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Douglas
Richard Hofstadter (né le 15 février
1945) est un universitaire américain. Il est
connu surtout pour son ouvrage Gödel, Escher,
Bach, les brins d'une guirlande éternelle,
publié en 1979, et qui obtint le Prix Pulitzer
en 1980. Ce livre, donc le titre est souvent abrégé
en «GEB», a inspiré des milliers
d'étudiants à se lancer dans une carrière
dans les domaines de l'informatique et de l'intelligence
artificielle.
Fils
du prix Nobel de physique Robert Hofstadter, il a
obtenu son doctorat en physique de l'université
de l'Oregon en 1975. Il est actuellement (2005) professeur
de sciences cognitives et d'informatique, professeur
adjoint d'histoire et de philosophie des sciences,
philosophie, littérature comparée et
psychologie à l'université de l'Indiana
à Bloomington, où il dirige le Centre
de Recherche sur les Concepts et la Cognition (Center
for Research on Concepts and Cognition site web).
Ses
domaines d'intérêts comprennent les sujets
relatifs à l'esprit, la créativité,
la conscience, la référence à
soi-même, la traduction et les jeux mathématiques.
À l'université de l'Indiana à
Bloomington, il a été co-auteur, avec
Melanie Mitchell et d'autres, d'un modèle de
«perception cognitive de niveau supérieur»,
Copycat, ainsi que de plusieurs autres modèles
cognitifs et de reconnaissance d'analogies.
Pour
en savoir plus
Page personnelle http://www.cogs.indiana.edu/people/homepages/hofstadter.html
Wikipedia (français)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Douglas_Hofstadter
GEB Edition française,
supervisée par l'auteur, InterEditions 1985.
Edition originale, Basic Books, 1979.
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Texte en discussion interne
Comme beaucoup de ceux qui avaient étudié
l'informatique et les logiques computationnelles
dans les années '70, j'avais entendu
parler de Douglas Hofstadter et de son libre Gödel,
Escher, Bach en termes extatiques par ceux d'entre
nous qui avaient eu la chance de faire des séjours
dans une université américaine. Selon eux,
on trouvait « TOUT » dans le GEB anglais.
Mais ayant eu l'ouvrage entre les mains, j'y
avais vite renoncé. D'abord parce que la
langue, avec les innombrables néologismes inventés
par l'auteur, me paraissait quasiment incompréhensible.
D'autre part et surtout parce que, à part
quelques passages suscitant la curiosité, et de
belles illustrations, il me semblait ne mener à
rien. Je me suis cependant procuré l'édition
française dès sa parution.
J'ai évidemment alors mieux compris la pensée
de l'auteur et ses multiples détours, mais
là encore, le livre me paraissait trop éloigné
de la rigueur cartésienne pour que je puisse y
pénétrer en profondeur. Je me suis borné
à le survoler, sans rien en retenir de marquant.
Cette incompréhension était sans doute entièrement
de ma faute, mais je dois dire, aujourd'hui encore,
que bien que GEB figurât dans ma bibliothèque,
je n'aurais pas eu l'idée de le rouvrir,
s'il je ne m'étais pas mis moi-même
en devoir de faire pour Automates Intelligents une chronique
du dernier livre de Douglas Hofstadter, I am a Strange
Loop, en conséquence de la lecture d'un
entretien avec l'auteur publié par le NewScientist
le 29 mars 1997.
Ayant depuis quelques années parcouru beaucoup
d'ouvrages sur la conscience, lesquels m'avaient
inspiré, outre divers articles pour notre revue,
le chapitre Conscience de mon dernier livre, Pour
un principe matérialiste fort, j'étais
en effet curieux de voir ce que pouvait en dire Douglas
Hofstadter. Je me demandais, connaissant à la fois
le côté apparemment un peu « sentimental
lyrique » de l'auteur et la montée
en Amérique de toutes les formes de spiritualisme,
dont les plus douteuses, s'il n'avait pas
rejoint la vaste cohorte des Born Again, ceux
qui redécouvrent Dieu et s'efforcent de justifier
cette redécouverte en alignant des arguments pseudo-scientifiques.
