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Publiscopie
Making
up the mind
How
the Brain Creates our Mental World
par Christopher D. Frith
Blackwell Publishing 2007
Présentation
et commentaires par Jean-Paul Baquiast 29/07/07
On pourrait penser que le dernier livre de Chris Frith,
Making up the Mind, fait partie des nombreuses
publications de vulgarisation qui montrent comment le cerveau,
normal ou pathologique, peut déformer la réalité.
Les figures provoquant des illusions d’optiques ou
des différences d’interprétation selon
l’instant, comme l’ultra-célèbre
squelette du cube, font évidemment partie de cette
psychologie amusante.
Mais
se limiter à ce regard superficiel représenterait
une erreur profonde. Nous pensons pour notre part que l’ouvrage,
bien que clair et facile à lire, constitue une des
thèses « monistes » la plus radicale
à ce jour. Nous voulons dire par là qu’il
constitue une analyse particulièrement pertinente
enlevant toute crédibilité scientifique, s’il
en restait, aux arguments spiritualistes ou dualistes selon
lesquels l’esprit et la conscience sont chez l’homme
d’une essence distincte de celle de la matière
cérébrale. L’auteur ne se cache pas
d’être matérialiste, affirmation qui
suppose aujourd’hui un certain courage face à
la remontée des intégrismes religieux, y compris
en Grande Bretagne. Mais il ne présente pas dans
ce livre un argumentaire en faveur du matérialisme
philosophique. Il se borne à relater avec beaucoup
de modestie épistémologique ce que l’expérimentation
scientifique montre aux psychologues évolutionnaires
tels que lui. Cette expérimentation s’appuie
évidemment, non seulement sur une solide expérience
hospitalière mais, comme le prouvent les nombreuses
citations accompagnant l’ouvrage, sur l’imagerie
cérébrale qui est aujourd’hui le complément
indispensable à l’observation clinique lorsque
l’on veut analyser le fonctionnement du cerveau inclus
(embodied) dans le corps – ceci aussi bien
chez l’animal que chez l’homme.
Nous
avons précédemment rendu compte d’observations
et de thèses analogues, notamment en présentant
cette année les derniers livres de Lionel
Naccache et de Gerald
Edelman. Qu’ajoute à cet égard celui
de Chris Frith ? Nous pourrions dire qu’il formule
avec ce que l’on pourrait appeler une clarté
particulièrement aveuglante la thèse fondamentale
de la psychologie évolutionnaire, qui devrait semble-t-il
s’imposer à tous ceux qui prétendent
discourir scientifiquement sur le cerveau, l’esprit,
la conscience et le prétendu libre-arbitre. Nous
avons plusieurs fois formulé cette thèse dans
cette revue, en rendant compte des travaux sur ces thèmes.
Elle inspire également notre dernier livre. Comment
formuler cette thèse ?
L’auteur
en donne un résumé dans le prologue (p. 17).
Résumons nous-mêmes son propos : «
La distinction entre le mental et le physique est fausse.
Il s’agit d’une illusion créée
par le cerveau. Tout ce que nous savons du monde physique,
de notre propre corps et de notre monde mental, vient de
notre cerveau. Mais nous n’avons pas de relations
directes avec les objets ou les idées. En nous cachant
le travail de (re)construction du monde auquel il procède,
notre cerveau nous donne l’illusion de cette relation
directe. Il nous fait croire également que notre
monde mental est indépendant du monde et nous appartient
en propre. A travers cette double illusion, nous nous ressentons
(à tort) comme des « agents » capable
d’une action autonome sur le monde. Dans le même
temps cependant notre expérience du monde, construite
par le cerveau, a été partagée depuis
des millénaires par des organismes analogues aux
nôtres, d’où est née la culture
humaine qui à son tour modifie le fonctionnement
du cerveau sans qu’il s’en rende compte »
.
On
trouvera peut-être ce résumé un peu
obscur, tant du moins que l’on n’aura pas lu
le livre en détail, comme il se devrait. Nous allons
donc essayer de paraphraser l’argumentaire de l’auteur,
en espérant ne pas trop déformer sa pensée.
