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Publiscopie
Second
Nature
Brain science and Human Knowledge
par
Gerald M. Edelman
Yale
University press, 2006, 157 pages
Présentation
et commentaires par Jean-Paul Baquiast
Gerald
Edelman est sans doute un des spécialistes du cerveau
qui a le mieux réussi à préciser le
concept omniprésent et pourtant bien mal compris
encore de conscience. Nous avons dans cette revue présenté
longuement ses principaux ouvrages, en les inscrivant dans
une réflexion générale sur la conscience
laquelle s'impose en priorité à la science
matérialiste(1). Renoncer
en effet à comprendre la conscience conduit inexorablement
au dualisme selon lequel l'esprit et la matière
sont deux dimensions différentes de l'univers.
Mais essayer de comprendre la conscience en termes monistes,
c'est-à-dire en faisant de cette faculté
une propriété émergente de la matière,
peut donner lieu à de nombreuses impasses. Faut-il
ne chercher la conscience que chez l'homme et exclure
qu'elle puisse exister également chez les animaux
? Comment la conscience est-elle apparue au cours de l'évolution
et à quoi a-t-elle pu servir ? Le cerveau est-il
le seul siège de la conscience et si oui, où
se trouve ce siège ? Peut-on simuler la conscience
chez des artefacts, autrement dit des robots ?
Il apparaît immédiatement que de telles questions
resteront sans réponses utiles si l'on ne dispose
pas d'une théorie (ou d'une hypothèse
globale) permettant de comprendre comment le fonctionnement
quotidien des neurones cérébraux intégrés
à un corps (embodied) doté notamment d'organes
sensoriels et effecteurs, corps lui-même situé
(embedded) dans un milieu bien défini (ce que Gerald
Edelman appelle une éconiche), peut aboutir à
l'élaboration de connaissances sur le monde.
La critique de ces connaissances permet à son tour
de préciser ce que peut signifier le concept de vérité.
On en arrive ainsi à l'épistémologie,
définie comme critique raisonnée des connaissances
et des méthodes permettant de les acquérir..
Le
darwinisme neural
Gerald
Edelman a depuis bientôt 20 ans, dans le prolongement
de ses recherches sur le système immunitaire, qui
lui avaient valu le Prix Nobel de médecine, proposé
une approche permettant d'expliciter ces divers sujets.
C'est ce qu'il a nommé le Darwinisme
neural (neural Darwinism) dès 1987. Celui-ci,
dans la ligne du darwinisme génétique, lui
a permis de montrer comment, au sein des 100 milliards de
neurones du cerveau humain, des neurones ou groupes de neurones
entrent en compétition pour traiter les informations
reçues dès le stade embryonnaire par le corps
situé. Cette compétition a favorisé
(ou a résulté de) la mise en place de réseaux
de neurones associatifs, au sein du cortex ou d'aires
particulières du cerveau, permettant ce que Edelman
a nommé la réentrance. En simplifiant, on
dira que les fibres réentrantes informent telle partie
du cerveau du fait que dans telle autre, des neurones réagissent
de façon synchrone à des stimulus externes
ou internes. Ainsi se créent des unités de
travail analogues à ce que l'informatique nomme
des réseaux de neurones formels Elles permettent
de construire des structures neuronales en fonction de la
force, de la répétition et de la nature des
informations reçues par le cerveau et le corps situé
dans son éconiche. Le cerveau adulte disposerait
de centaines de millions sinon davantage de telles structures.
La compétition entre neurones produit des résultats
spécifiques à chaque individu, tout en s'inscrivant
cependant dans les grandes fonctions cérébrales
acquises depuis longtemps par les animaux dotés d'un
système nerveux central.
Le
darwinisme neural vient donc contredire directement les
trois principales attitudes qui avaient cours jusque là
à propos de la conscience : 1 qu'il s'agit
d'une fonction du cerveau, certes (ce qui exclut l'hypothèse
dualiste) mais d'une fonction trop complexe pour être
étudiée – 2 que la conscience résulte
de traitements algorithmiques analogues à ceux auxquels
procède un ordinateur et 3. que la conscience a résulté
d'une évolution darwinienne au sein des contenus
mentaux, indépendamment des supports neuronaux. Cette
dernière hypothèse, dite aussi du darwinisme
culturel, a été récemment reprise par
la mémétique, expliquant que c'est la
compétition entre mèmes, passant d'un
cerveau à l'autre, qui a fait apparaître,
notamment, la conscience de soi (que Suzan Blackmore a nommé
un memeplexe ou complexe de mèmes). Nous reviendrons
sur ce dernier point plus bas.
