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Vertigineuse
scintillance de l'à peu près
Le
dernier livre de Jacques Attali, Une brève histoire
de l'avenir, serait déjà semble-t-il
un grand succès de librairie. Cela se comprend et,
malgré les réserves que nous présentons
ci-dessous, nous pensons qu'il convient de le lire. Si l'ouvrage
comporte 420 pages, il est écrit de façon
très simple (et en gros caractères) permettant
le cas échéant une lecture rapide. Il ne s'agit
en rien d'une thèse scientifique mais d'un très
gros article journalistique, dans le style d'ailleurs des
précédents ouvrages de l'auteur.
Pourquoi le discuter ici ? Parce que, dans cette revue,
nous donnons souvent la parole aux futurologues français
et étrangers qui s'efforcent de prévoir l'avenir,
notamment en tenant compte de l'évolution probable
des sciences et des technologies. Certes, les prévisions
ont beaucoup de chances de se révéler fausses.
Jacques Attali ne manque pas, et il a raison, de nous le
rappeler. Mais il serait dangereux et d'ailleurs impossible
de fermer les yeux sur l'avenir sous prétexte que
le regard se perd vite dans les brumes de l'incertitude.
Le mérite du livre consiste à rassembler et
mettre en perspective un grand nombre de données,
généralement dispersées dans de nombreux
livres et articles que le lecteur n'a pas nécessairement
la possibilité de consulter. Il s'agit d'abord de
celles concernant le passé. Dans ses précédents
ouvrages, Jacques Attali a proposé des synthèses
brillantes concernant l'histoire de l'Europe, notamment
sous l'angle économique et financier. Les deux premiers
chapitres reprennent ce thème, en l'étendant
à l'histoire du monde. Celle-ci est survolée
depuis les temps préhistoriques jusqu'à la
seconde guerre mondiale.
L'auteur, qui ne craint pas les simplifications, montre
que l'ordre marchand, c'est-à-dire celui du capitalisme
libéral, s'est progressivement substitué aux
ordres précédents, ceux des religions et ceux
des empires. Cet ordre marchand lui-même a connu neuf
(?) formes successives, en fonction des technologies développées
à chaque époque. Ces formes se sont construites
autour de ce qu'il appelle des «villes-coeurs»(1).
Chaque fois qu'une ville-coeur en remplaçait une
autre, grâce à la maîtrise d'une nouvelle
technologie et au développement des réseaux
industriels et commerciaux correspondant, elle se portait
davantage à l'ouest, là où se trouvaient
de nouveaux espaces à exploiter. Les coeurs ont dont
migré de Bruges au XIIIe siècle
jusqu'à Los Angeles aujourd'hui.
La
prospective proprement dite commence au 3e chapitre,
qui annonce, avec les précautions de rigueur, la
fin de l'empire américain vers la moitié de
ce siècle. La méthode principalement utilisée
pour faire ces prédictions, dans ce chapitre, repose
sur une extrapolation des données démographiques,
économiques, géopolitiques actuellement disponibles.
Elle fait appel par ailleurs à la prospective technologique,
en étudiant notamment l'impact des nouvelles sciences
et technologies sur les objets produits, les modes de consommation
de ces objets et les transformations des sociétés
et des moeurs en résultant. Le postulat de base est
que le capitalisme marchand, accompagné d'une démocratisation
institutionnelle relative (ce que Jacques Attali nomme la
démocratie de marché) continuera à
s'étendre mais que ses effets porteurs bénéficieront
de plus en plus aux Etats-continents asiatiques. L'Amérique
aura du mal à conserver sa suprématie. Quantà
l'Europe, dans ce type de prospective, elle sera progressivement
rayée du nombre des puissances, pour rejoindre l'Afrique
dans le non développement.