Nous avons situé délibérément
cette paraphrase dans l’histoire de l’évolution
des êtres vivants, alors que Chris Frith s’est
plus particulièrement centré, concernant l’élaboration
de l’esprit, sur le rôle joué chez l’homme
par le cerveau. Mais toute son analyse, comme il se doit
de la part d’un psychologue évolutionnaire,
trouve ses fondements dans l’histoire d’une
évolution biologique s’étant poursuivie
sans véritable solution de continuité pendant
des centaines de millions d’années.
La
création du monde mental par le cerveau
Les
organismes vivants élémentaires se sont différenciés
du monde physique en acquérant une membrane, un milieu
intérieur, puis des organes sensoriels et effecteurs
complétés d’un système nerveux
coordonnateur et centralisateur. Chez les organismes plus
évolués, le système nerveux s’est
trouvé doté d’un organe, le cerveau,
capable de conserver la trace neuronale des expériences
vécues par l’organisme en interaction avec
son milieu.
Le
propre de la vie est de se développer sans cesse,
en fonction des sources d’énergie disponibles
et des résistances du milieu. Chaque type d’organisme,
que ce soit au niveau de l’espèce (génotype)
ou de l’individu (phénotype), explore donc
incessamment son environnement sur le mode dit des essais
et erreurs. Un certain nombre de tentatives échouent
et disparaissent. D’autres réussissent et sont
conservées. On dit qu’elles sont sélectionnées
par l’évolution. C’est l’ensemble
de ces solutions réussies et conservées que
mémorisent, sur le long terme, les gènes de
l’espèce et sur le court terme, dans le temps
de sa vie, le corps et le cerveau de chaque individu.
Sur
le plan anatomique, le corps propre à telle ou telle
espèce peut être considéré comme
un modèle « en creux » du milieu dans
lequel cette espèce se développe. Si tel animal
est doté d’yeux, par exemple, je peux en conclure
que le milieu où il vit comporte des sources émettant
des photons, lesquelles sources signalent la présence
d’aliments à exploiter ou de dangers à
éviter. Les animaux dépourvus d’yeux,
par contre, qui survivent en utilisant d’autres sens,
tel l’odorat, nous révèlent que leur
habitat est obscur : cavernes ou terriers souterrains. En
examinant l’animal, nous pouvons obtenir des modèles
descriptifs de l’environnement auquel il s’est
progressivement adapté, sans avoir à étudier
directement cet environnement.
Dans
sa globalité, le milieu naturel est constitué
d’un enchevêtrement de particules et de forces
dont aucun organisme vivant n’est capable de modéliser
les interactions de façon exhaustive. Par contre,
chaque espèce, du fait même qu’elle a
réussi à survivre dans un environnement particulier
auquel elle s’est adaptée, obtient du fait
de son organisation corporelle une description pertinente
de la partie limitée du milieu naturel avec laquelle
les individus de cette espèce interagissent. Pour
l’espèce, la question de la vérité
de cette description ne se pose pas. Elle est forcément
vraie. Mais la portée du modèle se limite
à la façon dont les organes sensoriels dont
disposent les représentants de cette espèce
perçoivent les relations entre particules et forces
propres au milieu particulier dans lequel vit celle-ci.
Chaque espèce ne s’intéresse, de fait,
qu’au modèle décrivant le milieu précis
avec lequel elle interagit. La « vérité
» ou pertinence du modèle peut cependant être
améliorée en permanence. Du fait des mutations
génétiques, l’organisme produit de nouvelles
hypothèses sur son environnement, dont certaines
se révèleront « vraies », en ce
sens qu’elles amélioreront son adaptation,
et d’autres « fausses », en ce sens qu’elles
entraîneront sa mort.
Comprendre
ceci, sur lequel Chris Frith n’insiste peut-être
pas assez, est indispensable pour comprendre le rôle
du cerveau en tant qu’organe améliorant l’interaction
du corps avec le milieu. La relation des organismes dotés
d’un cerveau avec le milieu dans lequel ils vivent
n’est pas différente de celle établie
par les espèces dont le système nerveux est
plus simple ou qui n’ont pas de système nerveux.