Les
structures neuronales résultant du développement
au sein du cerveau de millions de systèmes de neurones
en compétition darwinienne sur le mode mutation/sélection
et résultant de l'interaction du sujet avec
son milieu, construisent ainsi, pour ce sujet, ce qu'il
faut bien appeler des systèmes de connaissances.
Ceci se produit largement en amont de l'apparition
des fonctions conscientes, puisque de tels systèmes
existent chez tous les animaux dotés d'un système
nerveux central. Ces connaissances, qui sont pour le sujet
la seule « vérité » dont il peut
disposer relativement à ce qu'est le monde
extérieur, lui permettent de répondre avec
un avantage sélectif aux contraintes du milieu et
à la concurrence qui s'exerce sur lui. Celle-ci
provient des membres de son espèce, étant
entendu que chaque espèce est elle-même en
concurrence avec d'autres. Chez les animaux non dotés
de conscience, ces connaissances ou informations sur le
monde se matérialisent au travers des modules spécialisés
du cerveau acquis par l'évolution. Mais elles
s'expriment aussi par l'intermédiaire
de l'architecture même du cerveau cognitif,
transmis par héritage génétique. Au
fil des millions d'années de l'évolution,
les cerveaux ont été façonnés
par les exigences de la survie. Ils commandent ainsi des
comportements basiques, affinés par les démarches
d'apprentissage des individus.
La compétition entre
les connaissances
Chez
l'homme, à ces mécanismes propres à
tous les animaux s'ajoutent les connaissances sur
le monde faisant l'objet des contenus conscients.
Nous reviendrons sur le concept de conscience ci-dessous,
pour distinguer notamment la conscience primaire, existant
sans doute chez tous les animaux supérieurs (esquissée
aussi chez des robots évolutionnaire) et la conscience
supérieure ou conscience d'être conscient.
Mais pour le moment, tenons-en aux connaissances constituant
des contenus de conscience. Ces connaissances ont une dimension
collective importante, s'exprimant notamment au sein
des langages. Mais elles sont modulées au sein de
chaque individu par le fonctionnement du cerveau conscient
dont on a vu qu'il n'était jamais strictement
identique d'un individu à l'autre. La
grande diversité et variété des connaissances
les mettent nécessairement, elles-aussi, en compétition
darwinienne. Cette compétition aboutit à sélectionner
celles qui sont les plus efficaces pour représenter
le monde et qui sont donc les mieux capables de survivre
et de se transmettre – conjointement avec les individus
qui les hébergent.
Dans
les sociétés modernes, la réflexion
sur la validité des connaissances et plus généralement
sur les processus permettant de les élaborer a donné
naissance à une forme de pensée critique nommée
l'épistémologie. Gerald Edelman veut
désormais fonder une nouvelle sorte d'épistémologie,
s'appuyant sur les sciences du cerveau. Il l'appelle
« brain-based epistemology », épistémologie
basée sur les sciences du cerveau, que nous traduiront
approximativement par neuro-épistémologie
ou épistémologie neurale. Pour lui, l'épistémologie
classique, définie comme une étude critique
des savoirs humains, a pris différentes formes dont
la plupart selon lui se heurtent à des impasses,
analogues aux impasses que rencontre des définitions
non évolutionnaires (ou non physiques) de la conscience.
Nos
lecteurs connaissent bien les débats relatifs aux
fondements de la connaissance et subséquemment, au
concept de vérité censé les exprimer.
Doit-on considérer qu'il existe une vérité
relative au monde en soi que les connaissances conscientes
ont pour rôle de préciser progressivement,
de préférence au travers d'un formalisme
expérimental et mieux encore logico-mathématique
strict et universel ? Y a-t-il au contraire autant de vérités
qu'il existe de connaissances utiles aux individus
qui s'y réfèrent et de parties du monde
auxquelles ces individus sont spécifiquement confrontés.
Dans ce cas, les « vérités » peuvent
être approximatives, faire appel aux analogies et
à l'intuition. On dira alors que seule doit
compter l'aide qu'elles apportent aux individus
dans leur lutte pour la survie. Qu'importe que le
chat soit noir ou gris s'il attrape les souris.
