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Chroniques
du post-humain
Chronique introductive
2
01/02/2008
voir Chronique 1 dans ce
numéro |
Avec
Miguel Benasayag, nous envisageons de publier dans
cette revue, sans en engager nécessairement
la ligne rédactionnelle de celle-ci, une douzaine
de chroniques où nous échangerons à
bâtons rompus des propos personnels non seulement
sur les sciences et les technologies mais sur la façon
dont elles sont reçues dans la France contemporaine.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, nous allons consacrer
au moins deux de ces chroniques à présenter
notre démarche et commencer à en justifier
l'intitulé général. Jean-Paul
Baquiast
Miguel Benasayag est philosophe et psychanalyste,
enseignant, courriériste et auteur de nombreux
livres.
Pour
plus de détails, voir :
http://www.peripheries.net/article186.html
http://fr.wikipedia.org/wiki/Miguel_Benasayag
|
De l'émergence
Jean-Paul
Baquiast
Vous insistez sur le fait que la pensée individuelle,
contrairement aux illusions fréquentes, est une propriété
émergente pour la production de laquelle celui qui
pense ne joue qu'un rôle limité. Pouvez-vous
préciser ce point ?
Miguel
Benasayag
Je travaille avec un modèle que je n'ai pas eu encore
à remettre en cause, selon lequel la pensée
est une combinatoire émergente à laquelle participent
en tant que soubassements les hommes, mais aussi les animaux,
les objets et les lieux. J'ai plusieurs fois vérifié
que les endroits où l'on se trouve, les murs, les ambiances,
influencent ce que l'on va penser. Il y a quelques années,
j'ai tenu un séminaire avec des détenus de la
Santé qui avaient étudié mes livres lors
d'un enseignement de philosophie. Nous avons discuté
de certains thèmes, constatant alors qu'il était
impossible de les aborder comme on l'aurait fait à
l'extérieur. Les prisonniers, les gardiens, les murs,
l'odeur de la prison-même dictaient quasiment nos propos.
Nous étions face à une pensée émergente,
à la fois dépendante de nos cerveaux et autonome
par rapport à eux.
Jean-Paul
Baquiast
A priori, cela ne paraît pas surprenant. L'ambiance
de la prison est si lourde que les pensées qui y naissent
sont bien différentes de celles que pourrait susciter
un environnement plus serein, tel que la forêt ou le
bord de mer. Vous y êtes vous-même d'autant plus
sensible que vous avez connu pire que la prison, après
votre arrestation par les militaires argentins.
Miguel
Benasayag
Il y a plus que cela. Je ne me place pas seulement dans la
perspective des souvenirs que tel environnement peut évoquer
dans l'esprit de celui qui a déjà connu ce cadre.
Je veux dire que, lorsque nous pensons et parlons, nous sommes
« agis » par des structures qui nous dépassent
et dont le plus souvent nous ignorons l'existence et l'influence
qu'elles ont sur nous.
Jean-Paul
Baquiast
Un méméticien vous dirait que cela n'a rien
d'étonnant. Pour un méméticien, la pensée
résulte essentiellement des conflits darwiniens, au
sein du cerveau individuel puis dans les échanges langagiers,
entre des populations de réplicants informationnels,
slogans, images(1). Ces entités
prolifèrent comme des virus, à l'insu du sujet,
dès que le milieu leur en donne l'occasion. Ce sont
elles qu'il faut étudier si l'on veut savoir pourquoi
telle personne pense comme elle le fait. Je dois dire que
cette approche ne me convainc pas complètement. Pourquoi
suis-je envahi par tels mèmes et non par tels autres
? Il y a une question de terrain, comme en face d'une véritable
infection virale. Certains virus me contaminent et d'autres
pas.
Miguel
Benasayag
Je suis de votre avis. Je dirais que la mémétique
est caractéristique d'une certaine conception anglo-saxonne
empirique, que l'on retrouve dans l'économie libérale.
Pour cette conception, les événements résultent
de la compétition d'agents individuels, sans qu'il
soit nécessaire de prendre en considération
les structures où s'organise cette compétition.
La mémétique n'a que peu de succès en
Europe continentale, où l'on est resté fidèle
au structuralisme voire au post structuralisme. Moi, je suis
de tradition structuraliste.
Jean-Paul
Baquiast
Mais parler de structures peut être aussi imprécis
que parler de mèmes. Tout peut être «mème»
comme, réciproquement, tout peut être «structure».