Dieu merci, il n'en était rien. Ma philosophie
moniste, selon laquelle l'esprit et la conscience
procèdent de la matière, s'est trouvée
renforcée, s'il en était besoin –
il n'en était pas besoin – à
la lecture du livre. Il est vrai que si j'avais
lu auparavant – ce que je n'avais pas fait
– The Minds' I écrit avec
Daniel Dennett en 1981, Metamagical Themas (1985)
et Fluid Concepts and Creative Analogies (1995),
oeuvres précédentes de l'auteur, je ne me
serais pas inquiété de son éventuelle
conversion.
Certes, dans I am a Strange Loop, Douglas Hofstadter
reste fidèle à sa façon d'inventer
un vocabulaire et des exemples analogiques censés
éclairés la pensée mais qui selon
moi ne s'imposent pas et compliquent plutôt
la lecture. De même, il agace un peu car il est
manifestement très naïvement imbu de lui-même
et de son moi, même s'il nous explique –
j'y reviendrai- que le Moi est une hallucination.
On ne peut pas ignorer en le lisant à quel point
il a été précoce, découvrant
la mathématique et la musique à l'âge
ou les autres enfants lisent encore Tintin. Mais le lecteur
lui pardonnera ces petits accès de vanité
en considérant la sincérité qu'il
met dans ses convictions altruistes et sa grande bonne
volonté à s'ouvrir aux autres. Il
est par exemple strictement végétarien,
afin de respecter la vie des animaux susceptibles d‘héberger
des états conscients, fut-ce de façon fugitive.
De même, il connaît et aime l'Europe
et les Européens, contrairement à beaucoup
de ses compatriotes. Mais c'est surtout sa très
grande culture, littéraire, musicale et scientifique
que l'on admirera. Manifestement, aucune des avancées
récentes des sciences dites de la complexité,
allant de la physique quantique à la biologie et
aux sciences cognitives, ne lui ont échappé.
I
am a Strange Loop en
bref
Venons en maintenant à l'essentiel du livre. Le
message principal qu'il comporte est le refus de toute forme
de dualisme, c'est-à-dire d'une idée selon
laquelle (je cite p. 357) « au dessus ou à
côté des entités physiques gouvernées
par les lois physiques, existerait une Essence universelle,
appelée « conscience » qui serait une
propriété de l'univers invisible, non mesurable,
non détectable, possédée par certaines
entités et non par d'autres ». Il reconnaît
que cette Essence, proche de ce que les religions occidentales
nomment l'âme, est très séduisante.
Elle est en accord avec nos perceptions quotidiennes, selon
laquelle il faut distinguer entre l'animé et l'inanimé
et, d'autre part, au sein du monde animé lui-même,
entre le Moi et les Autres. Douglas Hofstadter remarque
à juste titre que si ce Moi conscient est une émanation
de la Conscience universelle, magiquement attribuée
à chaque humain à sa naissance, il n'y a pas
lieu de s'étonner que la conscience humaine puisse
expliquer tant de mystères, Dieu se tenant derrière
en renfort. Les recherches scientifiques visant à
comprendre la conscience, le Moi et le monde lui-même
en termes rationnels perdent tout intérêt.
Ce refus du dualisme n'est pas pour nous d'une
grande originalité, même s'il doit
être renouvelé devant les résurgences
du spiritualisme dans les sciences et la volonté
d'explique l'inconnu par de mystérieuses
essences extra-matérielles renvoyant en fait aux
descriptions archaïques du monde que proposent les
Ecritures et autres traditions se prétendant sacrées.
Mais le livre va plus loin. Il rappelle très clairement
les hypothèses permettant de comprendre comment
la conscience humaine, forme apparemment plus «
évoluée » de celle déjà
présente chez les animaux supérieurs, peut
émerger chez les individus au fur et à mesure
que se construit leur corps et leur cerveau. Le tout en
interaction avec leur environnement physique, biologique
et sociale. C'est à une présentation
et à une discussion rapide de ces hypothèses
que nous allons maintenant nous livrer.
Nous n'allons pas dans cet article faire une présentation
du livre chapitre par chapitre. Elle serait trop longue
et inutile. Les lecteurs intéressés par l'évolution
de la pensée de Douglas Hofstadter doivent absolument
se procurer l'ouvrage et l'étudier en détail.
