Cet
ouvrage, sous un titre peu explicite pour qui ne connaît
pas Lewis Caroll (Through the Looking Glass), s'attache
à une tâche immense. Il s'agit d'abord
de recenser toutes les croyances qui ont caractérisé
les hommes depuis qu'ils ont divergé des autres
primates, croyances qui aujourd'hui encore continuent
à les distinguer des animaux. Mais il s'agit
aussi de comprendre pourquoi cette exceptionnelle aptitude
à croire est apparue et en quoi ces croyances, aussi
peu fondées qu'elles puissent parfois sembler
être à un observateur scientifique, ont contribué
à la survie des humains confrontés aux contraintes
du milieu naturel. Lewis Wolpert insiste beaucoup, en biologiste
évolutionnaire qu'il est, sur un point essentiel
en matière d'évolution, bien mis en
évidence par Darwin. Les propriétés
anatomiques ou comportementales caractérisant les
êtres vivants apparaissent au hasard mais elles ne
se maintiennent que si elles apportent un bénéfice
compétitif aux espèces qui en sont dotées.
L'ouvrage démontre qu'il en est bien
ainsi concernant cette propriété spécifique
(sauf exceptions) aux humains qu'est l'aptitude
à croire.
Rassurons
tout de suite le lecteur. Le livre, bien qu'il aborde
une matière difficile et foisonnante, est de lecture
très facile et ne se perd pas dans les considérations
théoriques. Cela ne veut pas dire qu'il soit
superficiel. Les nombreuses références citées
en fin d'ouvrage montrent que l'auteur n'avance
pas d'affirmations à la légère.
Il a beaucoup lu et beaucoup critiqué. Nous ne
pouvons que souhaiter voir paraître une traduction
française de ce travail, qui constitue un nouvel
apport de poids au matérialisme scientifique face
à la recrudescence des attaques qu'il subit
de toutes parts, notamment dans le monde anglo-saxon.
Le
thème de la croyance est ambigu, puisqu'il
désigne aussi bien les croyances religieuses universellement
répandues que les préjugés marquant
la vie de tous les jours. Il est évident qu'il
sera traité différemment par un spiritualiste
voyant dans la croyance une des manifestations les plus
hautes de l'esprit humain, lui permettant d'entrer
en communion avec la divinité, ou par un scientifique
matérialiste pour qui l'aptitude à
croire est un trait évolutif analogue à
de nombreux autres. Or Lewis Wolpert est connu dans les
milieux scientifiques pour son athéisme. Il en
prévient d'emblée le lecteur, en s'affirmant
matérialiste réductionniste. Autrement dit,
s'il ne combat pas les religions, il refuse de les
voir interférer en quoi que ce soit avec les travaux
scientifiques. Pour lui, la méthode scientifique
expérimentale est la seule capable de proposer
à l'humanité des « vérités
« en lesquelles croire. Il ne s'agit évidemment
pas de « vrai absolu » mais seulement de constructions
relatives sur lesquelles s'accorde à tout
moment la communauté scientifique. Elles sont remises
en cause de façon permanente par le développement
des recherches, mais c'est précisément
ce qui les distingue des autres croyances qui sont généralement
imperméables à la critique. Ce point de
vue sur la vérité scientifique inspire la
ligne éditoriale de notre revue et nous rend donc
particulièrement intéressante la lecture
du livre de Lewis Wolpert. Ceci particulièrement
à une époque où, même dans
les sociétés depuis longtemps laïques,
telles que la nôtre, les religions s'engagent
à nouveau dans une offensive contre le rationalisme
et l'héritage des Lumières. Prévenons
cependant le lecteur. L'auteur est vraiment «
matérialiste réductionniste », comme
il l'affirme. C'est ainsi qu'il ne prête
aucun caractère scientifique à des pratiques
comme la psychanalyse ou les médecines douces,
en dehors de l'effet placebo que celles-ci peuvent
provoquer. Nous serions pour notre part plus nuancés,
comme indiqué dans la seconde partie de cet article
où nous proposons quelques commentaires.
