Retour
au sommaire
Automates
Intelligents s'enrichit du logiciel
Alexandria.
Double-cliquez sur chaque mot de cette page et s'afficheront
alors définitions, synonymes et expressions constituées
de ce mot. Une fenêtre déroulante permet
aussi d'accéder à la définition du
mot dans une autre langue (22 langues sont disponibles,
dont le Japonais). |
Publiscopie
Quelques
éléments de physique et de philosophie des
multivers
Par Aurélien Barrau
Essai publié en
libre-accès http://lpsc.in2p3.fr/ams/aurelien/aurelien/multivers_lpsc.pdf
130 pages
Présentation
par Jean-Paul Baquiast
06/10/2007
Cet
article pourra être utilement rapproché de
l'entretien avec Michel Cassé présenté
dans ce numéro

The
"Flat-Earth Wood-Cut" (1)
|
Aurélien
Barrau est astrophysicien, maître de conférence
au Laboratoire de Physique Subatomique et de Cosmologie,
CNRS /IN2P3 /UJF
Ses
recherches sont :
- expérimentales (astroparticules) :
CAT - Astronomie gamma (1995-1998)
AMS - Rayons cosmiques, antimatière et matière
noire (depuis 1998)
CREAM - Particules à très haute énergie
dans la Galaxie (depuis 2006)
Etude de l'énergie noire : en projet
- et théoriques : champs quantiques en espace
courbe, trous noirs et quelques aspects de cosmologie
et de physique des particules.
Pour
en savoir plus
Pages
personnelles (très complètes et didactiques)
http://lpsc.in2p3.fr/ams/aurelien/
|
|
Nous avons découvert Aurélien Barrau à
l'occasion de son entretien avec Stéphane Deligeorges,
sur France Culture, Continent Sciences, le 24 octobre 2007.
Dans cet entretien, en grande partie consacré à
l'hypothèse des multivers ou plurivers, il présentait
une démarche remarquable, entre science et philosophie.
Par cette démarche, pour reprendre une de ses expressions,
il " essaie de créer une porosité
entre l'espace scientifique et le monde mythique, de penser
la plurivocité intrinsèque du réel,
sans pour autant rien renier de la rigueur physico-mathématique
et sans recourir aux métaphores élégantes
mais inexactes". En un sens, il s'agit de ré-enchanter
une pensée de l'immanence et de la contingence.
Il
nous avoue ne pas savoir s'il y parvient. La lecture
de son mémoire, en libre accès sur son site
et présenté ici, nous permet de lui assurer
qu'à nos yeux du moins, il y parvient excellemment.
Les très nombreuses références fournies
en appendice du mémoire permettront aux lecteurs
curieux d'approfondir un sujet jugé jusqu'à
présent difficile d'accès.
Nous
n'allons pas ici résumer ce texte intitulé
« Quelques éléments de physique
et de philosophie des multivers », puisque chacun
peut se reporter à l'original en ligne. Le
document n'est certes pas toujours aisément
compréhensible par les non-physiciens, à moins
qu'ils n'aient quelques connaissances en relativité
et en physique des particules. On pourrait souhaiter que
l'auteur présente le même travail sous
une forme plus aisément accessible, mais il ne faut
pas se dissimuler l'importance de la tâche,
qui le distrairait certainement de recherches autrement
plus fécondes, pour lui comme pour nous.
Aurélien
Barrau veut montrer la continuité entre les hypothèses
des philosophes de l'Antiquité et les recherches
les plus modernes, sur un thème qui a été
et redevient d'actualité, celui joliment baptisé
par Fontenelle (l'origine du terme est plus ancienne)
de « pluralité des mondes » et qu'illustre
d'une façon extraordinairement visionnaire
la remarquable gravure reprise par l'auteur et que
nous reproduisons à notre tour ici. Contrairement
à ce que pense souvent le public, de telles hypothèses
n'ont pas attendu pour s'exprimer les concepts
qui sont désormais dans tous les esprits : Big Bang,
Trous noirs, univers parallèles et/ou multiples.
