminant le plus d’artefacts
possibles. Ensuite, on construit des théories. On sépare
le plus clairement possible les postulats théoriques
des observations expérimentales. Les critiques objecteront
que l’observation expérimentale dépend
de la théorie, même informelle, que l’on
a construite auparavant. C’est certainement vrai mais
il n’empêche qu’il existe un processus de
construction progressif d’un savoir en développement.
JPB.
: On peut se demander si la démarche par laquelle
le cerveau essaye de se comprendre lui-même, notamment
avec les théories linguistico-mathématiques
souvent d’ailleurs en flèche que vous évoquez,
trouvera une limite. Ou faudra-t-il pousser toujours plus
loin l’analyse ?
SD.
:Je ne fais pas de philosophie là-dessus. Je constate
seulement que nous ne sommes pas dans cette phase là.
Nous sommes dans une phase ascendante. De plus, la comparaison
avec la physique quantique, que l’on fait souvent, n’a
pas lieu d’être. En physique quantique, il est
clair que l’observé se comporte vraiment d’une
manière très contraire à nos intuitions.
Dans le cas du cerveau, par contre, on s’aperçoit
que des outils mathématiques extrêmement simples,
pas nécessairement nouveaux, tels que certains de ceux
proposés par Laplace au 18e siècle ou le théorème
de Bayez, d’une simplicité biblique, vont très
loin pour la compréhension de ce qui se passe dans
le cerveau. C’est pourquoi les physiciens sont les bienvenus
dans nos équipes car ce qui leur paraît très
simple, étant donné le caractère encore
balbutiant de notre discipline, peut tout à fait nous
satisfaire.
Je
pense cependant que si l’on vit actuellement des années
extrêmement riches, où tout paraît ouvert,
les choses vont changer. On voit arriver une certaine technicité,
qui pourra représenter une limite à l’heuristique.
Les
origines
JPB.
: Je voudrais vous poser une question suscitée par
la lecture de votre livre. Il m’avait semblé
que vous ne souhaitiez pas replacer les origines de la lecture
dans celles du langage, ou, avant même celles du langage,
dans celles des premiers outils, qui sont situés
maintenant à 1 million d’années avant
notre temps. On peut penser que des fonctionnements du type
de ceux que vous évoquez, celui de neurones «
exaptés » de l’animal, ont du se manifester
chez les hominiens bien avant la lecture et l’écriture.
Je suppose que vous n’avez aucune raison de principe
pour établir une barrière entre ces différentes
formes de développement.
SD.
: C’est un point intéressant. Dans le cas de
la lecture, on a une preuve logique que le cerveau n’a
pas pu évoluer dans le temps d’apparition de
la lecture. Il s’agit de 5.000 ans tout au plus, dans
certaines sociétés seulement. Le génome
n’a donc pas eu le temps de changer. Dans le cas de
l’usage des outils, les durées sont beaucoup
plus grandes. On peut supposer que pendant tout ce temps
se sont produites des adaptations particulières du
cerveau humain. L’homme est vraiment une espèce
sociale. Tout laisse supposer que le langage en tant que
lien social a pu jouer un rôle tout à fait
particulier. La spécificité de notre espèce
est à chercher là, ou en tous cas dans la
représentation d’autrui et de ses intentions,
et donc dans la possibilité de communication qui
en découle.
Personnellement,
je chercherais plutôt dans la direction d’une
architecture particulière des systèmes de
langage. Je n’exclurais pas que certains gènes,
qu’ils soient liés à l’espèce
humaine ou non, aient favorisé chez l’homme
la construction de cette architecture. L’expansion
de régions corticales associatives, notamment des
régions préfrontales, est un fait indiscutable.
Elle n’a pas dépendu d’une seule mutation
mais de plusieurs, sur une durée d’au moins
1 million d’années, qui représente beaucoup
de temps. Sur le plan anatomique, quand on regarde l’organisation
cellulaire de ces régions, on constate que les neurones
se sont adaptés à une connectivité
beaucoup plus grande qu’initiale. Les neurones pyramidaux
du cortex préfrontal ont des arborisations dendritiques
beaucoup plus vastes, leur capacité à recevoir
les messages de synapses placées beaucoup plus loin
dans le cortex est beaucoup plus élevée. Il
y a donc une explosion de la connectivité du réseau.
Effectivement l’hypothèse du « Global
working space » est que cette connectivité
accrue permet une certaine autonomie de l’espace de
travail mental.
La
particularité de l’espèce humaine est
la capacité de se détacher des contingences
de l’expérience extérieure et de produire
ce phénomène de réflexion. Le cerveau
se tourne alors sur lui-même et peut enchaîner
des représentations mentales sans liens, au moins temporairement,
avec le monde extérieur. Ceci nous permet de rêver,
de planifier, de jouer avec les modules hérités
de l’évolution. Je pense que c’est comme
cela que le cerveau a trouvé de nouveaux usages dans
lesquels employer ces modules. Une fois enclenché,
le mécanisme s’est alors accéléré
grâce aux développement des échanges et
notamment de l’éducation réciproque. Que
serait notre cerveau si nous ne nous éduquions pas
réciproquement au sein de la société...
JPB.
: On s’interroge parfois sur l’évolution
contemporaine du cerveau de l’homme moderne. Peut-on
supposer que de nouvelles mutations permettant de faciliter
certaines fonctions cognitives soient en train de se produire
à notre insu ?