Pour
Edelman, la neuro-épistémologie doit viser
plus loin que la simple réflexion sur l'émergence
des savoirs. Elle doit viser à rapprocher les savoirs
relatifs aux sciences dures et ceux relatifs aux sciences
humaines, à la création artistique et autres
activités ou intervient la sensibilité et
la créativité informelle. En effet, comme
on le verra, il n'y a pas pour lui de différences
de nature entre ces différentes formes de création
et de connaissance. Elles relèvent d'un processus
commun qui, là encore, trouve ses sources dans le
darwinisme neural. Il faut donc supprimer les fossés
qui se sont établies entre elles, notamment dans
le monde académique. Sans être à proprement
parler wilsoninien, c'est-à-dire partisan de
la sociobiologie, Gerald Edelman milite en faveur de la
« consilience », terme utilisé par E.O.Wilson
pour exprimer la convergence des savoirs. Ceci posé,
il faut bien admettre que les différentes connaissances
émergent et se maintiennent, au cas par cas, selon
leurs capacités à s'imposer, c'est-à-dire
finalement selon leurs capacités à
favoriser l'adaptation des individus et des groupes
qui les produisent et les utilisent.
La
querelle de la vérité
On
ne peut pas parler d'épistémologie sans
parler de vérité. On sait qu'aujourd'hui
la question de la vérité devient un véritable
enjeu de société, enjeu de nature politique,
avec la multiplication, hors de toute démarche scientifique,
des églises, sectes et mouvements politiques qui
prétendent détenir des Vérités
absolues et les imposer à tous. Cet absolutisme n'est
évidemment pas nouveau. Il avait marqué l'histoire
de la pensée dès ses origines. Mais on pouvait
croire, avec les progrès en Occident de ce que l'on
avait appelé les Lumières ou le rationalisme,
qu'il perdait du terrain. L'expérience
montre qu'il n'en est rien. Comme au Moyen-âge
chrétien, chacun est désormais sommé
par les nouvelles intolérances de s'incliner
devant des vérités auto-proclamées,
sauf à mettre sa liberté, voire sa vie, en
danger. Le débat est particulièrement actuel
aux Etats-Unis, où les fondamentalistes chrétiens
éliminent petit à petit les tenants de la
rationalité scientifique. Ils rejoignent d'ailleurs
en intolérance les fondamentalistes islamiques, eux-mêmes
de plus en plus nombreux y compris dans le monde occidental.
On
peut penser que c'est pour contribuer à la
réflexion sur la vérité et à
la critique des contenus de connaissances, en réponse
aux procès faits à la science par les tenants
de l'Intelligent Design, que Gérald Edelman a décidé
de rédiger Second Nature, c'est-à-dire
le livre que nous examinons ici. Sur la forme, disons seulement
que cet ouvrage, non encore traduit en français,
nous a paru difficile à lire, parfois trop elliptique,
souvent mal rédigé. Mais peu importe. Ce qui
compte est le fond. Gerald Edelman a manifestement jugé
que sa théorie du darwinisme neuronal lui permettait
d'apporter des éclairages importants au débat
épistémologique sur la formation des connaissances
et sur leur validité. Il s'inscrit donc de
nouveau en défenseur du matérialisme scientifique,
non sans courage quand on connaît l'influence
croissante, en Amérique, de ce que Richard Dawkins
les « talibans chrétiens ». Mais dans
ce domaine comme dans celui de la conscience, il a voulu
rester fidèle à sa méthode, c'est-à-dire
éviter les voies sans issues consistant à
s'interroger sur les fondements logiques (et a fortiori
sur les fondements philosophiques) pouvant justifier de
parler de vérités en termes absolus –
ce qui renverrait à un improbable réalisme
scientifique selon lequel il existerait un monde en soi
que l'observateur pourrait espérer décrire
par des pratiques expérimentales rigoureuses.
Autrement
dit, Gerald Edelman s'inscrit, sans le dire nettement,
dans ce que l'on pourrait appeler le relativisme des
connaissances. – ou plutôt dans un relativisme
tempéré, analogue à celui concernant
la conscience elle-même. Pour le darwinisme neural,
il n'existe pas de conscience en soi, mais des processus
d'interaction avec le monde permettant au cerveau
de faire émerger des contenus conscients qui sont
à la fois propres à chaque individu et qui
dans le même temps peuvent être partagés
ou répartis au sein des groupes grâce aux échanges
langagiers. Il en est de même des connaissances et
des prétendues « vérités »
qu'elles exprimeraient. Chaque individu se forme ses
propres connaissances, autrement dit ses propres vérités.