Nous n'allons pas non plus commenter les exemples de systèmes
auto-réferrants donnés par l'auteur, notamment
le trop long chapitre consacré à la controverse
Gödel-Russel, gagnée comme on sait par Gödel
dont le théorème éponyme est devenu
un classique de la logique moderne. Ces exemples sont certes
intéressants mais ils obscurcissent nous semble-t-il,
plus qu'ils ne l'éclairent, la démonstration
proposée par le livre. D'ailleurs Douglas Hofstadter
s'en est rendu compte et il a donné, dans GEB comme
dans ici, des exemples d'auto-références plus
simples, accompagnés de la façon de s'extraire
des cercles vicieux produits(1).
Nous allons par contre nous efforcer de dégager
le fil essentiel de l'ouvrage, qui propose une argumentation
très forte en faveur de l'explication matérialiste-évolutionnaire
des phénomènes de conscience et de l'apparition
du Moi. Cette argumentation est loin d'être
originale, mais elle présente un caractère
stimulant du fait des arguments et exemples nouveaux fournis
par la réflexion personnelle de l'auteur.
Elle ne convaincra sans doute pas les dualistes spiritualistes,
mais elle renforcera dans leurs convictions, face aux
offensives renouvelées de ces derniers, les monistes
matérialistes pouvant se sentir ébranlés.
Précisons d'emblée un point de vocabulaire.
Dans cet article, nous traduirons le « I »
anglais non pas par « Je » mais par «
Moi ». On sait que « I » en anglais
peut avoir les deux sens. Il faut donc selon le contexte
distinguer le I sujet (I do) et le I objet (I
is a self-referent symbol). En français, on peut
plus facilement faire cette distinction, en utilisant
le pronom Je pour représenter le sujet (Je fais
ceci) et le mot Moi pour représenter l'objet
(Dupont présente une hypertrophie du Moi).
La thèse de Douglas Hofstadter, sauf erreur d'interprétation,
consiste à dire que l'évolution darwinienne
des êtres vivants, se déroulant sur le mode
hasard-nécessité, a fait apparaître,
dans l'une de ses branches, des organismes dotés
d'un système nerveux central. Si ces organismes
ont survécu face à ceux, sans doute plus
robustes, dépourvus de système nerveux centraux,
c'est parce que le système nerveux central
et notamment le cerveau associatif qui le couronne dans
ses formes les plus achevées, leur ont rendu des
services justifiant le maintien et le renforcement de
la fonction cérébrale. Ceci est bien connu
des biologistes évolutionnaires mais doit être
rappelé.
Les services rendus par
le cerveau
Quels sont les services rendus par le cerveau, ou si
l'on préfère, quelles fonctions assure-t-il
au bénéfice des organismes qui en dont dotés.
On évoquera d'abord la coordination
sensori-motrice générale. Le moustique,
souvent cité par Douglas Hofstadter, dont le cerveau
est très rudimentaire, en est parfaitement capable,
tout au moins dans certaines limites. Cela lui a permis
de survivre à travers les âges et lui promet
aujourd'hui, avec la hausse des températures
globales, un bel avenir.
La deuxième grande fonction permise par le cerveau
consiste à mémoriser tous les événements
vécus par l'animal, de façon à ce qu'il
puisse retrouver face à des situations actuelles
celles des recettes ayant réussi dans des situations
précédentes. On discute parfois les capacités
de mémorisation, sous forme d'associations neuronales
stables(2) du cerveau humain, doté
de 100 milliards de neurones. Certains neuroscientifiques
pensent que tout ce qu'a vécu l'individu, depuis
le stade embryonnaire, est effectivement inscrit quelque
part dans le système nerveux et pourrait être
retrouvé. Le cerveau met donc à la disposition
des animaux qui en sont dotés des banques d'histoires
considérables, qui leur permettent de se rétrojecter
plus ou moins automatiquement dans leur passé, c'est-à-dire
de s'inscrire dans un temps historique (avec possibilité
d'extrapolation vers un futur supposé). Il en est
de même évidemment au niveau des groupes, dont
les individus bénéficient, soit par la transmission
génétique, soit par la transmission sociale,
des acquis individuels conservés par l'évolution
du fait des succès de survie qu'ils ont assurés.