Bien avant la relativité générale,
la physique quantique et la théorie des cordes qui
leur donnent désormais une consistance réellement
scientifique, la pluralité des mondes, le caractère
relatif du temps, l'infini avaient été
évoqués par un grand nombre de penseurs de
l'Antiquité ou du haut Moyen Age, jusqu'à
ce que le retour d'obscurantisme ayant accompagné
la prise du pouvoir temporel par la Chrétienté
en Occident les ait pendant plusieurs siècles obligés
à la clandestinité. .
Le
thème essentiel qui inspire l'auteur, thème
présenté dès l'introduction du mémoire,
est celui du «retour de la contingence». Qu'entend-il
par cette expression un peu ésotérique? Il
s'agit d'une véritable rupture épistémologique,
qui devrait bouleverser non seulement les sciences physiques
mais les connaissances scientifiques en général,
dont cependant l'immense majorité des scientifiques
et des philosophes des sciences ne semblent pas encore avoir
pris conscience. On dit d'un évènement contingent
qu'il est survenu au hasard, d'une façon non déterminé
à l'avance. Il a surgi de façon aléatoire
d'une multitude de possibilités. Une infinité
d'autres évènements analogues ou différents
peuvent se produire de la même façon. C'est
ainsi que serait apparu l'univers particulier dont nous
sommes des parties. Il présente la caractéristique
de comporter des lois permettant la vie et la conscience.
D'autres univers, permettant eux aussi des formes de vie
et de conscience éventuellement différentes,
ou au contraire n'en comportant pas, émergent et
disparaissent en permanence. Il n'y a donc pas de grand
Dessein, voulu à l'avance par une volonté
supérieure pour créer un Homme doté
d'une conscience faite à son image, puisque le méta-monde
ainsi défini ne laisse pas de place pour une telle
volonté(2).
Nous
l'avons vu, ces supputations n'avaient pas attendu la physique
moderne pour se faire jour. D'innombrables mystiques panthéistes,
de nombreux philosophes en avaient eu l'intuition(3).
Mais, fait nouveau considérable, les hypothèses
sur le multivers, jusque là fondées sur l'imagination
prémonitoire de penseurs n'ayant que leurs yeux pour
observer le monde, découlent dorénavant des
théories physiques les plus élaborées
de la science moderne, elles-mêmes suggérées
par un ensemble d'instruments de plus en plus sophistiqués.
Nous passons donc de la construction philosophique, dont les
frontières avec les croyances religieuses peuvent se
révéler floues, à une véritable
démarche scientifique expérimentale, celle qui
a fait le succès de la pensée matérialiste
occidentale. Là est la rupture épistémologique.
Or
de cette rupture beaucoup de gens précisément
doutent encore. Selon eux, la théorie du multivers(4)
ne serait pas scientifique. A tout le moins, elle ne le serait
pas encore, tant qu'elle n'aurait pas été démontrée
par des expériences objectives indiscutables. Dans
ce cas, il serait prudent de ne pas l'évoquer dans
les travaux sérieux, car l'on risquerait de relancer
l'audience des mythologies(5).
C'est
une telle prudence qu'Aurélien Barrau, comme
Michel Cassé et d'autres astrophysiciens à
la pointe de la recherche dans ce domaine, veulent contester.
Il va devenir possible, si ce n'est déjà
fait, de démontrer que le multivers est une théorie
scientifique – sans rien perdre cependant de ses dimensions
mythiques ou imaginaires. L'entrée en fonction
prochaine du grand collisionneur à hadrons du CERN
devrait dans cette perspective se révéler
fructueuse – ceci quels que soient les résultats,
prévus ou imprévus, qui sortiront des premières
expériences destinées à vérifier
ou falsifier certaines conséquences de la théorie.