SD.
: Tout laisse penser que cette évolution se passe à
génome constant, sur des bases restées identiques
depuis quelques milliers d’années. C’est
l’éducation qui produit l’évolution.
Mais l’éducation a un impact majeur. C’est
le cas de l’éducation à la lecture, de
5 ans à 7 ans, quand le cerveau est en pleine période
de plasticité et que s’éliminent, se sélectionnent
et s’amplifient les circuits dans le cerveau. L’effet
est visible de façon macroscopique. Si vous comparez
des IRM faits dans le cerveau d’illettrés par
rapport à ceux de personnes ayant appris à lire,
vous observez des différences macroscopiques entre
ces cerveaux. On est seulement en train de découvrir
aujourd’hui à quel point le cerveau est capable
de se transformer lui-même.
Conscience
artificielle et conscience humaine
JPB.
: Pensez-vous, dans un autre domaine, que vos études
puissent inspirer les travaux actuels sur les systèmes
artificiels intelligents ? Notre revue est en relation étroite
avec un pionner dans le domaine de la conscience artificielle,
le professeur Alain Cardon, dont on peut étudier l’état
des recherches sur le site http://www.alaincardon.net.
Nous avons par ailleurs signalé à nos lecteurs
une approche toute différente, celle du Blue Brain
Project à Lausanne qui s’efforce de reconstituer
une « véritable » colonne corticale à
partir de neurones artificiels...
SD.
: Sur le plan du principe, je crois très profondément
que, lorsque l’on aura bien compris comment fonctionne
le cerveau, il sera possible de le répliquer sous
forme de machine. C’est déjà le cas
d’une façon très simplifiée avec
un certain nombre de dispositifs vendus dans le commerce,
Dans le cas de Lausanne, je pense qu’il s’agit
un petit peu de fausses promesses. Le programme vise un
objectif très intéressant, reconstituer le
fonctionnement d’une colonne corticale avec tous ses
paramètres élémentaires. Mais cela
ne pourra pas suffire à comprendre les opérations
cognitives du cerveau. Il manquera plusieurs niveaux, dont
celui de l’architecture enchâssée de
régions organisées. Notre travail de psychologue
cognitif s’intéresse de préférence
à ce niveau d’architecture globale. L’imagerie
cérébrale y est un bon outil puisque dans
ce cas c’est l’ensemble du cerveau qui parle
avec l’ensemble du cerveau.
JPB.
: Estimez-vous qu’avec vos méthodes, précisément,
il sera possible de faire apparaître l’ensemble
du cerveau global conscient en fonctionnement ?
SD.
: C’est exactement l’objectif des recherches
que nous menons actuellement et pour lesquelles nous nous
équipons de cette nouvelle machine d’EEG. Elle
permet d’avoir une résolution spatiale suffisante
pour visualiser les grandes régions cérébrales.
Mais dans le même temps, elle permet de travailler
à l’échelle de la milliseconde. C’est
le plus important car on se place ainsi à l’échelle
du temps psychologique qui est à peu près
le 1/10 de seconde (par opération élémentaire).
Pendant ce temps peuvent se passer de nombreux échanges.
Nous commençons à le voir.
Nous
créons des protocoles qui permettent de capturer ce
que j’appelle la « machine de Turing » humaine.
Il s’agit d’un programme de recherche qui me plaît
bien. Que se passe-t-il dans le cerveau qui nous permette
d’enchaîner les opérations, éventuellement
avec une opération logique minimale ? A, alors B ou
C. Cette articulation minimale, si elle est enchaînée
cent fois de suite, permet de jouer aux échecs, de
raisonner, etc. Je pense que c’est la clef de la cognition
humaine. Nous essayons de nous focaliser sur cette petite
transition logique qui permet au cerveau de mettre en séquence
plusieurs opérations.
JPB.
: Les profanes pensent que le problème de la conscience
est trop compliqué pour être ainsi réduit...
SD.
: C’est une erreur. Je répète souvent
que le problème de la conscience n’est pas
le problème de tout le cerveau. C’est un contraste
particulier de deux états cérébraux
locaux. Il y a beaucoup d’activités qui se
produisent de façon non consciente. Il faut donc
comprendre le mécanisme qui permet au sujet de rapporter
être conscient. Nous cherchons à produire des
protocoles permettant de minimiser la différence
entre conscient et inconscient. Le sujet fait presque la
même chose, mais dans un cas, ce qu’il fait
est perçu consciemment, et dans d’autres cas,
tout en faisant la même chose, il dit n’avoir
conscience de rien. On peut s’arranger à ce
que le stimulus soit identique et éventuellement
que la réponse de la personne soit identique. Mais
entre les deux, se trouve un état mental qui est
complètement différent et qu’il faut
mettre en évidence. Quand on fait ces soustractions
dans nos machines d’imageries, on voit des différences
qui sont très claires. Elles impliquent précisément
la coordination globale de plusieurs régions. C’est
ce phénomène de coordination qui fait la distinction
entre inconscient et conscient, avec l’accès
dans le second cas à des régions du contexte
préfrontal.
Pour
ce qui concerne la question très discutée
de la conscience dans le langage, la perspective est un
peu la même. On peut penser qu’elle ne joue
pas un rôle actif dans la compréhension des
mots et phrases les plus courants. Elle n’intervient
qu’à un niveau supérieur requérant
un effort complexe de compréhension, par le biais
d’associations.