Mais
la vision futuriste de Jacques Attali ne s'arrête
pas là. Dans les trois chapitres suivants, il cesse
de faire des prévisions dans le prolongement des
courbes actuelles, annonçant les événements
qui, dans la suite du XXIe siècle, pourraient
survenir du fait de l'épuisement de l'Empire américain
et plus généralement du tarissement des capacités
innovatrices du capitalisme de marché. Il imagine
d'abord l'établissement de ce qu'il appelle un hyperempire
où les Etats et les services publics auraient disparu.
Le marché sera devenu planétaire, ses centres
se répartissant au gré des luttes d'intérêt
entre différentes parties du monde. Les Etats n'existant
plus, ce seront des objets fabriqués en série
et vendus sur le marché qui remplaceront les polices,
les juges et les prisons.
Il
s'agira d'objets qu'il nomme des «surveilleurs»
faisant largement appel aux technologies nouvelles telles
les nanotechnologies. Ces surveilleurs, mis en place par
des compagnies privées de sécurité,
travaillant elles-mêmes pour des sociétés
d'assurance privées dont le rôle deviendra
majeur, veilleront à la régulation des comportements
individuels. Mais très vite, ces outils d'hypersurveillance
deviendront des outils d'autosurveillance permettant aux
individus de vérifier eux-mêmes qu'ils ne dérogent
pas aux règles d'hygiène et de sécurité.
Les autres services publics, d'enseignement et de santé,
seront eux aussi délégués à
des sociétés de service qui vendront les technologies
adéquates.
L'hyperempire résultera de l'accord
entre ce qui restera des Etats et les sociétés
privées elles-mêmes devenues nomades pour
développer ensemble le contrôle sur les individus,
par le biais notamment des neurosciences. Tout sera marchandise,
au profit de l'individu consommateur, y compris
le temps libre. Une catégorie dirigeante, les hypernomades,
regroupera tous ceux qui profiteront à plein des
possibilités de jouissance et de pouvoir de l'hyperempire.
Dans leur sillage, des exécutants de bon niveau,
cadres, ingénieurs, chercheurs formeront la classe
des nomades virtuels. Au nombre de 4 milliards, ils seront
sédentaires mais travailleront en réseau
pour des entreprises nomades non localisées. La
pauvreté n'aura pas disparu pour autant.
Un effectif de 3,5 milliards d'infranomades ne pourra
pas être résorbé. Ils subsisteront
à la limite du seuil de survie de 2 dollars par
jour et seront disponibles non pas pour toutes les tâches,
car il n'y en aura plus guère pour eux, mais
pour toutes les révoltes. Comme l'hypermarché
ne pourra pas fonctionner sans un minimum de normes et
d'arbitrages, les entreprises nomades, au sein des
professions qui subsisteront, définiront les règles
et les imposeront à tous. Jacques Attali insiste
bien pour montrer, exemples à l'appui, que
ce que le lecteur prendra pour un cauchemar existe déjà
en partie. Mais nous ne le voyons pas, du fait que le
livre ne nous avait pas encore éclairé.
Comme
cependant les contradictions de l'hyperempire ne feront
que s'exacerber, avec la multiplication des entreprises
criminelles échappant à tout contrôle,
le monde basculera assez vite dans une ère d'hyperconflits.
Les infranomades prendront les armes pour sortir de leur
esclavage, les anciennes frontières géographiques
et nationales ressurgiront, les guerres entre religions
et visions du monde reprendront avec toute leur force. Des
armes de plus en plus destructrices seront utilisées
sans aucun contrôle global. Ce pourrait être
purement et simplement la fin de l'humanité, comme
celle d'ailleurs de tous les écosystèmes dévastés
par les exploitations multiples.
Cette
fin serait cependant évitable si des humains d'un
nouveau type, que Jacques Attali qualifie de transhumains,
étaient capables de remettre le monde sous contrôle
et de proposer – enfin – un développement
harmonieux à l'ensemble des hommes. Tous pourraient
alors se réconcilier, dans une nouvelle croissance
due aux sciences de demain, nano, bio, info et cognosciences.