Un
acquis de l'évolution
La
croyance n'est donc pas pour Lewis Wolpert le signe
d'une quelconque intervention de la divinité
dans l'histoire humaine. La croyance est un caractère
développé par l'espèce humaine
de même que l'ont été de nombreux
autres traits, tels la bipédie, l'usage de
la main et le langage. Ce caractère est aujourd'hui
héréditaire, déterminé par
des configurations génétiques acquises aux
origines de l'hominisation. L'importance que Lewis
Wolpert donne aux gènes dans la commande des comportements
psychologiques complexes caractérisant la croyance
ne surprendra pas. L'auteur, même s'il
ne dit pas, s'inscrit dans la tradition de la sociobiologie.
C'est ainsi que pour lui, la généralisation
de l'aptitude à croire est une conséquence
de la mise en place dans le cerveau des humains d'aires
cérébrales appropriées, qu'il
appelle une " machine à croire " (belief
engine). Les observations de la neuro-imagerie ou
de la clinique (portant sur des patients atteints de troubles
neurologiques) le démontrent sans équivoque
à ses yeux. Mais, aussi réductionniste qu'il
s'affirme, il reconnaît cependant que les
croyances prennent également des développements
culturels qui interagissent en permanence avec l'évolution
génétique.
Dans
son introduction, Lewis Wolpert explique pourquoi il en
est venu à s'intéresser aux croyances.
C'était parce qu'il ne comprenait pas
pourquoi tant de gens refusent de faire confiance à
la science et pourquoi aujourd'hui encore, se développent
de si vigoureux mouvements anti-scientifiques. Cependant,
dans le même temps, les mêmes personnes croient
dur comme fer, selon l'expression française,
à ce qui pour un esprit rationnel n'a aucun
sens, par exemple aux anges, aux extraterrestres, à
la télépathie et à la lévitation.
Nous sommes si habitués à vivre au milieu
des superstitions, y compris de la part d'esprits
considérés comme distingués, que
nous n'y faisons plus attention. Mais nous avons
tort. Si les populations, même dans les sociétés
dites avancées, refusent si généralement
la démarche scientifique apparue chez les philosophes
grecs et qui constitue aujourd'hui la seule et unique
façon de comprendre le monde, si par contre elles
s'inventent tant de certitudes fausses aux yeux
de la science, c'est qu'il existe à
cela des raisons très profondes, acquises il y
a plus d'un million d'années, dont
Lewis Wolpert s'efforce de mettre en lumière
les mécanismes.
Contrairement
aux croyances, la pensée scientifique et plus généralement
la pensée rationnelle sont au contraire très
récentes. Elles sont contre-intuitives, c'est-à-dire
qu'elles obligent à refuser les évidences
et à ne pas se fier au sens commun. Elles demandent
donc un effort particulier d'ouverture intellectuelle
à ceux qui leur font confiance. Aussi, pour Lewis
Wolpert, la culture scientifique ne peut être assimilée
à une croyance. On pourrait être tenté
de penser que si l'humanité se débarrassait
de sa propension à croire n'importe quoi
et pratiquait plus volontiers la pensée rationnelle,
d'innombrables drames aujourd'hui plus menaçants
que jamais pourraient être évités.
La
machine à croire
Dès
le début de l'ouvrage, l'auteur montre
que chacun d'entre nous cherche à comprendre
les causes des évènements inattendus qui
l'affectent. Quand nous pensons avoir trouvé
la cause, nous avons tendance à transformer notre
découverte en objet de croyance. Il nomme cela
l'impératif cognitif, qui déclenche
la machine à croire évoquée ci-dessus.