L'histoire
de la pensée
Pour
comprendre comment aujourd'hui se pose la question
du multivers, le retour à l'histoire de la
pensée s'impose. Dans le premier chapitre de
son essai, Aurélien Barrau montre que, depuis Anaximandre
jusqu'aux penseurs des temps modernes, les thèmes
de la pluralité des mondes, d'un renouvellement
toujours recommencé, du caractère relatif
de l'espace-temps tel que nous le percevons, ont toujours
parcouru les sociétés humaines. Aux origines
de celles-ci, le pressentiment qu'il y avait quelque
chose au-delà des apparences du monde physique avait
sans doute suscité de grandes angoisses. Croire en
des divinités certes omnipotentes mais à l'image
de l'homme permettait de calmer ces angoisses. Lorsque
le cerveau ne peut trouver d'explication rationnelle
à certaines de ses intuitions, il invente une entité
dont il fait la cause immédiate de ce qu'il
ne comprend pas et il cesse de rechercher des causes plus
profondes.
Cependant,
dès la plus haute antiquité, un certain nombre
de philosophes courageux ont refusé cette facilité
et ont poursuivi l'effort de préciser et discuter
leurs premières intuitions métaphysiques.
Ils l'ont fait souvent à leurs risques et périls,
car ils remettaient ainsi en question, non seulement les
affirmations et le pouvoir des religions, mais ce que l'on
pourrait appeler la tyrannie du bon sens et le jugement
des « honnêtes gens ».
Aurélien
Barrau montre que de nos jours, la critique philosophique
des illusions du prétendu bon sens s'est élargie
et rejoint celle des sciences physiques modernes. La réflexion
menée par les deux auteurs qu'il a choisi de
nous présenter, Nelson Goodman et David Lewis, dont
la lecture est malheureusement assez difficile, le montre.
Leurs travaux de déconstruction-construction appliqués
aux mondes créés par le langage et les assertions
logiques rejoint ce que la théorie de l'information
et la physique, notamment la mécanique quantique
et la relativité, avaient déjà affirmé
pour leur compte depuis maintenant un siècle.
Nous
nous trouvons ainsi confrontés à une double
approche mettant fortement en doute le postulat de base
des sciences du monde macroscopique, auquel se réfèrent
encore la plupart des chercheurs. Selon ce postulat, dit
"réaliste", il existe un univers extérieur
à l'homme, indépendant de l'esprit
de celui-ci, qu'il est possible de décrire
par des modèles constamment affinés grâce
à l'expérience 6).
Montrer le relativisme du « réalisme »,
autrement dit la non-consistance ontologique des contenus
de connaissance ouvrait donc ainsi en grand la voie dans
laquelle peuvent aujourd'hui s'épanouir
les hypothèses cosmologiques toutes récentes
sur le multivers.
Pour
bien comprendre comment ces hypothèses sur le multivers
paraissent dorénavant incontournables, il faut avoir
fait précédemment l'effort – difficile
– de bien comprendre la démarche et les résultats
actuels des différentes théories physiques
modernes qui y conduisent : le modèle standard de
la cosmologie physique, le modèle des particules
élémentaires, la théorie des cordes
(forme considéré généralement
comme la plus accomplie de l'effort visant à
unifier la relativité et la physique quantique),
la mécanique quantique elle-même, d'autres
hypothèses encore. … Il est impressionnant
de constater que, quelque soient les points de départ
de ces diverses recherches, toutes finissent, naturellement
si l'on peut dire, par évoquer l'hypothèse
du multivers comme la plus simple (au regard du fameux rasoir
d'Ockham) et aussi la plus nécessaire.
Les
théories physiques modernes
L'essai
d'Aurélien Barrau a le grand mérite
de ne pas renoncer à nous présenter les principales
théories physiques énumérées
ci-dessus. La lecture devient là fort ardue et découragera
beaucoup de lecteurs, bien qu'elle n'approche
pas en complexité ce que sont les publications des
revues de physique proprement dites, dont le site de l'auteur
nous donne un aperçu. Nous pensons cependant qu'il
ne faudra pas se laisser rebuter et entrer dans le corps
du texte, en se référant à l'occasion
aux nombreuses notes qui l'accompagnent. En fait les
passages véritablement difficiles concernent, nul
ne s'en étonnera, la présentation de
la théorie des cordes, dont le caractère contre-intuitif
a fait la réputation.