Celles-ci, lorsque l'individu considéré
a la possibilité de les confronter à des connaissances
collectives, prennent une portée plus générale
sans pour autant pouvoir prétendre à une valeur
absolue.
C'est
ce que désigne le terme assez bizarre, pour un lecteur
français, de Seconde Nature. Edelman nomme ainsi
l'ensemble des connaissances, individuelles ou collectives,
correspondant à des expressions approximatives, métaphoriques,
symboliques par lesquelles le cerveau se représente
spontanément le monde au travers des entrées
sensorielles. Le cerveau, comme il le rappelle dès
les premières pages, n'est pas un ordinateur
travaillant sur des données externes bien définies
et utilisant pour ce faire des programmes pré-constitués.
Le cerveau travaille sur le mode très général
de ce qu'il qualifie de « reconnaissance de
forme ». On sait que ce terme est employé en
intelligence artificielle pour désigner le travail
de catégorisation empirique auquel un système
informatique non programmé à l'avance
se livre pour identifier les constantes du milieu avec lequel
il réagit : constantes visuelles, sonores ou phénoménales.
Cette Seconde nature est donc faite des innombrables et
infiniment diverses façons dont les cerveaux se représentent
le monde à la suite des compétitions darwiniennes
entre informations résultant de leur interaction
avec leur éconiche. Il y a autant de secondes natures,
c'est-à-dire de « vérités
», qu'il y a de cerveaux, tout au moins au niveau
du détail. Au sein des groupes, les échanges
entre cerveaux peuvent aboutir à de Secondes Natures
ou Vérités collectives, qui restent cependant
relatives (non absolues) et constamment en évolution.
De
ces Secondes Natures, selon Gérald Edelman, peut
émerger une « Nature » qui correspondrait
à des représentations du monde prenant la
forme de lois scientifiques voire de modèles mathématiques.
Cette Nature est plus « vraie » que l'ensemble
des Secondes Natures, au moins pour les individus utilisant
la démarche scientifique expérimentale et
les mathématiques. Mais, comme on le sait en ce qui
concerne la formalisation des savoirs au sein de lois scientifiques
et de modèles mathématiques, le passage de
l'approximatif à la rigueur se traduit par
d'innombrables pertes. Le champ se rétrécit
considérablement et souvent le modèle se révèle
trop rigide pour rester longtemps adéquat. Cela ne
veut pas dire que la science doive renoncer à proposer
des lois, mais elle doit en permanence, pour la critique
de ces lois et pour la recherche de nouvelles lois, faire
un large appel à l'heuristique libre, à
l'imagination et au rêve. En réalité,
les lois se proposent spontanément, si l'on puis
dire, mais nous simplifions ici la formulation. La Nature
formalisée par la science ne renvoie donc pas plus
que la Seconde Nature à une Vérité
absolue ou en soi, puisque, comme les contenus de Seconde
Nature, elle résulte de la compétition darwinienne
entre contenus de conscience et n'est donc jamais
figée. Elle est seulement plus générale
et s'appuie sur des faits expérimentaux qui,
tout en nécessitant d'être, eux-aussi,
relativisés, présentent des fondations plus
solides pour la construction d'une neuro-épistémologie
critique que ne le sont les « faits " observés
empiriquement par des individus dépourvus d'appareils
rigoureux de vérification.
La neuro-épistémologie
à la lumière du darwinisme neural
Ceci
posé, en quoi ce qui précède peut-il
autoriser à parler de neuro-épistémologie
comme le fait Gerald Edelman ? Il faut pour le comprendre
revenir à la façon dont il se représente
la formation et le rôle de la conscience, c'est-à-dire
à sa théorie du darwinisme neural. Nous avons
vu que pour lui le cerveau est organisé en un très
grand nombre de modules distincts mais néanmoins interconnectés
(par la réentrance). Certains ont été
acquis par l'espèce et sont donc transmis dès
la naissance à partir de l'architecture du cerveau
définie par la coopération de différents
gènes. D'autres résultent du mécanisme
général de « reconnaissance de formes
», évoqué ci-dessus, par lequel le cerveau
dès le stade embryonnaire établit des catégories
au sein des informations endogènes et exogènes
perçues par les sens. Un point essentiel, sur lequel
Edelman insiste, concerne la redondance (appelée dégénérescence
dans le vocabulaire scientifique) entre ces modules. Le terme
signifie que des modules différents peuvent représenter
plus ou moins approximativement la même forme. Ceci
est particulièrement évident au sein des cortex
visuels et auditifs. Ainsi est assurée la variation
ou variabilité dans les représentations, autrement
dit un Générateur de diversité (GOD pour
les évolutionnistes, soit Generator of Diversity !),
permettant à la compétition darwinienne entre
modules de s'exercer.