Ce mécanisme est devenu instinctif car il a rendu
les humains capables, tout au long de leur évolution,
d'organiser le monde, avec ses dangers comme avec
ses ressources, d'une façon qui le rendait
compréhensible et exploitable. Si l'humanité
a survécu, c'est probablement parce que les
croyances pertinentes ont été plus nombreuses
que celles qui n'étaient pas fondées. Cependant
aujourd'hui, les croyances pertinentes, reconnues
par la société comme utiles à la
survie (par exemple regarder à gauche et à
droite avant de traverser), ont été intégrées
dans des règles collectives que l'on ne discute
pas et auxquelles (en principe), il ne s'agit pas
de croire ou ne pas croire. Par contre les individus se
trouvent confrontés à d'innombrables
évènements que ces règles ne prévoient
pas. C'est alors que sa machine à croire
lui fait inventer des causes imaginaires, auxquelles faute
d'autres explications, il est obligé d'apporter
foi. Sans quoi il ne comprendrait pas le monde extérieur,
il ne comprendrait pas davantage ses semblables et cela
provoquerait en lui une angoisse insupportable.
La
machine à croire fonctionne malheureusement de
façon incohérente, même lorsque des
règles sociales ont établi des « croyances
» officielles. C'est ce que l'on nomme
l' « illusion causale ». Ainsi, beaucoup
de gens continuent à croire que la ceinture de
sécurité imposée par le code de la
route ne sert à rien ou est dangereuse. Les psychologues
ont montré que des profils psychologiques différents
déterminent le type d'illusions causales
caractérisant les individus. On en tire des enseignements
utiles concernant la prise de risque individuelle (personal
risk assessment) face aux dangers multiples qui menacent
les personnes et les groupes. Mais ce n'est pas
pour autant qu'il apparaît possible de redresser
les erreurs et les superstitions, fussent-elles démontrées
comme dangereuses. Les individus demeurent étrangement
fidèles aux croyances qu'ils se sont données,
même lorsque l'expérience leur en a
montré la fausseté.
Lewis
Wolpert confirme le jugement de David Hume, pour qui la
croyance est une propriété de l'esprit
qu'aucun philosophe n'a jamais expliqué.
Pour lui, malgré les progrès de la neuro-imagerie
moderne, il s'agit encore d'un mystère.
Ceci concerne tout autant les croyances quotidiennes évoquées
ci-dessus que celles associées aux religions. Contrairement
à la connaissance, qui ne se discute pas (comment
fonctionne tel appareil), la croyance porte sur quelque
chose qui peut être vrai ou faux. Mais pour celui
qui y croit, elle se transforme en connaissance (croire
aux fantômes parce que les fantômes existent),
même en l'absence de toute expérience
démonstrative répondant aux critères
de la connaissance scientifique.
Une
apparition par hasard?
C'est
l'interprétation de la causalité qui
fonde la croyance. On distingue, en suivant David Premack,
une causalité faible et une causalité forte.
La première relève de la simple association
et est accessible aux animaux. Un chien de garde aboie
quand un visiteur se présente. La seconde est,
sauf exceptions, spécifique aux humains. Elle découle
d'une disposition programmée dans le cerveau
qui suppose l'existence d'une force invisible
reliant deux phénomènes associés.
D'où
provient cette disposition fondamentale ? L'auteur
propose une hypothèse très importante. Elle
découle de l'usage des outils par les premiers
hominiens. Une pierre utilisée comme outil est
perçue comme cause d'évènements
intéressant pour la survie car on fait l'hypothèse
qu'elle mobilise à son profit une force mécanique
invisible capable de modifier le monde environnant et
d'être utilisée par celui qui manie
la pierre. Les chimpanzés utilisent des pierres
pour casser des noix mais ils n'ont jamais (sauf
peut-être en captivité, au contact des humains)
perçu dans la pierre et l'usage qu'ils
en font une force plus générale susceptible
d'être mise au service d'autres besoins.
Ils n'ont donc pas transformé la pierre afin
d'en faire un outil polyvalent.