Les possibilités de développement qu'elles
permettraient pourraient alors être mises à
disposition de tous, dans le cadre d'une économie
du don gratuit, de préférence à une
économie de marché qui ne serait plus nécessaire.
On ne voit pas très bien comment, de l'excès
de l'hyperviolence pourrait naître ce nouvel âge
d'or, mais il faut que l'aventure finisse bien pour que
le livre se vende. Jacques Blamont nous avait confié
que son pessimisme excessif et le manque de happy end avaient
découragé les achats.
Le
livre se termine, dans un retour brutal aux réalités
d'aujourd'hui, par les réformes que Jacques Attali
voudrait voir mettre en oeuvre par les futurs vainqueurs
des élections françaises. Sans ces réformes,
le déclin de la France, déjà amorcé,
ne ferait que s'accentuer. Elle n'aurait aucune chance alors
de participer avec quelques succès aux compétitions
de l'hypermarché mondial. Ces propositions nous ont
paru dans l'ensemble tout à fait raisonnables et
méritant d'être discutées.
Observations
On
serait tenté de considérer le «songe
d'Attali», que nous venons de résumer trop
rapidement, comme un exercice de science fiction proposé
par un altermondialiste. Il s'agirait de faire peur en montrant
les dérives qui pourraient résulter d'une
généralisation du capitalisme de marché
et d'un libéralisme étendu à l'ensemble
du monde. Mais, dans l'esprit de l'auteur, nous sommes persuadés
qu'il s'agit d'une prévision qu'il entend faire reposer
sur de véritables bases scientifiques. C'est là
que le livre nous laisse sur notre faim. Bien pire, il n'offre
pas beaucoup d'arguments permettant de le considérer
comme crédible en profondeur. Les à-peu-près
abondent. L'ouvrage dans son ensemble est scintillant, voire
vertigineux de scintillance, mais il repose sur beaucoup
de lieux communs non critiqués. Les nombreux néologismes
proposés par l'auteur (hypernomades, hyperempires)
n'impressionneront que les naïfs. Ce ne sont que des
images.
Certes,
l'ouvrage abonde en références historiques
et géostratégiques difficilement discutables.
Les faits et événements contemporains qu'il
décrit sont également, dans l'ensemble,
susceptibles de l'interprétation que l'auteur leur
donne. Le mérite de Jacques Attali, sur lequel
il a bâti une part de son succès médiatique,
a toujours été d'identifier et nommer des
tendances technologiques ou comportementales qui sont
devenues ensuite de véritables faits de société.
Ainsi de l'apparition des objets électroniques
qu'il a été le premier, sauf erreur, à
qualifier de nomades. Attali se tient certainement aussi
au courant de l'évolution des technologies et des
recherches scientifiques, ce qui lui permet d'en parler,
sinon avec originalité, du moins avec une certaine
compétence. Nous espérons pour lui, à
cet égard, qu'il est un fidèle lecteur de
notre revue. Mais tout ceci ne suffit pas à construire
une oeuvre vraiment scientifique.
Une
première remarque s'impose, qui n'est pas seulement
de forme. L'absence de toutes références à
des travaux antérieurs sur le même sujet étonne.
Certes le nombre d'ouvrages et d'articles qu'il aurait fallu
citer aurait été très grand. Cependant
un minimum de titres paraissait s'imposer. Nous pensons,
pour nous en tenir à des livres présentés
dans cette revue, à ceux de Jacques Blamont, Martin
Rees et Fred Iklé. En ne citant personne, Jacques
Attali s'attribue aux yeux des lecteurs naïfs la paternité
des idées qu'il développe, ce qui est un peu
désagréable. Un simple exemple de ce genre
d'abus concerne les transhumains. Il en parle comme s'il
avait lui-même inventé le thème du transhumanisme,
alors que celui-ci fait l'objet d'une littérature
abondante.