Il
n'est pas utile ici de paraphraser l'auteur
quand il nous montre comment la théorie des cordes,
d'un côté, la mécanique quantique
de l'autre, tout au moins dans l'interprétation
d'Hugh Everett aujourd'hui reprise par David
Deutsch et al 7), aboutissent
au multivers. Il nous suffira d'indiquer comment,
pour Aurélien Barrau, la description de l'univers
relativement innocente et bien connue dite du modèle
standard de la cosmologie physique ou du Big Bang chaud
(à ne pas confondre avec le modèle standard
de la théorie des particules élémentaires),
recèle de nombreuses « bombes conceptuelles
» dont le bon sens populaire semble s'être
accommodé, mais qui devraient au contraire l'inquiéter
et le conduire à réfléchir davantage.
Ce
modèle standard de la cosmologie physique a l'avantage,
comme le montre l'auteur, de nous obliger à poser la
question fondamentale, que l'on retrouve partout aujourd'hui,
y compris dans les sciences macroscopiques, de ce que peut
être la connaissance scientifique face à un supposé
«réel» . La cosmologie physique est la
représentation que l'astrophysicien, qui est à
la fois théoricien et astronome, c'est-à-dire
observateur instrumental, se donne de notre univers. Aurélien
Barrau rappelle que la possibilité d'une description
scientifique de celui-ci est souvent mise en doute, du fait
notamment que l'observateur est inclus dans l'objet observé
(on ne peut sortir de l'univers pour le décrire de
l'extérieur et le comparer éventuellement à
d'autres), du fait que l'expérience n'y est pas reproductible(8)
et du fait enfin que les conditions initiales (les constantes
universelles) ne sont pas contingentes. Autrement dit, elles
paraissent déterminées. Toute modification,
même infimes de celles-ci entraînerait une modification
de notre univers, de telle sorte que notre existence n'y serait
plus possible. Or si on ne peut modifier les conditions initiales,
comme faire apparaître une super-loi qui les contiendrait
toutes ?
Malgré
ces difficultés, rien n'est venu jusqu'à
présent contredire le postulat selon lequel l'univers
cosmologique pouvait être étudié scientifiquement
comme n'importe quel objet physique. Des expériences
convergentes prouvant ce que l'on pourrait appeler
la « réalité » du Big Bang et
des Trous noirs ne sont plus mises en doute. Les observations
récentes relatives à des phénomènes
encore inexpliqués et dénommés matière
noire et énergie noire obligent à reprendre
certains modèles mais ne nécessitent pas leur
refonte complète. Preuve en est la théorie
de l'inflation qui, malgré ses aspects surprenants,
a permis d'expliquer des phénomènes
que ne prévoyait pas la théorie du Big Bang
standard.
Notons
cependant que, pour Aurélien Barrau et nombre de
ses collègues, l'inflation (telle que décrite
par Andrei Linde et ses successeurs) n'est pas une théorie.
C'est plutôt une sorte de paradigme, sur le mode du
« tout ce passe comme si une telle inflation s'était
effectivement produite ». Celle-ci peut ou pourra
être testée mais des lacunes subsisteront sans
doute. De plus, l'inflation pourrait étendre son
influence au delà du rayon observé de notre
univers (rayon de Hubble) et induire, selon des suites complexes
de réchauffements et d'expansions, un méta-univers
en auto-reproduction infinie et en éternelle expansion.
Il n'y aurait plus un Big Bang mais une infinité
de Big Bangs. Ceci montre qu'avec l'inflation, on a déjà
dépassé les limites d'une interprétation
réaliste de la cosmologie, laquelle obligeait à
s'arrêter à la singularité du Big Bang
sans chercher à voir au-delà. On débouche
en plein dans une des versions de la théorie du multivers
– sans rien concéder pour autant à la
métaphysique et moins encore à la mythologie.