Mais
pourquoi les ancêtres des lignées humaines
ont-ils compris qu'ils pouvaient utiliser les pierres
à d'autres usages que la préparation
des noix, ce qui leur a permis de s'engager dans
la fabrication d'outils de plus en plus complexes
et sans doute aussi de découvrir l'usage
du langage ? La question est importante, si on admet que
c'est l'outil, comme le pense Lewis Wolpert,
qui a permis l'hominisation. Deux réponses
sont possibles, entre lesquelles la paléoanthropologie
ne permet pas de trancher. Lewis Wolpert les évoque
toutes les deux. La première suppose l'apparition
chez certains hominiens d'une mutation génétique
ayant donné au cerveau la capacité de réaliser
des associations logiques entre perceptions, associations
impossibles aux autres primates. Mais l'auteur évoque
aussi le simple accident comportemental. Il mentionne
une hypothèse qui nous parait plus facile à
admettre que l'appel à une mutation génétique
de circonstance. Il suppose qu'un primate quelconque
se serait blessé en manipulant l'éclat
d'une pierre brisée lors d'une percussion.
C'est l'image (il s'agit en fait d'un os), présentée
en introduction du film " 2001 Odyssée
de l'espace" . Sa blessure lui aurait
donné l'idée, si l'on peut dire,
d'utiliser l'éclat de pierre pour la
découpe d'une charogne. Le premier outil
généraliste serait né ainsi. Cette
première expérience se serait diffusée
par imitation, autrement dit sur le mode culturel. On
peut tout à fait imaginer que l'invention
initiale et son imitation n'aient intéressé
que quelques individus, avant de s'étendre
plus largement au fil des années. Les mutations
génétiques entraînant l'apparition
d'aires cérébrales appropriées
à l'usage des outils ne se seraient produites
que beaucoup plus tard.
Quoiqu'il
en soit des origines, une fois que les hominiens eurent
compris que la pierre transformée en outil pouvait
provoquer d'innombrables évènements
utiles, ils ont pris conscience de la relation abstraite
entre cause et effet. Ce nouvel acquis de connaissance
a pu dès lors trouver emploi dans tous les évènements
de leur vie, en améliorant considérablement
leurs capacités adaptatives. De nouvelles espèces
humaines se seraient ainsi différenciées
des précédentes, caractérisée
par des capacités cognitives dont les bases neurales
étaient désormais programmées dans
les cerveaux. Rappelons que cet évènement
fondateur de l'hominisation se serait produit bien
avant l'apparition de l'homo sapiens,
puisqu'il semble que les australopithèques
aient utilisé des outils. La croyance en l'existence
de causes explicatives des évènements et
la recherche active de celles-ci se sont évidemment
généralisées chez les homo sapiens.
Elles
sont plus actives que jamais aujourd'hui, puisque
on les trouve à l'œuvre chez les enfants
dès le plus jeune âge. Le nourrisson cherche
des causes au monde qui l'entoure. Non seulement
il les cherche mais il les trouve et, quand il ne les
trouve pas, il les invente. Ce n'est pas l'apprentissage
qui lui permet de procéder ainsi. Il s'agit
selon Lewis Wolpert d'une disposition innée,
encore plus fondamentale que celle intéressant
la compréhension par le nourrisson du langage naturel.
Cette dernière n'est d'ailleurs sans
doute qu'une application de la première.
L'auteur
regrette le faible nombre des études sérieuses
intéressant l'origine, le développement,
le rôle et les déviances de cette disposition
à rechercher des causes et à en tirer matière
à croyances. Nous ne pouvons que nous associer
à ce regret. Il semble que la croyance, dans nos
sociétés encore profondément religieuses,
soit marquée d'un caractère sacré
qui interdit d'en faire une étude scientifique
approfondie, faisant appel aux outils puissants des neurosciences
et de la psychologie évolutionnaire. Même
la mémétique inventée par Richard
Dawkins, pourtant athée convaincu, n'a pas
été vraiment, selon Lewis Wolpert, appliquée
à la façon dont naissent, se propagent et
évoluent les croyances. Les méméticiens
s'en sont tenus à des rapprochements superficiels.
Le
monde des croyances
Après
ces considérations générales, le
livre analyse en détail un grand nombre de types
de croyances, que nous ne pouvons évoquer ici.