Cependant le cerveau apporte une dimension supplémentaire
en ce sens qu’il permet de mémoriser sous forme
d’associations neuronales les résultats de
l’expérience acquise par l’organisme
en interaction avec son milieu. Le cerveau devient donc
le support d’un modèle du monde beaucoup plus
complet et flexible que celui résultant de l’organisation
corporelle proprement dite. Ce modèle suscite les
réactions les plus appropriées à la
survie. Ainsi, au lieu de réagir en direct aux informations
venues du monde extérieur, comme le fait une bactérie
se dirigeant vers un milieu riche en aliments dès
qu’elle a perçu les signaux en provenant, l’animal
disposant grâce à son cerveau d’un modèle
plus complexe du monde, acquis par expérience, pourra
faire appel aux stratégies de recherche de nourriture
qui auront été mémorisées dans
son cerveau comme s’étant révélées
les plus efficaces en fonction des circonstances.
L’organisation
neurologique du cerveau de chacune des espèces, comme
celle de leur corps, a résulté de l’histoire
évolutive de ces espèces. Ainsi les cerveaux
des prédateurs sont-ils plus aptes que ceux des végétariens
à identifier le mouvement, puisque, au fil des temps,
la réception d’images mobiles a été
associée pour les premiers à la présence
de proies éventuelles. Encore faut-il que les capacités
cérébrales acquises par l’évolution
et transmises génétiquement soient mises en
œuvre au cours d’un apprentissage individuel.
Elles ne s’expriment que rarement à la naissance.
C’est au cours d’une éducation personnelle,
toujours sur le mode essais et erreurs, que le cerveau du
jeune individu apprendra à construire le modèle
du monde le plus apte à garantir la survie de celui-ci.
L’apprentissage se poursuit d’ailleurs tout
au long de la vie.
La question de la « vérité » ou
pertinence du modèle du monde conservé par
le cerveau ne se pose pas davantage que celle du modèle
du monde correspondant à l’organisation corporelle.
Le cerveau fait en permanence des prédictions sur
le monde, que l’organisme met à l’épreuve.
Les prédictions améliorant l’adaptation
de l’organisme sont conservées et sont donc
« vraies » pour lui. Les autres disparaissent.
Nous verrons ci-dessous que, si l’on transpose la
question de la vérité au niveau des connaissances
collectives détenues par l’espèce, la
même problématique se retrouve. Le modèle
collectif du monde ne renvoie pas à des vérités
absolues, mais à des connaissances permettant à
l’espèce de s’adapter au mieux ici et
maintenant. Ce sont les seules vérités ayant
un sens pour l’espèce.
Le
cerveau des espèces supérieures, celui de
l’homme en particulier, est donc devenu avec le temps
le support de modèles du monde décrivant le
milieu dans lequel chacune de ces espèces se trouve
plongée. Comme le montre Chris Frith, ce mécanisme
ne fonctionne pas toujours parfaitement. Un cerveau, qu’il
soit sain ou, à plus forte raison, endommagé,
peut créer des représentations qui ne correspondent
pas aux signaux que reçoivent les organes sensoriels.
A l’inverse, il peut recevoir de bonnes informations
mais ne pas les intégrer au modèle global
du monde qu’il fournit à l’individu.
Mais, même lorsqu’il fonctionne normalement,
le cerveau ne décrit jamais le monde tel qu’il
serait aux yeux d’un observateur extérieur
omniscient. Il produit, toujours par essais et erreurs,
une vision « hallucinée » du monde (Chris
Frith parle de fantasy » ou « fantasme »)
qui détermine les décisions que prend l’organisme
tout entier pour optimiser son adaptation au monde. Il s’agit
par ailleurs d’un processus de regroupement statistique
des informations pertinentes, par lequel le cerveau échappe
à l’envahissement des détails perçus
en permanence par les organes sensoriels.
Si
l’hallucination se révèle pertinente,
elle est conservée. Sinon, elle disparaît et
parfois, avec elle, le cerveau et l’individu qui l’ont
générée. Ainsi, face à une crevasse
qu’il faut franchir pour échapper à
un prédateur, le cerveau de tel individu peut estimer
à la suite d’expériences précédentes
que l’exploit est faisable. Il génère
en conséquence une représentation sur le mode
hallucinatoire le décrivant en train d’accomplir
et réussir le saut. Le corps, déterminé
par cette vision, commande les gestes nécessaires.