Edelman,
dans la description du cerveau qu'il donne en introduction
à Second Nature, évoque aussi ce
qu'il appelle des « centres de valeurs ».
Ceux-ci n'ont rien à voir avec les valeurs
morales. Le mot désigne les aires cérébrales
capables de diffuser dans l'ensemble du cerveau puis
de l'organisme des neurotransmetteurs génériques,
incitatifs ou inhibiteurs, qui renforcent les réactions
globales de l'organisme. Ainsi en est-il de l'adrénaline,
qui dans la plupart des espèces, contribue à
mobiliser les ressources physiques de l'individu face
à un danger. On retrouve là un mécanisme
courant dans tous les réseaux de neurones formels,
caractérisant ce que l'on appelle les processus
de récompense. Le livre évoque enfin, pour
compléter ce bref recensement, les neurones moteurs
et plus généralement l'appareil sensorimoteur,
qui permet à chaque organisme de s'inscrire
dans son éconiche et de le modifier. Chez l'homme
moderne, cet appareil sensorimoteur est complété
par les machines et instruments produits par la technologie.
Ces
divers éléments constitutifs de la complexité
du corps en situation contribuent ainsi, selon l'hypothèse
du neuro-darwinisme, à l'élaboration de
faites de conscience plus ou moins élaborés.
Le neuro-darwinisme est évidemment l'antichambre
méthodologique de la neuro-épistémologie
(2).
Second
Nature ne manque pas en effet, en prélude à
la réflexion sur la neuro-épistémologie,
de rappeler la théorie de la conscience qui est celle
d'Edelman et de beaucoup de neuro-scientifiques matérialistes.
Nous l'avons-nous même souvent évoquée
et défendue dans des articles et ouvrages précédents.
Rappelons la ici très brièvement. L'organisme
doté d'un système nerveux central situé
dans le corps, le corps lui-même étant situé
dans son éconiche, constitue un ensemble évolutionnaire
aux millions de modules en interaction. Inévitablement,
il en émerge des états de conscience primaire,
c'est-à-dire conscience de soi dans son environnement
mais non conscience d'être conscient. Edelman
reconnaît à ce sujet que de tels états
sont présents chez la plupart des animaux supérieurs.
Mais comme ceux-ci manquent du langage, ils ne sont pas
capables de se représenter à eux-mêmes
en tant que sujets conscients. Ils ne peuvent pas non plus
construire de modèles visant le passé ni le
futur dans lesquels ils se positionneraient comme acteurs.
Ils ne peuvent donc pas élaborer des stratégies
de survie à long terme. Edelman rappelle à
ce sujet que, pour lui, le passé et le futur n'existent
pas en soi. Ce sont des constructions utilisant des mots,
autrement dit des modèles informationnels, avec lesquels
un modèle du soi, lui-même exprimé par
le langage, peut être mis en interaction.
Edelman
est donc conduit, ce qui est devenu classique depuis quelques
années chez les neuroscientifiques matérialistes,
à distinguer la conscience primaire et la forme plus
« évoluée » de conscience, dite
supérieure, qui en émerge au sein des cerveaux
disposant d'une complexité supplémentaire.
C'est grâce à cette complexité
neurale supplémentaire que de nouveaux modules eux-mêmes
redondants sont apparus pour désigner le soi et bien
d'autres concepts reprenant au second ou au troisième
degré des « formes » identifiées
par la conscience primaire. Quel est le rôle fonctionnel
de cette conscience supérieure ? Celui de la conscience
primaire n'est évidemment pas discutable. Elle
permet à l'animal d'acquérir une
représentation globale du monde, au lieu d'être
déterminé par des évènements
différents survenant sans ordre apparent. Par contre,
sur le rôle fonctionnel de la conscience supérieure,
les opinions diffèrent encore.
Comment
la conscience supérieure peut devenir causale
Edelman,
on le sait, rejoint les neuroscientifiques pour qui la conscience
supérieure n'est jamais causale. Autrement
dit, il refuse le concept de libre-arbitre, grâce
auquel les spiritualistes réintroduisent le dualisme.