Plus
généralement, il nous semble qu'un travail scientifique
suppose un peu de sens critique dans la définition
et l'emploi des concepts. C'est ainsi que Jacques Attali appuie
toute sa démonstration sur le rôle conquérant
du capitalisme de marché, sans vraiment s'interroger
sur ce que représente ce phénomène. Il
en traite comme s'il s'agissait d'un être du monde réel
dont nous devrions impuissants constater l'apparition puis
le développement. Cette façon de procéder
constitue l'argument même des libéraux. Ils veulent
présenter le capitalisme privé et le désengagement
des Etats qui selon eux doit l'accompagner comme les seules
solutions capables à terme de résoudre tous
les problèmes de rareté et tous les risques
environnementaux, rareté et risques que ce même
libéralisme génère d'ailleurs en partie(2)
.
Dans
une approche évolutionnaire plus générale,
il faudrait au contraire essayer de retrouver sous des
phénomènes visibles, tels que l'innovation
technologique ou l'apparition puis la diffusion des nouveaux
produits et usages, les comportements génétiques
et culturels qui peuvent les déterminer. Plus en
amont encore, il serait bon d'introduire la problématique
des conflits entre super-organismes et mèmes structurants
qui permettrait de mieux comprendre la raison d'être
des évolutions économiques et politiques
en résultant. On pourrait ainsi montrer que ce
que les libéraux présentent comme un état
intangible du monde peut être décomposé
et par conséquent modifié par des interventions
adéquates - lesquelles d'ailleurs ne seront pas
nécessairement "volontaristes" au sens
qui leur donnerait les défenseurs du libre-arbitre
politique.
Si
nous posons en hypothèse que le capitalisme libéral
est une donnée de fait (certains prétendent
d'ailleurs y voir la main de Dieu sur Terre), la seule
attitude possible consistera à céder aux
prétendues injonctions que cet être mythique
nous impose (par la voix de ceux qui s'en font les prophètes).
S'il s'agit au contraire d'un phénomène
complexe dont on analysera les causes profondes, il sera
possible, du seul fait de cette analyse, de le déconstruire
et d'en modifier éventuellement soit les formes
soit le cours. Ce que nous écrivons ici à
propos du capitalisme pourrait l'être repris à
propos de tous les autres concepts utilisés.
A
l'inverse, il est des silences et des non-dits qui sont
politiquement significatifs. Le peu de cas que, dans ce
livre, Jacques Attali fait de l'Europe découragerait
tout Européen de continuer à vivre dans
cette partie condamnée du monde. Il parle en fait
de l'Europe comme le ferait un néo-conservateur
américain. Est-ce un hasard ? Nous avons noté
que le mépris avec lequel il évoque pour
l'exécuter, au détour d'une phrase, l'avion
de combat français Rafale, paraît suspect. Préfèrerait-il
que la France ait rejoint le consortium du F-35 Joint
Strike Fighter, véritable réussite industrielle,
tant par les performances et les délais de livraisons
annoncés que par le prix?
Plus
généralement, nous avons plusieurs fois montré
dans cette revue que les prétendus phénomènes
sociaux ne sont pas des réalités en soi d'un
réel transcendental – non plus d'ailleurs que
les objets du monde physique. Ce sont des constructions
élaborées par certains observateurs utilisant
certains instruments et poursuivant ce faisant certaines
finalités qui les intéressent en propre mais
qui ne peuvent prétendre à l'universel. Si
par une véritable intoxication des esprits les économistes
libéraux voulaient nous persuader que le capitalisme
dont ils nous menacent n'est pas une invention de leur part
mais une réalité dont tout le monde peut à
l'évidence témoigner, nous devrions commencer
par remettre en question cette prétendue évidence
et les témoignage censés prouver sa «matérialité».
A force de répéter aux gens que le capitalisme
libéral est la seule solution possible, ceux-ci finissent
en effet par s'en convaincre et se comporter de façon
à confirmer cette affirmation. Autrement dit, il
s'agit d'une prophétie auto-réalisatrice.