La troisième grande fonction du cerveau consiste
à globaliser et catégoriser
ces millions ou milliards de «mémoires partielles»,
en les classant par catégories et en les désignant
d'un terme spécifique. Il s'agit de proposer ce que
l'on pourrait appeler des macro-instructions permettant
l'accès à des classes de mémoires ou
instructions élémentaires. Ce sont ces classes
que Douglas Hofstadter désigne globalement du terme
de « symbol », qu'elles soient ou non nommées
par un terme spécifique dans le langage verbal. Pourquoi
ce travail de regroupement, classification et symbolisation
?
Douglas Hofstadter insiste sur le fait (au demeurant bien
connu) que tout ce qui concerne effectivement l'anatomie
et la physiologie se situe au niveau cellulaire voire atomique.
A ce niveau règne un déterminisme parfait,
analogue au déterminisme grâce auquel l'interaction
des molécules d'un gaz soumis à pression dans
une enceinte provoque l'échauffement dudit gaz(3).
Mais à ce niveau, le cerveau associatif n'apporte
pas de valeurs ajoutées spécifiques permettant
d'améliorer les chances de survie de l'organisme.
Tout se passe en dehors de son contrôle (sauf peut-être
lorsque les neurones déclenchent la production de
certains corps ayant un effet de régulateur global).
Le cerveau ne perçoit et ne traite que les phénomènes
macroscopiques de la vie courante. Seules donc l'intéressent
les expériences concrètes vécues par
le sujet quand il explore le monde par essais et erreurs.
Ce sont les résultats de ces explorations que le
cerveau associatif mémorise, classifie et s'efforce
de retrouver en cas de besoin.
Pour pouvoir les retrouver rapidement, le cerveau doit
procéder comme le fait un documentaliste quand il
utilise des mots clefs généraux du type "Politique"
"Economie", "Sciences". Ainsi le cerveau
du chien, comme celui de l'homme, mémorisera plusieurs
dizaines ou centaines de macro-catégories, telles
que «tout ce qui est bon à manger» et
«tout ce qui est susceptible de comporter une menace».
Dans tous les cas, il s'agit d'ensembles stables ou relativement
stables de collections de souvenirs eux-mêmes constituées
d'associations de neurones. Evidemment, il n'existe pas
de documentaliste dans le cerveau qui classerait de façon
rationnelle les souvenirs pour les retrouver au plus vite
et de façon la plus pertinente possible face aux
exigences de la compétition darwinienne. La définition
des catégories, de leurs contenus, de leur ordre
de préséance s'est faite au long des millénaires
puis au long de la vie de l'animal, de sorte que ne sont
conservées que les informations et les macro-catégories
ayant le mieux contribué à la survie.
De
même nul n'a décidé de donner des noms
aux différentes catégories. Par la force des
choses cependant, elles se sont trouvées "marquées"
dans le cerveau, au cours de l'évolution, d'une façon
permettant de les retrouver facilement. On ne connaît
pas le détail des procédures assurant la recherche
en mémoire des informations pertinentes. On sait
par contre que lorsqu'un chien perçoit une odeur
de nourriture, il se comporte différemment de ce
qu'il fait quand il croît entendre un cambrioleur.
Et ceci avec
des temps de
réponse courts. On peut donc penser que la perception
sensorielle primaire active non seulement des réflexes
primaires mais des souvenirs personnels à l'animal,
lesquels entre en compétition dans ce que l'on appelle
encore l'espace de travail conscient pour piloter le comportement
en sortie le plus
approprié. On pourrait ajouter que tout ce qui est
décrit ici relève de la conscience primaire,
présente chez l'homme et chez sans doute la plupart
des animaux dotés de système nerveux central.
Elle est d'ores et déjà observable également
chez des robots équipés de systèmes
suffisamment performants de capteurs et d'effecteurs(4).