Cependant, il ne veut pas faire de la conscience supérieure
un simple épiphénomène dont la survivance
au sein de l'évolution ne s'expliquerait
pas. Dans un développement trop court et un peu confus,
il en fait un indicateur "nous" (us) permettant
de nous rendre compte de certains de nos états et
de les signaler par le langage. Mais dans ce cas quel est
ce "nous"? Nous pensons qu'ici, Edelman
s'enferme dans une impasse. Il ne peut se débarrasser
d'une image du Moi constituant une espèce de
chef d'orchestre au sommet du cerveau. Il n'insiste
pas assez sur la construction du Moi résultant de
l'interaction de l'individu avec les autres
individus grâce au langage et aux artefacts développés
à l'intérieur des sociétés.
On
pourrait expliquer d'une façon très simple
pourquoi les individus humains ont hérité
de l'évolution la capacité d'exprimer les
états dominants de leur conscience primaire à
travers le langage et en les attribuant à un Moi
supposé causal, c'est-à-dire supposé
doté de libre-arbitre. C'est parce que le Moi inconscient,
le seul qui soit causal, peut ainsi faire part de ses états
internes aux autres membres du groupe afin d'y recruter
des alliés. Les animaux font d'ailleurs cela avec
moins de sophistication quand ils expriment des émotions
par des cris ou gestes. Ceux-ci sont destinés au
groupe, pour provoquer des réactions collectives
venant à l'aide de l'individu signaleur.
Prenons
un exemple. Circulant en forêt, je perçois inconsciemment
la présence d'un prédateur et, toujours inconsciemment,
je m'en écarte. Mon Moi inconscient a dans ce cas pris
seul la bonne décision. Cependant, si quelques instants
plus tard, ma conscience supérieure est avertie (par
réentrance) de ce qu'a décidé ma conscience
primaire et en avertis le groupe par un discours adéquat
( "j'ai décidé" de m'éloigner
de ce fourré où "je pense" que se
trouve un prédateur), les autres individus du
groupe peuvent comprendre immédiatement le signal de
danger et y réagir adéquatement. Réagir
signifie en ce cas que la conscience primaire de chacun d'eux
comprend inconsciemment le message et prend immédiatement
les mesures adéquates. Mais réagir signifie
aussi que le Moi collectif ainsi formé par le langage
partagé des consciences supérieures renforce
dans chacun des organismes individuels les actions destinées
à protéger non seulement les individus considérés
isolément, mais l'ensemble du groupe se comportant
alors en super-organisme doté d'une conscience primaire
(voire supérieure). Pour être complet, on ajoutera
que l'existence d'une conscience supérieure individuelle
s'exprimant par le verbe n'est pas inutile à la survie
de l'individu. Même si je suis seul face au danger,
le fait que je me dise (par la voix intérieure de la
conscience supérieure) "il y a là un
danger" peut aider le Moi inconscient à mieux
mobiliser ses ressources, notamment en déclenchant
l'action de ce que Edelman appelle les centres de valeur du
cerveau - sécrétion d'adrénaline par
exemple.
On
peut alors considérer que le Moi conscient individuel
serait la façon dont une représentation d'un
Moi générique construite au sein des collectivités
dotées de langage s'incarnerait et se spécifierait
au sein de l'individu particulier, grâce aux
échanges sociaux et notamment grâce à
l'éducation – le tout évidemment
à l'occasion de compétitions darwiniennes
permanentes, tant dans le cerveau individuel que dans ce
que l'on pourrait appeler le cerveau collectif. A
ce moment, le Moi individuel s'exprimant au sein de
la société et représentant une variante
d'un Moi collectif plus général, pourrait
sinon redevenir à lui seul causal, du moins contribuer
à l'émergence d'une action causale. Ses évolutions
commanderaient les organes effecteurs de la société
ou plus précisément celles des individus qui
manipulent les organes effecteurs. Or ceux-ci, contrairement
aux états de conscience supérieure individuels,
sont directement en prise sur le monde. Il devient donc
productif de s'interroger par l'épistémologie
sur la valeur quant à la survie des connaissances
du monde que génèrent de tels Moi collectifs
et sur les rapports que ces connaissances peuvent avoir
avec une supposée vérité. Si elles
s'auto-proclament vraies, relativement ou absolument,
elles n'en auront que plus de force persuasive dans
la compétition entre les connaissances et entre ceux
qui les hébergent.