Pour
prendre un exemple récent, si les économistes
et les politiques libéraux nous affirment que l'intervention
de l'Etat fait fuir les élites d'un pays, tous
ceux qui pensent appartenir aux élites vont commencer
à préparer leur repli dans des paradis fiscaux.
Ceci même si cette intervention de l'Etat servait
à prendre en charge des investissements de long
terme refusés par le capital et indispensable à
la survie de la société. L'acte indéfendable
accompli par un certain Johnny Hallyday fuyant l'impôt
français dans un paradis fiscal deviendra une référence
mémétique qui s'imposera à tous.
Ceux situés au bas de l'échelle des revenus,
qui ne seront pas les bienvenus en Suisse, trouveront
de leur côté, par la fraude aux Assedic,
l'occasion de nous montrer qu'effectivement la social-démocratie
et l'intervention économique de l'Etat «ne
marchent pas». Il ne restera plus qu'à voter
à droite: " Tu voulais aller en Suisse, coco,
tu as bien fait". .
Ordre
étatique contre ordre marchand
Jacques
Attali s'est efforcé de trouver une loi sous jacente
aux succès historiques du capitalisme libéral.
Selon lui, l'évolution des sociétés
humaines serait déterminée en profondeur
par la volonté des individus d'échapper
aux contraintes collectives et de devenir les seuls maîtres
de leur avenir. Mais là encore, il est impossible
de démontrer la pertinence d'une telle hypothèse.
Dans certaines circonstances, l'individuation (comme disent
les ethnologues évolutionnistes) peut en effet
s'exprimer au sein de groupes bénéficiant
de conditions favorables. Mais elle disparaît tout
aussi vite et laisse place aux comportements symbiotiques
et coopératifs dès lors que les contraintes
extérieures s'accentuent à nouveau.
C'est
sans doute ce qui se produirait si, comme vraisemblablement
dans les prochaines années (pas besoin d'attendre
2050), les exigences de survie imposées par l'augmentation
de la démographie, la diminution des ressources
et la destruction de l'environnement imposaient le retour
à un contrôle collectif (participatif) des
comportements. Les régulations étatiques
et les services publics, tout au moins dans les pays où
ils ont acquis une certaine maturité face à
la corruption et aux crimes organisés, seraient
de nouveau appelés au secours par les individus.
Curieusement, c'est un économiste ayant un passé
de financier international, Nicholas Stern, qui l'a laissé
entendre d'une façon moins que subliminale.
Il
serait possible dans cet esprit de proposer d’autres
hypothèses que celles des défenseurs du
libéralisme pour expliquer l’histoire contemporaine.
Elles ne donneraient pas, comme le fait notamment Jacques
Attali, le rôle premier aux individus voulant gagner
de l’argent grâce aux innovations technologiques
et cherchant pour ce faire à s’affranchir
des contraintes étatiques.
Il
est certes presque certain que la cause première
de toutes les évolutions sociales se trouve dans
l’apparition de nouvelles technologies. Ne discutons
pas ce point. Mais
ceci admis, la première question à poser
concerne la cause première de l’innovation
technologique. On peut sans trop de difficultés
montrer que différents mécanismes relevant
de ce que les méméticiens nomment la diffusion
virale obligent chaque technologie à muter et entrer
en compétition darwinienne avec les autres, selon
des cycles de plus en plus accélérés
et convergents. Pour rester dans l’approche mémétique,
on parlera dans ce cas, non plus de technologie proprement
dite (la caravelle, la machine à vapeur, le transistor,
etc.) mais de technomèmes qui mutent, entrent en
conflit et se reproduisent sur le même mode que
les espèces vivantes. Le terme de technomème
englobe non seulement la technique elle-même mais
les humains ou groupes humains qui forment avec elle des
ensembles symbiotiques.