Une quatrième fonction du cerveau n'est accessible
qu'aux organismes dotés d'une complexité suffisante
(certains animaux dits supérieurs et bien évidemment
l'homme). Elle se traduit par l'apparition de la conscience
de soi ou conscience dite supérieure. Elle repose
sur la capacité qu'à le cerveau d'observer
une partie de son fonctionnement et du fonctionnement
des organes relevant de la commande volontaire. Douglas
Hofstadter consacre de longs développements aux boucles
physiques de récursion fréquentes dans les
machines modernes (par exemple la caméra qui filme
l'écran sur lequel apparaît ce qu'elle filme).
Les boucles biologiques de récursion sont innombrables
et bien plus complexes. (sécrétion d'une hormone
suscitant l'appétit en cas de baisse du niveau de
sucre détecté dans le sang, par exemple).
Douglas Hofstadter ne les étudie guère et
c'est dommage, car ces mécanismes bien décrits
par notre ami le médecin physiologiste intégrateur
Gilbert
Chauvet, permettraient aussi d'expliquer comment certains
neurones ou groupes de neurones en sont venus à s'observer
au moment où ils observaient les autres ensembles
neuronaux s'activant à l'appel des sollicitations
extérieures.
Diverses hypothèses sont actuellement suggérées
pour décrire les mécanismes neurologiques
permettant à certaines parties du cerveau de s'activer
à l'occasion de l'activité d'autres
parties du cerveau, ainsi que les conséquences
pouvant en résulter sur l'activité
globale ou finale du cerveau et du corps lui-même.
On a évoqué l'existence de neurones
miroirs. Mais peu importe pour ce qui nous concerne. Quel
que soit le mécanisme d'auto-observation
ou de récurrence au sein du cerveau, on peut sans
risque faire l'hypothèse que ce mécanisme
existe bien, puisque les résultats de son activité
se constatent en permanence. C'est lui que Douglas
Hofstadter désigne du terme (lui-même étrange),
de boucle étrange (strange loop) et dont
l'importance est primordiale dans l'étude
du Moi dit conscient puisque c'est lui qui fonde
ce dernier. La boucle produit un résultat. Elle
modifie, sous l'influence du macro-concept Moi, l'entité
neurologique observée, d'une façon complexe,
imprévisible mais certaine. C'est en ce sens que
l'on peut parler des effets moteurs de la conscience (ou
de la prise de conscience, pour parler comme les psychanalystes).
D'une façon générale, de nouveaux
éléments de complexité ou de variabilité
sont apportés dans le cadre de boucles antérieurement
fermées sur elles-mêmes. Le comportement
global du sujet s'en trouve nécessairement influencé.
Ceci est particulièrement vrai lorsque la prise
de conscience s'organise autour des macro-informations
représentant dans le cerveau l'expérience
globale et historique du sujet, autrement dit autour du
concept de Moi.
Comment ceci peut-il se faire ? Nous avons vu qu'un
animal, même lorsqu'il n'est pas capable
de conscience supérieure, utilise les macro-instructions
ou macro-catégories correspondant à des
situations mémorisées du fait de leur importance
pour la survie. Il sait sans difficulté retrouver
tout ce qui concerne sa nourriture, les partenaires sexuels,
les prédateurs. Mais il le fait sans classer toutes
ces informations dans la macro-catégorie de «
Tout ce qui concerne mon organisme face à la faim,
aux besoins de reproduction, aux prédateurs ».
Pour un humain au contraire, la complexité de son
cortex associatif lui a permis de constater que l'essentiel
des informations mémorisées dans son cerveau
avaient trait à la survie de son organisme. Par
ailleurs, il avait déjà, disposant du langage,
donné des noms aux macro-catégories essentielles
à sa survie : nourriture, partenaire sexuel, prédateur.
Il était donc tout à fait normal qu'un
nom émerge pour représenter l'organisme
global en lutte pour sa survie dans le vaste monde. Ce
fut le Moi, c'est-à-dire l'entité
symbolique globale ou macro-macro-catégorie qui
donnait leur sens aux macro-catégories de niveau
inférieur
Mais dès ce moment, du fait des phénomènes
d'emballement qui peuvent affecter les boucles récursives,
bien décrits par Douglas Hofstadter, le concept
de Moi allait jouer un rôle de plus en plus important,
en permettant de réorganiser de façon plus
systématique et plus performantes toutes les connaissances
acquises expérimentalement par l'espèce
et l'individu. Comme cette réorganisation
entraînait des conséquences favorables à
la survie de l'individu et de l'espèce,
elle ne pouvait que se poursuivre sans limites autres
que de fait. Le Moi s'est donc développé,
au-delà parfois du raisonnable. Pour les mêmes
raisons, comme il devenait associé à toutes
les décisions que prenait de fait l'individu,
en réponse aux déterminismes d'ailleurs
complexes qui le conditionnaient, le sujet a eu tendance
à penser que c'était le Moi qui décidait,
et qui plus est, qu'il décidait librement.