Les
neuro-mèmes
Nous venons de le voir, l'hypothèse du Moi
collectif découlant d'une véritable
conscience collective produite par l'interaction des
individus dans un groupe n'est pas prise véritablement
en considération par Edelman, qui reste fondamentalement
un « neurologue de l'individu » . Elle
permettrait pourtant de redonner de la consistance aux mèmes,
traités dédaigneusement par notre auteur.
Certes, si l'on considère les mèmes
comme des informations désincarnées voltigeant
et se reproduisant tels des virus informatiques au sein
des réseaux de communication modernes, on ne voit
pas comment ils peuvent contribuer à l'enrichissement
du cerveau au travers des processus du darwinisme neural.
Mais
les mèmes ne sont pas seulement des systèmes
d'informations ou programmes d'instructions externes.
Ils se traduisent nécessairement, dès qu'ils
ont pénétré dans un cerveau doté
de capacités langagières, par de nouveaux modules
neuraux entrant en compétition avec les millions d'autres
modules constituant le cerveau global. On retrouve là
l'approche dite de la neuro-mémétique
défendue notamment par le britannique Robert Aunger(3).
En ce cas, rien n'interdit de dire que le Moi puisse
lui-même être le produit d'un conflit arbitré
en permanence, selon la force des informations en entrée
dans les réseaux formels neuronaux, entre mèmes
de provenance extérieure et modules hérités
ou acquis lors d'expériences comportementales
antérieures. Ajoutons que cette hypothèse permet
de mieux comprendre la question à laquelle se heurte
souvent les méméticiens « non neuronaux
» : pourquoi certains mèmes réussissent-ils
à s'implanter chez certains individus et sont
ils radicalement rejetés par d'autres ? Pour
y répondre, on parlera par image d'une question
de résistance de terrain. Nous avons évoqué
à ce sujet (1) un phénomène
très voisin, celui de la façon dont le système
immunitaire repousse certains antigènes et succombe
au contraire devant d'autres.
Gerald
Edelman n'approfondit pas non plus, tout au moins
dans Second Nature, la question délicate
résumée par le concept de noyau dynamique
et d'activité intégrative (Dynamic
Core). Il se borne à constater que, dans les
cerveaux sains, la conscience n'est pas dissociée,
tout au moins dans l'instant présent. Elle
est unitaire. Ceci est vrai qu'il s'agisse de
la conscience primaire ou de la conscience supérieure.
Le cerveau parait capable de réaliser à tous
moments une seule et unique synthèse résumant
les résultats de la compétition darwinienne
incessante entre lesquels s'affrontent les modules
neuronaux conscients et inconscients. Ainsi le rapporteur
d'un congrès animé peut résumer
en un compte-rendu clair les résultats des débats.
Mais quel est le mécanisme qui permet à tout
moment l'expression d'un état unique
de conscience ? (On parle aussi du problème du «
binding »). Où et comment se produit
ce phénomène essentiel à la compréhension
de l'unité du moi conscient individuel ? On
sait que la question n'est pas résolue actuellement.
Gerald Edelman fait cependant à ce sujet une observation
à laquelle nous avons été attentifs.
Il
explique que pour comprendre le fonctionnant du noyau dynamique
et la génération d'états de conscience
unitaires, il est pratiquement impossible aujourd'hui d'expérimenter
chez l'animal vivant et moins encore chez l'homme. Il faudrait
de toutes façons sans doute descendre bien au-delà
de l'observation des neurones individuels, afin d'observer
le fonctionnement corrélé de milliards de cellules
– et de molécules chimiques - appartenant au
corps dans lequel le cerveau est situé. Par contre,
selon Edelman, on peut espérer que l'étude,
bien plus facile à mener, de la façon dont des
états de conscience primaire émergent chez les
robots pourrait nous donner quelques pistes – ceci même
si l'on découvrait que les robots acquièrent
des consciences bien différentes des nôtres,
comparables à ce que pourraient être des consciences
d'extraterrestres(4).
Pour
conclure sur la neuro-épistémologie...