Il faudrait préciser. Reprenons l'exemple de l'influence
d'un environnement sur la pensée. On peut admettre
qu'un milieu naturel, tel que la forêt ou la mer, «parle»
par de multiples messages, bruits, odeurs, à l'animal
qui est en nous et donne en conséquence une certaine
tonalité à nos pensées. Un milieu artificiel,
tel que la prison, peut aussi parler à l'animal en
nous, ou au primitif, car elle est symbole d'enfermement,
de piège et donc de dangers. Elle réveille ainsi
des réflexes profondément inscrits dans nos
gènes. Voulez-vous dire que pour comprendre pourquoi
telle pensée est ce qu'elle est à tel moment,
il faille analyser en détail toutes les influences
qui peuvent s'exercer à ce moment sur celui qui pense
? Ce serait impossible...
Miguel
Benasayag
C'est bien pourquoi je parle d'émergence.
Pour moi, l'émergence n'est pas créatrice
de nouveauté vraiment nouvelle. Je l'assimilerais
plutôt à ce que l'on nomme la résultante
dans le parallélogramme des forces utilisé
en mécanique. Un certain nombre de forces entrent
en conflit, que nous ne connaissons pas nécessairement
en détail. Par contre, il en résulte une force
résultante que nous ne pouvons pas ignorer, car elle
s'impose à nous par son évidence. Mais
elle était contenue dans les prémisses. Nul
besoin de l'hypothèse de Dieu pour l'expliquer.
Pour
en revenir à la pensée et aux paroles qui l'expriment
dans la bouche d'un individu particulier, je dirais que c'est
une propriété résultante, et donc émergente,
de nombreux facteurs dépassant largement la personnalité
propre de l'individu qui pense ou qui parle. Mais lui dire
cela ne lui fera pas nécessairement plaisir.
Systèmes
de contrôle et échappatoires
Jean-Paul
Baquiast
Pourquoi tenez-vous tant à rendre vos interlocuteurs
conscients de cela, au risque de leur déplaire ?
Miguel
Benasayag
Parce que nous retrouvons là le problème des
macro-processus qui déterminent et contrôlent
sans qu'ils s'en aperçoivent les individus. Prenez
la question des réseaux dits sociaux sur Internet,
dont on discute beaucoup aujourd'hui. Des milliers de gens
entrent dans ces réseaux en se forgeant des personnalités
qui ne sont pas vraiment les leurs, mais qui répondent
aux caractères qui, selon les conventions de la mode
diffusées par les agences de publicité, sont
les mieux à même de leur permettre de «se
faire des amis». Ils adoptent alors un langage, tiennent
des propos qu'ils n'auraient jamais tenus s'ils étaient
restés en dehors de ce macro-processus. Ils finissent
par se persuader que c'est leur vraie nature qui se révèle
ainsi, sans être capables de voir à quel point
chacun de leur propos leur est dicté par des processus
étrangers à eux. Souvent, ces processus sont
contradictoires, ce qui crée un grand malaise chez
l'individu au sein de la personnalité duquel ils s'affrontent.
De plus, comme ces processus sont très loin des contraintes
de la vie réelle que continue à subir le sujet,
et comme ils n'offrent à celui-ci aucune solution pour
affronter ces contraintes, ils poussent à une fuite
de plus en plus grande dans l'irréalité.
Jean-Paul
Baquiast
Je suppose que si vous essayiez d'expliquer à une de
ces personnes qu'elle est «parlée» par
des processus qui la détournent de sa vraie nature
et l'enferment dans des impasses – telles que se lancer
dans des dépenses qu'elle ne peut pas se permettre,
ou copier des modèles qui sont construits de toutes
pièces par des publicitaires qui ne lui veulent aucun
bien, elle se fâcherait. Cela me rappelle une émission
particulièrement éprouvante de FR3, intitulée
«C'est mon choix». Poussés par le
désir d'être sélectionnés par les
organisateurs et de passer à la télévision
en affichant des modes de vie bizarres, la plupart de ceux
qui y participaient se cramponnaient à des personnalités
qu'ils s'étaient forgées, aussi bizarres voire
inciviques soient-elles, en affirmant que c'était là
leur choix et que le monde entier devait en prendre acte.
On retrouve un peu la même chose quand on observe la
façon dont les personnes présentées par
Jean-Claude Delarue dans l'émission «Cela
se discute» tiennent des propos «émergents»
qui manifestement sont la résultante de nombreux facteurs
dont ils n'ont pas eux-mêmes la moindre idée,
la plupart suggérés par l'animateur et les promoteurs
de l'émission.