La cinquième fonction du cerveau, qui semble comme
la précédente réservée aux
humains, est simplement évoquée par Douglas
Hofstadter (alors qu'à notre avis elle est
excessivement importante). Il s'agit de la capacité
d'halluciner le contenu du Moi. Pour notre
auteur, comme pour d'ailleurs de nombreux cogniticiens,
le Moi, au moins dans ses principales dimensions, est
le produit d'une hallucination. Mais qu'est-ce
qu'une hallucination ? On associe ce terme à
la propriété qu'ont certains cerveaux
ayant perdu le sens du réel de générer
des images ou des personnages que le sujet halluciné
considère comme existant véritablement.
A ce niveau, c'est un dysfonctionnement pouvant
entraîner la mort. D'une façon beaucoup
plus générale et inoffensive, voire utile,
le cerveau peut, quant il organise les informations sensorielles
afin de construire des images du « réel »
qui l'entoure, projeter dans ce réel reconstruit
des propriétés qui n'existent que
pour lui et qui n'intéresseraient pas nécessairement
d'autres sujets – à l'exception
de ceux qui partageraient la même hallucination.
Ainsi je peux « halluciner » autour de représentations
du chef de l'Etat, de l'être aimé,
de ma voiture, de la pollution, de la crise mondiale,
de Dieu ou de tous autres objets ou catégories
que je suis conduit à découper de facto
dans le monde, au cours de mon existence quotidienne.
Les
animaux, même supérieurs, à moins de
les droguer, ne semblent pas capables de telles hallucinations.
Un chien ressent son maître tel qu'il se manifeste
effectivement à lui et non tel qu'il pourrait l'imaginer
dans une sorte de délire exalté. Chez l'homme
au contraire, cette faculté d'hallucination, projetée
sur ce qui l'entoure, est à la source de tous les
mythes, de tous les dépassements, de toutes les folies.
Elle a sans doute été sélectionnée
par l'évolution parce qu'elle était utile.
Le concept de Moi n'y échappe évidemment pas.
Lorsque le sujet se comporte de façon non hallucinatoire,
il prend les décisions qui lui imposent les circonstances,
analogues à celles que prendrait un animal dans une
situation semblable (par exemple traverser une rue en regardant
à gauche et à droite, ce que les animaux familiers
savent faire). Lorsqu'il est sous l'emprise d'une image
hallucinée de son Moi, il peut faire n'importe quel
exploit, tel arrêter à lui tout seul une colonne
blindée…ou n'importe quelle folie, telle que
se précipiter sous un autobus.
Le Moi de Douglas Hofstadter
face au Moi des spiritualistes
On voit alors que le Moi ainsi défini(6)
présente différents caractères qui
en font l'antinomie de ce que les spiritualistes appellent
le Moi conscient et libre, propriété qui est
pour eux conférée aux hommes par Dieu pour
les distinguer des animaux et plus généralement
de la matière ?
Le Moi est une propriété
partagée par les individus de nombreuses espèces
vivantes. Mais elle présente une intensité
différente selon les espèces et au sein
des espèces, selon l'âge et les modes
de vie. Douglas Hofstadter classe les espèces selon
leur aptitude à la conscience. L'homme est
au sommet, les virus et microbes à la base. On
remarquera qu'il n'y fait pas encore entrer
les robots fussent-ils réputés conscients.
Mais cela ne saurait tarder, compte-tenu de la définition
qu'il se donne des conditions permettant l'émergence
du Moi.
Le Moi se construit progressivement,
chez chaque individu au sein de chaque espèce,
en fonction des expériences vécues et mémorisées
par les individus. Autrement dit, on ne naît pas
conscient, on le devient.