Finalement, si nous voulions terminer cette brève
recension par un retour à la question de la neuro-épistémologie,
que retiendrons nous du livre ? Nous pouvons le résumer
en quelques mots. Les connaissances, qu'elles soient
embodied dans le corps ou embedded dans
l'éconiche, sont toujours relatives, partielles
et en compétition darwinienne permanente. Il en est
de même des Vérités auxquelles on prétend
obstinément les rattacher. Ce relativisme est évidemment
lui-même relatif, selon notamment que les connaissances
font appel à de vastes systèmes de représentations
collectives aussi différents que les mythologies
d'un coté, les théories scientifiques
d'un autre. Les Vérités scientifiques
elles-mêmes sont dépendantes des cerveaux et
de l'état de maturation qu'ils atteignent
au fur et à mesure de l'évolution. Il
n'est pas exclu, nous l'avons vu, que de super-robots
intelligents puissent un jour se représenter le cosmos,
la vie et la conscience, en termes scientifiques, certes,
mais de façon bien différente de la façon
dont nous le faisons nous-mêmes.
Quoi
qu'il en soit, les connaissances, la façon de les produire
(et la réflexion épistémologique ou mythologique
en découlant) sont nombreuses et différemment
convaincantes ou conquérantes. Gerald Edelman, pour
ce qui le concerne, a choisi depuis toujours son camp. C'est
celui de la science et de la philosophie des sciences. Ainsi
faisons nous aussi pour notre part.
D'autres, pour des raisons qui leur sont propres,
restent réfractaires au discours scientifique et
préfèrent celui des religions. C'est
leur droit, évidemment. Qu'ils croient à
Dieu ou à Diable ne nous intéresse qu'à
titre documentaire. Mais qu'ils ne se mêlent pas de
nous imposer leur point de vue. Gerald Edelman, dans son
livre, ne s'exprime pas avec cette franchise. Nous
savons cependant que c'est là sa conviction
philosophique profonde. Salut donc à lui.
Notes
(1) J.P. Baquiast. Pour
un principe matérialiste fort, Ed J.P. Bayol 2007
(2) On observera que le darwinisme neural,
sans être rejeté radicalement par tous les chercheurs
en neuro-sciences, ne suscite pas partout le même soutien
enthousiaste. Le rival de Gerald Edelman, Francis Crick, avait
parlé de « neuro-edelmanisme ». On fait
valoir par exemple le rôle actif que joue le jeune individu
dans le choix des informations qu'il reçoit et la manipulation
de son environnement. Mais n'y a-t-il pas là une résurgence
d'une sorte de finalisme s'en prenant à son ennemi
héréditaire, le darwinisme. Plus sérieusement,
on veut évoquer aussi la coopération qui s'établit
entre les neurones et les autres cellules du corps décrite
notamment par ce que Gilbert Chauvet désigne du terme
de « physiologie intégrative ». Quoi qu'il
en soit, nous ne voyons pas là de raisons sérieuses
pour remettre en cause le darwinisme neural et refuser d'y
voir le mécanisme générateur des émergences
globales que sont les comportements et, plus particulièrement,
les différentes formes de conscience.
(3) Voir
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2002/sep/aunger.html
(4) Nous observons avec plaisir à
ce sujet que Second Nature consacre tout un chapitre à
la réalisation de ce que l'auteur appelle des «
brain-based devices » Il s'agit d'un programme
de recherche conduit au sein du Neurosciences Institute qu'il
préside et aboutissant à la série des
robots « Darwin »
(voir http://www.me.vt.edu/Robocup/Site/Home.html).
Ceux-ci ne sont pas aussi originaux que le dit Edelman. Ils
correspondent en fait à ce que l'on appelle ailleurs
des systèmes cognitifs ou des robots conscients. Gerald
Edelman admet que les prototypes les plus évolués
de cette série peuvent commencer à héberger
des formes locales de conscience primaire, avec la manifestation
d'intentions à partir de contenus de mémoires
(ou connaissances) résultant de leur interaction avec
leur environnement et résumant les acquis de leurs
comportements passés. Il ne pense pas que ces engins
puissent prochainement héberger des consciences supérieures
significatives, tant du moins que leur complexité ne
sera pas comparable à celle d'un cerveau même
primitif. Mais il ne considère absolument pas que l'objectif
soit à rejeter. On sait que les roboticiens sont plus
optimistes que Gerald Edelman puisqu'ils comptent sur des
progrès rapides dans la miniaturisation et l'efficacité
des composants. Ceci permettra de doter les robots autonomes
de mémoires aussi riches que les 100 milliards de neurones
du cerveau humain. C'est donc peut-être grâce
à de tels robots, faisant appel à des millions
ou centaines de millions d'agents, que l'on comprendra mieux
le mécanisme du binding.