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Article
De la
connaissance à l’action
par
Robert Vallée
Professeur émérite à l’Université
Paris-Nord
Président de la World Organisation of Systems and
Cybernetics
r.vallee (arobase) afscet.asso.fr
Dans
le n°79 de La Revue Automates Intelligents, nous avions
donné une présentation de « Cognition
et système. Essai d’épistémo-praxéologie
» que le professeur Robert Vallée avait publié
en 1995 (L’Interdisciplinaire, Limonest). A notre
demande, il a bien voulu la compléter par l'article
ci-dessous, en insistant sur l’aspect épistémologique
étendu à la décision et à l’action.
Nous l'en remercions vivement. AI
La
cybernétique du second ordre, telle qu’elle
a été proposée par Heinz von Foerster
dans les années 80, insiste sur l’importance
de l’observation : non seulement les systèmes
peuvent être observés mais ils peuvent aussi
observer. Même la simple rétroaction implique
à chaque instant l’observation de l’écart
entre ce qui est réalisé et ce qui est désiré.
Ceci implique un « opérateur d’observation
», au sens mathématique de terme, (Vallée,
1951, « Sur deux classes d’ ‘opérateurs
d’observation’ », Comptes Rendus de l’Académie
des Sciences, t. 233, 1350-1351). Un système, que
nous dirons cybernétique, observe à la fois
son environnement et lui-même. En d’autres termes
il observe l’univers, ou plus précisément
son état, à travers un « opérateur
d’observation » agissant, inévitablement,
sur le passé et le présent des signaux qui
lui parviennent et non pas seulement sur leur présent.
Dans l’observation faite à un instant donné
il y a ainsi une trace des observations passées.
Fondées sur les résultats de l’observation,
des décisions sont prises qui engendrent des actions.
Intervient donc un opérateur de décision qui
transforme l’histoire des observations faites en l’histoire
des décisions prises. Cet opérateur agit sur
le passé et le présent des observations faites.
Les systèmes cybernétiques non seulement observent
mais ils décident. Il y a donc une « cybernétique
du troisième ordre » qui complète celle
du second ordre. En fait, l’observation ne peut être
séparée de la décision et donc de l’action
engendrée. Un système, capable de décider,
modifie son environnement et lui-même. Apparaît
alors une boucle au sein de l’univers constitué
par le système et son environnement. Une synthèse
de l’observation, de la décision et de l’action
paraît nécessaire. Nous proposons de l’appeler
« épistémo-praxéologie »
(Vallée,1975, « Observation decision and structure
transfers in systems theory, », in Progress in Cybernetics
and Systems Research, R. Trappl (ed.), vol.1, 15-20, Hemisphere
Publishing Corporation, Washington) pour montrer le lien
qu’elle établit lien entre l’observation
(la perception), la connaissance au sens le plus large (épistémè)
et l’action (praxis).
Une
présentation plus précise du concept d’
« opérateur d’observation » nécessiterait
un appareil mathématique un peu lourd. Contentons-nous
de dire que si x(t) représente, à l’instant
t, l’état de l’univers (environnement
et système) ou encore que si x est la fonction de
t définie par x(t), l’action de l’opérateur
d’observation O se traduit par y = O(x), où
y est la fonction y(t) décrivant l’évolution
des observations (ou perceptions) faites par le système.
Ainsi y est une « image épistémologique
» de x. De nombreux exemples peuvent être donnés
dans le cas linéaire (filtrage de fréquences
par exemple) qui conduisent à des considérations
algébriques. Le problème de l’indiscernabilité
de deux évolutions x et x’ se présente
en des termes simples. Si l’opérateur O possède
un inverse, à deux évolutions distinctes x
et x’ correspondent deux évolutions perçues
distinctes y = O(x) et y’= O(x’). Par contre
si O ne possède pas d’inverse, ce qui est le
cas général et qui incite à dire que
« la nature a horreur de l’inversibilité
», on peut avoir y = O(x) = O(x’) avec x différent
de x’. Les évolutions x et x’ sont perçues
de la même façon, on peut dire qu’il
a une « indiscernabilité épistémologique
» qui trahit certains traits « subjectifs »
des capacités d’observation du système.