Le Moi n'est évidemment
pas immortel. Il est lié au corps et au cerveau
de la personne et disparaît avec ceux-ci.
Le Moi peut cependant être
partagé. Ceci s'explique très simplement.
Il est partagé entre personnes ayant eu des expériences
communes et ayant appris à réagir de façon
corrélée. Mais, même dans l'amour né
d'une longue vie commune, le Moi de l'autre, que je peux
comprendre et héberger, n'est jamais qu'une version
réduite du Moi de cet autre. Il s'éteint progressivement
avec la séparation. De la même façon,
je ne peux pas espérer que mon Moi puisse survivre
longtemps chez les autres, aussi nombreux soient ceux que
notre exemple ou notre fréquentation ont inspiré(7).
Plus généralement,
Douglas Hofstadter considère que notre Moi héberge
une grande quantité de consciences partielles, inspirées
de celles de tous les êtres, ouvrages et événements
qui nous ont marqués. L'idée est assez banale.
Nous sommes en permanence influencés par d'autres,
dont nous adoptons, partiellement et/ou momentanément,
les façons de faire et les idées. On pourrait
dire aussi, en adoptant l'approche mémétique,
que nous sommes constamment envahis par des mèmes
produits par l'activité, éventuellement halluciné,
du moi des autres(8).
Le Moi n'est pas libre. Il est
déterminé, mais les modalités de ce
déterminisme n'apparaissent pas clairement à
l'observation, car les causes en sont complexes et enchevêtrées.
De plus, chacun perçoit, de façon évidemment
erronée, qu'il est libre de prendre telle ou telle
décision(9). Douglas Hofstadter
exécute en quelques lignes, et de façon bien
réjouissante, l'hypothèse chrétienne
du libre-arbitre. L'illusion d'être libre et responsable
fait partie des modes hallucinatoires par lesquels le concept
de Moi dynamise le sujet conscient – tout en renforçant
son influence sur lui.
Le Moi, et plus généralement
la conscience, sont stirtement liés à un corps,
à un cerveau et donc à un individu. Il n'y
a pas de conscience cosmique ni, bien évidemment,
de divinités qui en seraient la quintessence. Là
encore, Douglas
Hofstadter exécute en quelques mots les pratiques
propagées, notamment aux Etats-Unis, par les adeptes
des religions et philosophies contemplatives. Ce n'est pas,
dit-il, en s'enfermant sur soi afin d'évacuer toutes
les informations venant du monde extérieur et de
sa propre individualité que l'on peut retrouver une
quelconque spiritualité cosmique. On se transforme
simplement en cadavre avant la lettre.
On peut cependant parler de Moi collectif, émergeant
au sein des groupes. Mais cela n'est pas en contradiction
avec ce qui précède, car ces Moi(s) collectifs
sont produits par la collaboration de Moi(s) individuels(10)
.
Conclusion
Nous pourrions pour terminer cette analyse retenir la
conclusion de Douglas Hofstadter. La façon de voir
le monde et la conscience qu'il nous propose (et
qui plus généralement inspire la science
matérialiste) ne doit pas être source de
désespoir ou de désenchantement. Elle apporte,
nous dit-il dans la dernière page de son livre,
une façon plus subtile et plus profonde de comprendre
ce que c'est que d'être humain «
a deeper and subtler vision of what it is to be human
». Nous pourrions dire la même chose
de la description du cosmos que donne la science matérialiste
moderne : une façon plus subtile et plus profonde
de comprendre ce qu'est l'univers, au regard
des descriptions simplistes et aliénantes qu'en
donnent les religions 11).
Notes
(1) Le barbier du village qui rase tous
les habitants qui ne se rasent pas eux-mêmes.
(2) Jean-Pierre Changeux parlait d' «objets
mentaux» dans son livre fondateur «L'homme neuronal»
(1983)
(3) Douglas Hofstadter n'évoque
pas l'indéterminisme quantique supposé régner
au niveau subatomique, sans doute parce que l'indéterminisme
quantique, à notre niveau, se traduit toujours par
un déterminisme global, de type statistique probabiliste,
analogue au déterminisme statistique qui permet de
prévoir l'évolution des grands ensembles :
molécules, foules, etc.