Miguel
Benasayag
Je n'ai pas l'ambition d'ouvrir les yeux
de tous ceux qui sont manipulés par les faiseurs
d'opinion, notamment à la télévision.
La tâche serait trop immense. Cependant, quand j'ai
la possibilité de dialoguer avec notamment des jeunes
qui éprouvent des difficultés relationnelles
et tentent de les fuir par des langages ou comportements
qui leur sont imposés, tels que le recours à
une certaine violence, j'essaye de les pousser à
analyser ce qui les surdétermine.
Jean-Paul
Baquiast
Votre conception de l'émergence, appliquée au
langage, paraît légitime et je ne la discute
pas. Je crois cependant qu'une autre version de l'émergence
peut être également intéressante. Pour
moi, en m'inspirant de ce que j'ai cru pouvoir retenir des
exposés de la physique quantique, je dirais qu'un objet
ou un événement émergeant est quelque
chose d'absolument original, totalement irréductible.
Autrement dit, il s'agit d'une invention au sens plein du
terme. Le phénomène émergeant, en physique,
ne peut pas être réduit à des composantes
que l'on pourrait mettre en évidence et dont on pourrait
analyser les rapports de forces. Si les fluctuations d'énergie
au sein du vide quantique génèrent à
tout instant des univers émergeants, pour reprendre
une hypothèse à la mode, l'organisation de ces
bulles d'univers n'est pas déterminée par des
facteurs analysables. Il s'agit d'un produit complètement
aléatoire. Ne disons pas pour autant qu'il pourrait
s'agir d'une création divine. Disons seulement que
les lois fondamentales de l'univers, si celles-ci existent,
qui déterminent l'émergence de cette bulle d'univers-là
et non de telle autre échappent à la connaissance
scientifique actuelle.
Vous
m'objecterez que lorsque nous parlons, nous ne nous comportons
pas comme un générateur de particules émergentes
dans un accélérateur. C'est vrai. Nous générons
de l'émergence, mais il n'est pas impossible,
en confrontant dans un dialogue partagé telle pensée
avec telle autre, de faire apparaître certains des
facteurs qui produisent ces pensées. C'est
d'ailleurs sur de tels dialogues partagés,
je suppose, que réside l'efficacité
de la cure psychanalytique.
Il
reste que pour moi, dans la mesure où nous représentons
la résultante, pour reprendre votre terme, d'un nombre
immense de composants, notre pensée et même nos
paroles peuvent faire apparaître – par éclairs
– des résultats totalement imprévisibles
et, plus qu'imprévisibles, aléatoires au sens
de la physique quantique. Il s'agit alors d'une véritable
création ou mutation au sens darwinien, pouvant donner
naissance à une nouvelle théorie, à un
nouveau paradigme, pour le meilleur ou pour le pire. A la
limite, on pourrait trouver là certaines transitions
vers le post-humain. Certes, le plus souvent, le milieu social,
se chargera alors très vite de normaliser voire de
faire taire celui qui tient des propos trop novateurs. Mais
il arrivera pourtant parfois que le propos émergeant
devienne une règle reconnue par la société.
Je crois que c'est important de le faire savoir à tous.
On éviterait ainsi de décourager ceux qui, parmi
eux, pour des raisons impossibles à prévoir
à l'avance voire difficile à analyser a posteriori,
se révèlent capables de créer des mondes,
petits ou grands, véritablement différents du
monde en place.
(à suivre)
PS
: les propos qui précèdent n'épuisent
pas la question des super-processus et de l'émergence.
Nous y reviendrons nécessairement par la suite. BB
Notes
(1) A propos de la mémétique,
voir :
le
site de la société francophone de mémétique
http://www.memetique.org/
; on lira aussi avec avantage l'ouvrage de Pascal Jouxtel
"Comment les systèmes pondent" (éditions
Le Pommier, 2005) [voir la recension de l'ouvrage, par Christophe
Jacquemin : http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2006/jan/csp.html.
Cette page propose également l'écoute de l'Emission
Science Frictions (France culture) consacrée à
la mémétique, avec pour invités Pascal
Jouxtel et Jean-Paul Baquiast)
le
site consacré à l'ouvrage de Jean-Paul Baquiast
"Pour un matérialisme fort" (éditions
Jean-Paul Bayol) : http://www.editions-bayol.com/PMF/
(en particulier le chapitre 5)
Notre
article du 11 janvier 2003 : la mémétique est-elle
une science : http://www.automatesintelligents.com/echanges/2003/jan/memetique.html
Notre recension du livre "The Electric Meme" de
Robert Aunger (Free Press, juillet 2002) :
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2002/sep/aunger.html