Mais l’exploit ne réussit pas à tous
les coups. L’inadéquation entre le modèle
et le milieu réel peut se payer durement. Tout ceci
se déroule évidemment sur un mode purement
déterministe. A aucun moment, ni le cerveau ni le
corps de l’individu ne prennent de décisions
qui ne seraient pas déterminées par des enchaînements
antérieurs de causes et d’effets. Autrement
dit, évoquer la « liberté » du
décideur, au sens où les spiritualistes parlent
de libre-arbitre, n’aurait aucun sens.
Les
modèles collectifs du monde et le Moi
Les
psychologues ont tendance à étudier le fonctionnement
du cerveau chez l’individu, en oubliant que celui-ci
est le produit d’une évolution génétique
et phénotypique qui se produit au sein du groupe.
Chris Frith rappelle à juste titre que les représentations
neuronales se construisent pour l’essentiel lors des
interactions en miroir des individus entre eux. Chez les
espèces telles que l’espèce humaine
ayant développé des langages dotés
de mots, c’est-à-dire des symboles globaux
pouvant résumer une expérience collective,
les modèles collectifs du monde s’expriment
par l’intermédiaire de ces langages. Le langage
scientifique s’est imposé, chez certains humains
tout au moins, parce que, à l’expérience,
il s’est révélé le plus adéquat
pour produire des prédictions elles-mêmes les
plus efficaces en terme d’adaptation. Il va de soi
que le langage scientifique n’est pas plus «
vrai », dans l’absolu, que toutes les représentations,
conscientes et inconscientes, produites ou utilisées
par un cerveau en bon état de marche. Il est seulement
le plus pertinent de tous pour réaliser des prédictions
effectives, parce qu’il rassemble l’expérience
très vaste de millions d’humains. Sa mise à
jour sur le mode essais et erreurs s’impose cependant,
comme celle de tous les modèles prédictifs
plus restreints.
On
notera à propos des contenus des cerveaux résultant
de l’interaction sociale que l’auteur n’évoque
à aucun moment le concept de « même ».
Sans doute considère-t-il qu’il ne s’agit
pas d’un thème susceptible d’étude
scientifique, avec les instruments qui sont les siens.
Parmi
les créations collectives qui s’imposent de
facto aux cerveaux des individus en interaction sociale
se trouve le Moi. Chris Frith estime qu’il
s’agit d’une illusion de plus créée
par le cerveau, du fait qu’il n’est pas capable
de faire apparaître les multiples liens reliant l’individu
au monde physique et au monde social. Ce sont ces liens
qui déterminent en fait le comportement. Le cerveau
génère donc une nouvelle illusion ou hallucination,
celle d’un Moi se comportant en agent autonome. Mais
ce Moi se borne à entériner avec quelques
instants de retard les décisions prises par l’organisme
tout entier, sous la coordination globale du système
nerveux central et du cerveau. Ces décisions elles-mêmes
ne sont pas libres. Elles découlent de l’enchaînement
complexe des causes et des effets qui s’applique en
permanence à l’individu dans le cours de sa
vie biologique et sociale.
L’illusion
de liberté que ressent le sujet (humain) présente
sans doute quelques avantages évolutionnaires mais
Chris Frith s’avoue incapable de préciser lesquels.
A plus forte raison a-t-il refusé de faire de son
livre une étude de plus sur la conscience, estimant
que ce sujet dépasse les possibilités des
moyens d’observation des neurosciences d’aujourd’hui.
Cette modestie fait tout l’intérêt et
le charme de son livre.
En
conclusion, ce petit livre de 200 pages, riche de références
et de commentaires personnels, constitue une des présentations
les plus séduisantes que nous connaissions des rapport
du mental avec le biologique et le monde extérieur.
Sous un air innocent, il balaie les ratiocinations relatives
à l’âme et au divin qui sous-tendent
encore la plupart des ouvrages de psychologie cognitive.
Mais on ne doit pas se faire d’illusion. La capacité
du cerveau humain à créer des mythes ne se
laissera pas décourager pour autant.