(4) Curieusement, Douglas Hofstadter
ne fait pas la distinction, pourtant courante, entre conscience
primaire et conscience supérieure, cette dernière
se caractérisant par la prise en compte d'une représentation
du Moi.
(5) Parler de neurones miroirs n'est
pas très explicite en termes évolutionnaires.
On peut certes admettre que certains neurones aient acquis
(par hasard) l'aptitude de s'activer en miroir dans certaines
circonstances, mais il a fallu des pressions de sélection
considérables pour qu'ils deviennent, que ce soient
eux ou que ce soient des assemblées analogues de
neurones, les supports des comportements générant
le concept de Moi. L'apparition du langage, ayant conduit
les hominiens à dénommer de façon codée
des événements saillants indispensables à
leur survie, a du jouer à cet égard un rôle
essentiel. On sait que des primates peuvent se reconnaître
épisodiquement dans un miroir, mais ils n'ont pas
la possibilité de nommer leur image, même s'ils
savent par ailleurs répondre au nom de baptême
qu'ils ont reçus. S'ils ne sont pas incités
à nommer leur image, pour l'utiliser, c'est que cela
ne leur apporterait aucun avantage immédiat, leurs
besoins essentiels étant satisfaits par ailleurs.
Il n'en fut pas de même sans doute chez les hominiens
primitifs. Observant un de leurs semblables inventer un
geste vital, ils ont été poussés à
imputer ce geste à l'individu précis qui le
pratiquait et à s'imaginer dans le rôle de
ce dernier. D'où l'émergence du concept de
Toi, qui a sans doute préfiguré celui de Moi.
En accomplissant à leur tour ce même geste,
par imitation, ils ont du même coup rendu utile le
concept de Moi, capable de copier ce que faisait le Toi.
Nous nous livrons ici à des suppositions mais c'est
dans l'intention de fournir des analogies, dont on sait
que Douglas Hofstadter apprécie beaucoup le caractère
pédagogique. Notons à cette occasion que notre
auteur n'a pas fait, sauf erreur, d'allusions au Toi comme
précurseur possible du Moi.
(6) Le Moi ou la conscience individuelle.
Douglas Hofstadter emploie aussi volontiers le terme d'âme
(soul) mais sans y mettre d'intention mystique.
C'est seulement parce qu'il est un grand sentimental
(7) Douglas Hofstadter consacre de longs
développements à l'expérience de pensée
consistant à se demander ce que deviendrait le Moi
d'une personne entièrement téléportée
dans un double. Nous pensons que la question ne se pose
pas. Dès que les deux consciences seraient incorporées
dans des corps différents, et comme ceux-ci, par
la force des choses, vivraient des expériences différentes,
chaque Moi se développerait de façon différente
et n'auraient donc plus conscience d'être les mêmes.
On retrouve des situations un peu analogues dans les cas
cliniques de « split brain ».
(8) Observons que Douglas Hofstadter
ne semble pas porter grand intérêt à
la mémétique, bien que celle-ci puisse expliquer
plus facilement qu'il ne le fait lui-même les contagions
entre contenus mentaux qui se produisent au sein des groupes.
(9) Cette perception est renforcée
par les rêves, qui semblent tous,
sauf erreur, s'organiser autour d'une image
hallucinée du Moi. Dans les rêves, le Moi est
omnipotent ou, tout au moins, dégagé des contraintes
de l'immersion dans un monde étranger. Beaucoup de
personnes transportent dans la vie éveillée
des empreintes de leur Moi onirique halluciné.
(10) Par souci d'exhaustivité,
il faudrait en fait reprendre la question de la formation
des contenus cognitifs collectifs, au sein des groupes sociaux
animaux et humains. Les contenus de la science en font partie.
Ils génèrent sans aucun doute le concept de
Nous, qui s'implante dans les cerveaux individuels et modifie
leur activité. Mais ceci nous entraînerait
trop loin, car Douglas
Hofstadter n'a pas directement traité cette
question.
(11) Sur le côté désespérant
ou au contraire exhaltant
de cette constatation, on lira dans ce numéro (page
courrier) une remarque d'un de nos correspondants et
la réponse proposée.