Les
différents types de multivers
L'étude
du multivers est si avancée que les spécialistes
sont depuis déjà quelques années en mesure
de proposer une typologie des différentes formes et
contenus qu'il peut adopter, en fonction des théories.
Aurélien Barrau nous en donne une liste détaillée,
à partir de la page 72. Nous invitons notre lecteur
à s'y reporter. Il pourra à cette occasion réviser
utilement ses connaissances relatives aux différentes
hypothèses théoriques autour desquelles s'organisent
non seulement les descriptions mathématiques mais les
recherches expérimentales menées par la physique
et l'astronomie contemporaine. On peut distinguer plusieurs
niveaux d'univers parallèles ou multivers, proposant
une sorte de hiérarchie. Dans les niveaux les plus
simples, les lois de la physique sont les mêmes en tout
point du multivers. Ceci veut dire qu'en principe des êtres
vivants et/ou intelligents comme nous pourraient s'y rencontrer(9).
A des niveaux supérieurs, le multivers est constitué
de régions présentant (ou pouvant présenter)
des lois physiques différentes. La vie et l'intelligence
n'en seraient pas exclues par principe, en fonction des définitions
données à ces propriétés. Mais
leurs formes nous seraient profondément étrangères.
Une méta-théorie ou méta-loi continuerait
cependant à régir l'ensemble. A des niveaux
encore plus grands de complexité, correspondant par
exemple aux différents embranchements apparaissant
suite à la réduction de la fonction d'onde quantique
dans l'interprétation d' Everett, le paysage serait
encore plus diversifié et ondoyant – diapré,
selon l'expression d' Aurélien Barrau.
Cette
typologie n'a pas pour objet de mettre en question
l'existence du multivers. Les différentes théories,
nous dit l'auteur, prédisent son existence
sans ambiguïtés. Le multivers n'est pas
une théorie, mais une prédiction faite par
un certain nombre de théories. Il faut donc envisager
les différents indices observationnels qui permettraient
de confirmer ou infirmer cette prédiction et donc
de valider les théories ayant abouti à elle.
Pourquoi
prédire le multivers ? A l'inverse, pourquoi
ne pas le prédire ?
Aurélien
Barrau rappelle que, pour beaucoup de personnes, il n'y
a pas de raisons de faire des prévisions sur le multivers
puisque ces prévisions, pour le moment, ne peuvent
être vérifiées. Il faudrait donc s'en
tenir à une vision étroite des choses, ne
permettant aucune heuristique. Mais il pose la question
autrement : pourquoi ne pas prédire le multivers
? Il rappelle que de telles prédictions sont les
conséquences les plus simples et les plus élégantes,
au regard du rasoir d'Ockham, découlant des
principales théories contemporaines. Mais, bien plus,
elles sont dans la logique même de la cosmologie.
Celle-ci passe progressivement de prédictions relatives
à des objets entrant dans notre champ instrumental,
par exemple les astres visibles, jusqu'à des
prédictions relatives à des objets hors de
notre cône de visibilité, soit qu'ils
n'y soient pas encore entrés, soit qu'ils
en soient sortis. Faudrait-il renoncer à les traiter
en objets d'étude ? De proche en proche, en
suivant cette démarche, il est légitime d'en
arriver à étudier le multivers et au sein
de celui-ci, des objets qui risquent de n'être
jamais observables par nous, ni même concevables en
détail.
La
question de la vérification expérimentale
de la prédiction sur le multivers soulève
d'immenses difficultés méthodologiques
et pratiques, dont l'essai nous donne un aperçu
vertigineux. Mais elle n'est pas impossible. L'apparition
de nouveaux instruments, tel que le LHC du CERN précité
ou l'observation satellitaire du ciel donnera de nouveaux
indices. La difficulté la plus grande n'est
donc ni méthodologique ni pratique. Elle est bien
plus fondamentale encore. Elle oblige à une nouvelle
révolution épistémologique de grande
ampleur, celle qui impose non seulement de nouvelles conceptions
des contenus de connaissances, mais de nouvelles conceptions
relatives à ce qu'est la connaissance scientifique
elle-même. Notre
cerveau a évolué – comme celui des animaux
d'ailleurs - de façon à nous donner
des vues cohérentes et unifiées de notre environnement,
sans lesquelles la survie ne serait pas possible. Face à
des informations nouvelles sur le monde qui obligeraient
à se représenter des arrières mondes
ne répondant à aucunes des exigences logiques
auxquelles nous sommes habitués, il a beaucoup de
mal à s'adapter.