Or ces humains ne sont pas nécessairement, contrairement
à ce qu’affirme Jacques Attali, constitués
de marchands qui veulent s’enrichir en imposant
un libéralisme universel. Il est indéniable
que de tels marchands ont joué un rôle dans
l’expansion des techniques. Mais les pouvoirs étatiques
(voire religieux) ont joué et continuent à
jouer un rôle au moins aussi grand. Ils peuvent
pour ce faire s’appuyer sur les marchands, mais
ils peuvent aussi intervenir selon leurs logiques propres,
qui sont celles du pouvoir et de la domination. Ils seront
alors dans certains cas obligés de s’opposer
à l’ordre marchand.
Nous sommes pour notre part persuadés que la compétition
entre ordre marchand et ordre étatique se poursuit
aujourd’hui, sans que l’ordre marchand apparaisse
nécessairement comme le plus fort. Ce dernier n'a
réussi à s’installer- d’ailleurs
provisoirement et sous contrôle – que là
où l’ordre étatique, en l’espèce
certains Etats dominants, trouvait intérêt
à s’appuyer sur lui pour démanteler
d’autres Etats.
En utilisant cette simple grille d’analyse, on peut
expliquer l’histoire contemporaine de façon
toute différente mais aussi convaincante que ne
le tente le livre de Jacques Attali. On verra ainsi que
si l’URSS a explosé, ce ne fut pas sous la
poussée des marchands voulant utiliser les nouvelles
offres technologiques pour faire du profit. Ce fut sous
la poussée directe de l’Etat américain
s’appuyant sur ces mêmes technologies. De
même aujourd’hui, si l’Europe ne parvient
pas à décoller politiquement, ce n’est
pas parce qu’elle n’est pas assez libérale.
C’est parce que le lobbie politico-industriel américain
ne veut pas que se constitue à sa frontière
orientale une grande puissance capable d’entrer
en compétition avec la puissance américaine.
Si nous appliquions cette même analyse à
la prévision, nous pourrions aisément montrer
que les crises résultant des abus du libéralisme
soulèveront de telles oppositions parmi les populations
du monde que les puissances étatiques menacées
dans leur avenir ne tarderont pas à réagir.
Elles le feront avec leurs armes qui ne sont pas nécessairement
les plus aptes à redresser le cours de l’évolution
globale, mais en tous cas les marchands, fussent-ils délocalisés
et hypernomades, devront s’incliner.
Pour ce qui concerne le futur de l’Union européenne,
nous pourrions avancer l’idée que ce ne serait
pas le libéralisme qui lui permettrait d’acquérir
plus de puissance étatique. Ce serait au contraire
un recours à un colbertisme éclairé
et participatif, selon le terme que nous avons proposé
ailleurs.
****
Pour
conclure cette rapide recension, répétons
que ceux qui n'ont pas encore lu le livre peuvent le faire
avantageusement. Ils y trouveront matière à
réfléchir en se distrayant. Mais il ne faudrait
en aucun cas le prendre au pied de la lettre. Au contraire,
s'entraîner à le critiquer serait un bon
exercice mental. La même chose pourrait être
dite de tous les essais politiques – comme de cet
article lui-même, évidemment.
(1)
Reprenant notamment ici le thème d'un précédent
ouvrage, "La figure de Fraser", Fayard, 1984
(2) Cette idée est développée
dans un article de Anatol Lieven, commenté avec sa
pertinence habituelle par Philippe Grasset dans Dedefensa
http://www.dedefensa.org/article.php?art_id=3521
. Anatol Lieven est "senior research fellow at the New
America Foundation" à Washington et auteur avec
John Hulsman, de “Ethical Realism: A Vision for America's
Role in the World.”» . Il ne s'agit donc pas d'un
gauchiste irresponsable. L'article se trouve à l'adresse
suivante: http://www.iht.com/articles/2006/12/28/opinion/edlieven.php.
En quelques paragraphes, Lieven, selon nous, donne un coup
de vieux terrible au livre de Jacques Attali.