Nous avons ici le point de départ d’une «
épistémologie mathématique »
(Vallée, 1975, cf. plus haut). Poursuivant dans cette
direction, si W est l’ensemble de toutes les fonctions
d’évolution x de l’univers et O(W) l’ensemble
des évolutions y perçues par le système,
on peut dire que O(W) est, métaphoriquement, un «
écran » sur lequel apparaissent les images
y des x. Mais O(W) est généralement muni de
structures intrinsèques, fait qui influence la nature
des structures que le système est « tenté
» d’attribuer à l’ensemble W a
priori amorphe. Ce phénomène, signalé
dans un contexte voisin par Léon Motchane, peut être
retrouvé dans le cadre du formalisme des «
opérateurs d’observation » sous le nom
de ce que nous appelons « transfert inverse de structures
».
Ce
processus de transfert inverse n’est pas sans rapport
avec la métaphore de la caverne de Platon, proposée
dans « La République ». Dans ce lieu
souterrain vivent des hommes, enchaînés depuis
l’enfance, capables seulement d’observer ce
qui est en face d’eux au fond de la caverne. Dans
la direction opposée, derrière ces prisonniers,
se trouve un feu et entre ce feu et eux-mêmes il y
a un mur le long duquel se déplacent des statues
et des objets portés par des gens cachés par
le mur. Les hommes enchaînés voient seulement
les ombres projetées sur le fond de la caverne qui
joue le rôle d’un écran. Leur connaissance
de l’univers se réduit à ces ombres
mouvantes et quand ils entendent des sons ou des voix, ils
croient qu’ils proviennent des ombres elles-mêmes.
Cette partie optique de la métaphore qui considérée
dans sa totalité a pour but ultime la théorie
des « idées » proposée par Platon,
peut être vue comme une présentation de la
perception imparfaite engendrée par un « opérateur
d’observation ». Deux objets différents
peuvent avoir la même ombre, la structure même
du fond de la caverne est transférée subjectivement
aux objets, ne serait-ce que sa bi-dimensionalité
et ses irrégularités. D’autres métaphores
philosophiques pourraient être invoquées, par
exemple celle des verres colorés de Kant, mais aucune
n’a la force, ni la poésie, de celle de Platon.
Comme
nous l’avons dit, un système cybernétique
est aussi capable de décider. L’opérateur
d’observation O transforme la fonction x, décrivant
l’évolution de l’univers (environnement
et système), en la fonction y décrivant l’évolution
des perceptions du système. De la même façon
l’opérateur de décision D, agissant
sur y, donne la fonction z décrivant l’évolution
des décisions prises z = D(y). Celle-ci est une fonction
de commande des effecteurs du système. On peut estimer
artificiel de considérer les opérateurs O
et D séparément et plus réaliste de
s’intéresser à leur action conjointe.
En effet x donne y et y donne z = D(y) = DO(x). Si nous
représentons le produit DO par un opérateur
unique P, que nous appelons « opérateur pragmatique
», nous avons z = P(x). P donne une « image
pragmatique » z de x, c'est-à-dire une description
de l’évolution x de l’univers, comme
le fait y. Mais ici c’est le langage des décisions
et non plus celui des perceptions qui est utilisé.
D’un point de vue mathématique les propriétés
de P sont analogues à celles de O : « indiscernabilité
pragmatique », « transfert inverse pragmatique
» qui sont autant de concepts importants de l’
« épistémo-praxéologie ».
Le
« système cybernétique », que
nous avons considéré, observe l’environnement
et lui-même (donc l’univers), décide
et agit sur l’environnement et lui-même. Mieux,
il observe l’univers à travers une partie de
lui-même, de même quand il agit, circonstances
favorables à quelque « harmonie préétablie
». Par ailleurs ce système cybernétique
est un sujet qui observe un objet (l’environnement)
et qui, s’observant lui-même, est aussi objet.
C’est donc un « sujet-objet » et non un
simple sujet comme dans l’épistémologie
et la praxis classique. Ses capacités d’observation
et d’action sont limitées par les défauts
des opérateurs d’observation, de décision
et aussi par les infirmités des opérateurs
d’effection. Cas extrèmes : un organe de la
vue ne peut se voir, un organe du tact se toucher. À
l’observation, la décision, et l’action
sont attachées des valeurs particulières :
le vrai, le justifié, le réalisable. L’accès
à ces valeurs ne peut être que partiel, compte
tenu de ce que nous venons de dire des opérateurs
concernés. Néanmoins, même si le système
cybernétique observe, décide et agit de façon
imparfaite, il transforme et l’environnement et lui-même.
Le sujet en co-évolution avec l’objet participe
à une auto-construction de l’univers qu’ils
constituent. Il y a là ce que nous pouvons appeler
un « constructivisme bien tempéré »,
loin de tout solipsisme.