Mais
pourquoi, dira-t-on, devrait il s'adapter ? Nous ne
vivrons ni mieux ni plus mal en restant persuadés
que l'univers s'arrête aux limites du
visible. Une des réponses à cette question,
que suggère l'essai d'Aurélien
Barrau, est que la science, comme toute activité
caractérisant le vivant, que ce soit la prolifération
bactérienne ou l'art, ne peut s'auto-limiter.
Constamment, elle remet en cause ses acquis et dépasse
ses frontières. Nous sommes en fait emportés
par un flot qui nous dépasse et auquel, que nous
le voulions ou non, nous sommes obligés de céder.
Mieux vaut donc en prendre conscience et s'y résoudre,
plutôt que se laisser enfermer dans des a priori cognitifs
devenus sans issus.
Les
dernières pages de l'essai constituent une
remarquable illustration d'une conception d'un
multivers, le nôtre, où tout est possible et
où tout ce qui est possible a lieu. La science y
rejoint le merveilleux, l'une appuyant l'autre
et réciproquement. Nous ne les paraphraserons pas,
encourageant au contraire notre lecteur à s'y
reporter, sans se laisser rebuter par d'inévitables
difficultés mettant à rude épreuve
la façon traditionnelle de penser.
Questions
Le
thème du multivers est si riche et si nouveau que
les questions abondent, pertinentes ou non. Sans prétendre
épuiser le sujet, en voici quelques-unes:
-
Peut-on envisager que se produisent, même avec une
probabilité infime, des évènements
marquant l’irruption dans notre monde macroscopique
de fluctuations venues d’un infra-monde ? On retrouve
là l’hypothèse des « cerveaux
de Boltzmann » que nous avions évoqué
dans un article précédent. Cette dernière
concerne le monde quantique 10).
-
Plus généralement, que devraient être
les conséquences sur les comportements scientifiques
quotidiens de la révolution paradigmatique découlant
de l’ouverture à la physique du multivers ?
Faudrait-t-il en revenir à l’anarchisme épistémologique
recommandé par Paul Feyerabend ? Cela se traduirait
par une plus grande attention à l’insolite
et plus généralement par la multiplication
des hypothèses. Le coût en serait important
mais les bénéfices pourraient être très
grands. La question doit d’abord être posée
en ce qui concerne les sciences physiques, mais elle peut
aussi l’être dans l'ensemble des domaines scientifiques.
On ne devra pas se cacher cependant qu’une telle ouverture
stimulerait l’imagination de tous les vendeurs de
fausses sciences et de tous les faiseurs de miracles. Il
faudra consacrer beaucoup d’argent et de temps à
les combattre par des arguments scientifiques.
-
Ne devrait-on pas, en étendant cette réflexion,
se poser la question de ce que l'on pourrait appeler le
statut cosmologique du cerveau. Elle nous parait si importante
que nous nous étonnons de voir qu'elle ne semble
pas préoccuper les cosmologistes, comme s'ils oubliaient
que c'est leur cerveau qui pense à leur place 11).
Par cerveau, nous désignons l'organe cérébral
lui-même, que ce soit celui de l'homme, de l'animal
ou du robot intelligent. On peut l'étendre au réseau
d'échanges d'information qu'il tisse avec ses semblables.
Nous disons bien cerveau et non esprit ou conscience qui
ne sont que des manifestations du fonctionnement de l'organe.