Les enfants, les animaux (ont-ils des croyances et lesquelles
?), les malades mentaux génèrent des croyances
très diverses, riches en illusions multiples, qui
méritent toutes attention, de par leur caractère
éclairant. A partir de celles-ci, le livre aborde
l'étude des croyances religieuses, sous leurs
diverses formes. Lewis Wolpert reprend ici l'hypothèse
désormais très répandue selon laquelle
croire en une vie après la mort, en des divinités
protectrices et au pouvoir curatif de la prière
permet aux humains de mieux résister aux difficultés
de l'existence et à l'angoisse de la
mort. Mais cette hypothèse est peut-être
un peu simpliste car elle n'explique pas comment
l'athéisme serait apparu dès l'antiquité
et se trouve aujourd'hui bien représenté,
y compris dans les Etats religieux.
Après
les croyances religieuses, le livre consacre de nombreuses
pages à l'étude des croyances intéressant
le paranormal, sans doute encore plus répandues
de nos jours que les croyances religieuses, quand elles
ne leur sont pas associées. Il termine par la discussion
des croyances intéressant la santé et finalement
des croyances appliquées à la morale et
à la politique – qui on le sait furent et
demeurent encore responsables d'innombrables massacres.
Mais
la croyance en la science doit-elle être assimilée
aux croyances précédemment énumérées
? Pour Lewis Wolpert, la réponse est négative.
Il distingue une croyance irraisonnée dans les
bienfaits de la science et de la technologie, qui relève
de la métaphysique. Par contre, la démarche
de la science expérimentale, qui soumet les hypothèses
à la sanction de l'expérimentation
et les résultats de l'expérimentation
à l'approbation de la communauté scientifique
(peer-review), constitue à ses yeux le
seul moyen par lequel l'humanité peut se
donner des certitudes sur le monde capables de l'aider
à assurer sa survie. Il ne s'agit donc plus,
pour reprendre la distinction précédente,
de matière à croyance (vraies ou fausses)
mais de connaissances. Ces connaissances sont évidemment
évolutives et relatives mais elles ne peuvent faire
l'objet de doutes systématiques, comme voudraient
le faire croire les mouvements anti-scientifiques. Bien
évidemment, de telles connaissances ne laissent
pas de place à l'intrusion de la religion.
Si le Dieu hypothétique acceptait de faire un miracle
clairement reconnu, comme de transformer l'eau du
Loch Ness en vin, les scientifiques reconsidéreraient
leur position à son égard. Mais cela ne
s'est jamais produit jusqu'à ce jour.
On retrouve dans ce jugement de Lewis Wolpert relatif
à la science un trait caractéristique du
matérialisme scientifique pur et dur qui est le
sien, mais nous n'avons pas de raison de nous élever
contre ce point de vue.
Discussion
Le
livre selon nous n'appelle pas beaucoup de commentaires
et moins encore d'objections. Tout au plus pourrions
nous souhaiter quelques nuances et approfondissements.
Deux points notamment nous paraissent mériter d'être
précisés. Le premier concerne l'utilisation
des croyances comme moyen de contrôle des individus
par les organismes sociaux et les différentes formes
de pouvoir. Le second est relatif aux processus d'acquisition
des connaissances par les espèces vivantes.
Sur
le premier point, il nous semble que Lewis Wolpert ne
met pas assez l'accent sur la façon dont,
sans doute depuis la plus haute antiquité, des
forces politiques institutionnelles ou subversives ont
utilisé la capacité à croire des
populations pour définir ou contrôler les
comportements de celles-ci. Il faudrait plusieurs volumes
pour faire l'inventaire de l'usage politique
des idéologies et religions visant à exploiter
la crédulité des foules. Le thème
dira-t-on est bien connu. Nous pensons cependant qu'il
pourrait être renouvelé en conjuguant l'étude
neuroscientifique de la croyance, telle que résumée
excellemment par Lewis Wolpert, et les considérations
relatives aux super-organismes et aux produits mémétiques
que ceux-ci génèrent dans les compétitions
qui les opposent les uns aux autres.