Nous préférons d'ailleurs éviter ici
ces termes d'esprit et de conscience car employés
sans précautions, ils ouvrent la porte à toutes
les dérives spiritualistes.
S'interroger
sur le statut cosmologique du cerveau consiste à
se demander comment un organe certes très complexe
mais fini peut créer des modèles ou simulations
de mondes s'étendant sur des milliards d'années
lumière, voire imaginer des univers multiples infinis
ne présentant aucune référence avec
ce que ce même organe est habitué à
traiter. C'est tout le problème, dira-t-on, de l'apparition
d'entités dites intelligentes dans le cosmos. Peut-être.
Mais justement. Les systèmes d'informations que créent
ces entités ont-ils un rôle dans l'évolution
cosmologique? Les cerveaux créent-ils de nouveaux
univers qui s'ajouteraient à ceux déjà
existants? Seraient-ils, d'une façon qui resterait
à montrer, organisés en fonction de méta-lois
régnant dans les infra-univers, ce qui leur permettrait
d'en parler avec pertinence ? Et si oui, comment ces méta-lois
pourraient-elles influencer en quoique ce soit leur organisation
ou leur fonctionnement? De telles suggestions risquent de
conduire de nouveau certains à évoquer l'existence
d'une divinité qui inspirerait le monde global. Mais
il va de soi que nous voudrions nous limiter à poser
la question en termes scientifiques.
-
Sur un plan plus pratique, ne faudrait-il pas envisager
la réalisation de systèmes artificiels simulant
le multivers. On évoque souvent, comme l’a
rappelé Aurélien Barrau, la possibilité
que notre monde soit une simulation se déroulant
à l'intérieur d'un univers plus important,
tel qu'un Trou noir en expansion. Nous pensons que, sans
nécessairement approfondir cette hypothèse,
les cosmologistes défendant la thèse du multivers
devraient, aujourd'hui ou plus tard, essayer d’en
simuler sur ordinateur telle ou telle version. Laisser ces
systèmes évoluer librement pourrait sans doute
enseigner beaucoup de choses. De plus, des multivers artificiels
pourraient interagir avec les consciences artificielles,
proches ou différentes de la conscience caractérisant
les animaux et les humains, qui sont en cours de réalisation
dans les laboratoires. L'apparition de ces dernières
dans la vie quotidienne, sauf catastrophes, se produira
dans les prochaines décennies. Elles créeront
peut-être aussi leurs propres univers.
Post
scriptum: Nous avons reçu d' Aurélien
Barrau, à qui nous avions soumis le texte ci-dessus
en relecture, le commentaire suivant:
"
Je suis impressionné par cette synthèse et
les interrogations profondes qui la suivent. Mais peut-être
pourriez-vous ajouter à propos des multivers que
l'un des points centraux, à mon sens, de cette approche
vient de ce qu'elle conduit inéluctablement à
des mondes "merveilleux" (au sens strict qui n'est
évidemment ni le magique ni le miraculeux, on demeure
dans l'ordre naturel) car invisibles et pluriels mais que
ces derniers apparaissent comme une conséquence d'un
raisonnement purement scientifique et déductif. Autrement
dit, c'est une nouvelle forme de genèse du mythe.
Celle-ci est d'autant plus magnifique qu'elle peut effectivement
être mise à l'épreuve d'une façon
(contrairement à ce qui est souvent dit) strictement
analogue dans ses fondements à ce qui se pratique
dans la science "usuelle" au sein d'un monde unique.
« Ce n'est pas le moindre des charmes d'une théorie
que d'être réfutable » disait le grand
Nietzsche, bien avant Popper !".
A.B. 07/10/07
Notes
(1) L'histoire de cette extraordinaire
image, dite « Flat-Earth Wood Cut » mériterait
à elle seule toute une étude. Elle a été
popularisée par Camille Flammarion dans son Astronomie
populaire de 1888: un audacieux astronome découvre
que la Terre n'est pas plate et qu'elle est entourée
d'un grand nombre d'astres orbitant d'elle. Mais curieusement,
ce n'est pas le système solaire seul que découvre
l'astronome, mais la galaxie, sinon le cosmos tout entier.