Il
parait indiscutable que les croyances ne se sont pas répandues,
avec les appareils neuronaux qui les génèrent,
uniquement parce qu'elles apportaient des réponses
rassurantes aux questions métaphysiques que se
posaient les humains. Les empires, les églises
(considérées comme des organisations destinées
à exercer un pouvoir social), les partis politiques
et autres super-organismes ont générées
des croyances jouant le rôle d'outil de mise
en conformité (conformity enforcers) comme
l'a bien expliqué Howard Bloom. Ceci se fait
d'ailleurs souvent de façon spontanée,
sans que les chefs politiques et religieux aient toujours
conscience de la manipulation des esprits à laquelle
ils se livrent. Les compétitions entre super-organismes,
prenant la forme de guerres entre nations et même
entre civilisations, sont des phénomènes
de grande ampleur. Il ne faut donc pas s'étonner
qu'elles ancrent en profondeur dans les esprits
des individus l'aptitude à croire qui est
la meilleure arme, offensive et défensive, de ces
super-organismes.
En ce
qui concerne l'acquisition des connaissances, pouvant donner
lieu à des croyances, nous pensons qu'il ne faut
pas distinguer trop strictement la façon dont les
espèces animales (au moins celles dotées d'un
cerveau) se représentent le monde, et celle utilisées
par les humains dans le cadre soit de l'acquisition spontanées
(empirique) de croyances soit d'une démarche scientifique
expérimentale rigoureuse. Tous les animaux interagissent
avec leur environnement. Ces interactions donnent lieu à
des modifications dans leur équipement corporel et
dans leurs comportements. Les modifications qui contribuent
à l'adaptation sont retenues et transmises héréditairement
(par les gènes) et culturellement (par l'exemple).
C'est à partir de ces acquis que les espèces
se développent en se complexifiant et en se différenciant.
Les premiers hominiens, comme leurs cousins primates, n'ont
pas échappé à cette règle générale.
Ils ont acquis des connaissances par essais et erreurs qui
leur ont permis de survivre. Ces connaissances n'avaient
pas de signification en termes de vrai ou de faux absolus.
Elles étaient vraies si elles permettaient la survie.
Dans ce cas, elles s'intégraient au patrimoine génétique
et cognitif de l'espèce. Elles étaient fausses
si elles menaient à des impasses en terme de survie
et en ce cas elles disparaissaient avec ceux qui les avaient
élaborées.
Il
n'y a donc pas lieu, chez les humains, au moins
dans une perspective historique, de distinguer entre connaissances
vraies (donnant naissance à la production des connaissances
scientifiques) et croyances fausses, donnant naissances
aux mythologies diverses. Dans les deux cas il s'agit
d'un processus d'exploration du monde par
essais et erreurs, qui globalement contribue à
la survie de l'espèce.
Tout
ce que l'on pourrait dire, c'est que les connaissances
scientifiques ont une puissance bien plus grande que les
croyances quand il s'agit de modifier le monde matériel
afin de l'adapter aux besoins humains. En effet,
les premières portent principalement sur la façon
d'utiliser les outils et les concepts instrumentaux.
De plus elles sont partagées par l'universalité
de ceux qui s'intègrent à la démarche
techno-scientifique et qui acceptent la rigueur de la
démonstration sanctionnée par les pairs.
Les croyances au contraire sont multiples, souvent anarchiques
ou contradictoires, généralement inefficaces
pour la compréhension et la transformation du monde.
Elles ne peuvent agir que par le verbe, c'est-à-dire
lorsqu'elles sont instrumentalisées par des
pouvoirs visant à contrôler les individus.
On retrouve alors la problématique des super-organismes
évoquée au chapitre précédent.
Au service des super-organismes, les croyances acquièrent
de la puissance, susceptible de s'opposer aux connaissances
scientifiques. Mais, comme Lewis Wolpert le montre bien,
il s'agit dans l'ensemble d'une puissance
néfaste.