Le système solaire et les étoiles proches
sont en effet représentés sur la première
sphère, celle de l'univers visible de la Terre.
Le regard de l‘astronome va bien au-delà.
Il embrasse une pluralité de mondes, d'ailleurs
différents les uns des autres. On peut donc dire
que l'image préfigure la vision moderne des univers
multiples.
Mais qui fut l'auteur de cette gravure sur bois, coloriée
après coup ? Les quelques recherches que j'ai pu
faire rapidement ne me permettent pas de conclure. S'agit-il
d'une œuvre des XVIIe ou XVIIIe siècles, reprise
par Flammarion, ou d'une création originale de
ce dernier ?
Quoi qu'il en soit, la gravure par son puissant pouvoir
évocateur a été utilisée de
nombreuses fois depuis, en illustration d'ouvrages très
différents. Elle a même servi de logo commercial.
Nous pouvons dire qu'il s'agit d'un « mème
» dont le pouvoir d'auto-réplication darwinien
ne cesse de s'exercer. La preuve en est que nous la reprenons
nous-mêmes, après Aurélien Barrau,
lui donnant ainsi la possibilité de contaminer
de nouveaux esprits. Sur ce sujet, voir http://homepage.mac.com/kvmagruder/flatEarth/
(2)On retrouve, appliquée
à une toute autre échelle, l'apostrophe
de Laplace : je n'ai pas besoin de Dieu dans mes équations.
(3)
Sur l'histoire des sciences dans la Grèce Antique
existent de nombreux sites consultables sur Internet.
Celui de Michaël Lahanas nous a paru offrir une bonne
introduction (anglais) http://www.mlahanas.de/Greeks/Greeks.htm
(4) Il faudrait pour bien faire parler
d'hypothèse plutôt que de théorie.
Une théorie, dans le langage courant, suppose que
de nombreuses preuves expérimentales démontrent
la validité de ses hypothèses, au moins
dans les limites de celle-ci. Mais le terme de théorie
est généralement utilisé sans de
telles précautions. On parle couramment de la théorie
des cordes, dont les preuves expérimentales manquent
encore. Mais, comme nous le verrons, présenter
les cordes ou les supercordes comme des théories
signifie que l'on ne renonce pas à leur trouver
des démonstrations expérimentales. A l'inverse,
on ne parlerait pas d'une théorie du ciel et de
l'enfer.
(5) Nous expliquons, dans l'éditorial
de ce numéro, qu'après avoir été
nous-mêmes très sceptiques face aux assertions
de la théorie des supercordes, nous sommes désormais
convertis (eh oui) à l'idée que l'homme
moderne pourrait avoir grâce à elle une occasion
exceptionnelle d'élargir ses conceptions du monde,
de la science et bien entendu, du matérialisme
scientifique…le tout sans verser dans la métaphysique.
(6)
Nous avons dans notre propre ouvrage «Pour un
principe matérialiste fort», utilisé
le terme bien connu de réalisme pour qualifier
un tel postulat, retenant celui de non-réalisme
ou constructivisme pour désigner la démarche
du cerveau humain par laquelle il construit, à
partir d'entrées sensorielles qui sont ce qu'elles
sont sur le moment, un modèle du monde pouvant
lui servir de repère comportemental.
(7) Voir NewScientist : Parallel
universes born again 22 septembre 2007, p. 6.
(8) D'autant moins que les énergies
mises en jeu aux premiers instants excèdent largement
ce que peuvent produire les accélérateurs
actuels.
(9) L'auteur a longuement discuté
dans l'essai les diverses versions du principe anthropique
physique (c'est-à-dire à l'exclusion de
sa version téléologique qui n'intéresse
pas la science).
(10)Voir http://www.automatesintelligents.com/echanges/2007/aout/boltzmann.html
(11)Voir Chris Frith, Making
up the Mind. How the Brain Creates our Mental World
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2007/juil/frith.html
Retour
au sommaire