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Editorial
1
L’Europe
a besoin d’un nouveau colbertisme
Les enseignements de la panne électrique de novembre
2006
par
Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin
8/11/06 |
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La
panne des réseaux électriques européens
du 4 novembre 2006 a mis en évidence les risques de
la libéralisation d’un service public essentiel
au bon fonctionnement et à la sécurité
des sociétés européennes. Des entreprises
de production d’énergie ou de distribution qui
se feraient concurrence, avec comme principale motivation
l’augmentation du profit de leurs actionnaires, privilégieraient
nécessairement la recherche de nouveaux clients aux
dépens des investissements de long terme(1).
De plus, les harmonisations techniques entre opérateurs
de pays différents, indispensables si l’on veut
assurer l’interconnexion des réseaux, risqueraient
de ne plus être considérées comme prioritaires,
chaque entreprise voulant fidéliser son créneau
de clientèle autour de normes et pratiques différentes.
Il est donc apparu évident, non seulement aux syndicats
de personnels mais aux hommes politiques responsables, que
les Etats européens doivent maintenir une participation
majoritaire dans les capitaux et les conseils d’administrations
des entreprises électriques. Ils doivent également
renforcer leur coordination sur l’ensemble du territoire
européen, en mettant en place une Agence européenne
de l’énergie. Jean-Paul Fitoussi (Le Monde
du 7 novembre, p. 2) est allé plus loin en proposant
la création d'une Communauté européenne
de l’environnement, de l’énergie et de
la recherche (C3ER).
Celle-ci
jouerait le même rôle que la Communauté
européenne du charbon et de l’acier afin de
fédérer les Etats européens autour
d’objectifs concrets. Elle contribuerait ainsi, en
termes favorisant l'émergence de grands projets,
à la relance du processus d’intégration
européenne. Cette Communauté irait plus loin
que ne pourrait le faire une simple Agence européenne
de l’énergie, puisqu’elle aurait aussi
compétence sur les grandes questions de protection
de l’environnement et de promotion de la recherche
et de l’innovation. Aujourd'hui, dans ces domaines,
l’Union européenne se montre de plus en plus
impuissante, faute d’ambitions et de coordination,
alors que ces questions ont une importance capitale pour
son avenir.
La
C3ER proposée par Jean-Paul Fitoussi représente
manifestement, même s’il n’ose pas trop
le dire, le retour à une forme de capitalisme d’Etat
et de politiques industrielles qui avaient fait la fortune
de la France sous les Trente Glorieuses, mais que répudient
encore la plupart des gouvernements européens. Elle
n'aurait donc que peu de chances d'aboutir, si l'on s'en
tenait à une vision superficielle.
Nous
pensons cependant qu'aujourd'hui, les opinions publiques
accueilleraient ces perspectives avec faveur. Elles sont
échaudées par les dégâts résultant
de l’ouverture sans précaution à la
concurrence internationale, c'est-à-dire aux opérations
des fonds spéculatifs provenant de pays économiquement
dominants. Evidemment, nous ne somme plus en 1950 et les
modes d’intervention des Etats européens sur
l’économie devraient tenir compte de toutes
les améliorations de la gestion publique offertes
aujourd’hui par les nouvelles technologies de management
et de participation.
La
panne électrique doit donc selon nous être
l’occasion d’approfondir la réflexion
sur les limites du libéralisme et du capitalisme
financier pour résoudre en profondeur les problèmes
de sécurité et de développement durable
des pays européens. Dans un très grand nombre
de secteurs stratégiques, il devient nécessaire
de réintroduire une gestion publique s’inspirant
de considérations politiques à longue échéance
et non d’objectifs de rentabilité immédiate
ou de croissance superficielle.
Si
cette véritable révolution conceptuelle était
envisagée, les conséquences en termes de structures
administratives et politiques seraient considérables.
L’Europe redeviendrait ce qu’elle avait longtemps
été pendant les années de reconstruction
d’après-guerre, une véritable économie
mixte, faisant coexister un secteur public « intelligemment
protégé » et un secteur privé
ouvert à la concurrence. On dira que cette coexistence
est impossible et on agitera le spectre d’un retour
à une économie entièrement dirigée,
voire d’un collectivisme de type soviétique,
qui nous couperait du reste du monde. Mais l’argument
ne tient pas. Si le secteur public est intelligemment dirigé,
il veillera au contraire à conserver le meilleur
des échanges internationaux et de la concurrence,
sans pour autant compromettre les intérêts
vitaux ?
Est-ce
faisable ? Bien sûr que oui, puisque c’est ce
que font les Etats-Unis depuis la deuxième guerre
mondiale. Ils se présentent à l’extérieur
comme les chantres du libéralisme et de la mondialisation.
Mais ils n'appliquent les recettes du libéralisme
que là où ils sont économiquement dominants.
Dans toute une série de secteurs qu’ils considèrent
comme stratégiques, ils font appel à l’intervention
de l’Etat, souvent avec des moyens d’une grande
brutalité. Ces secteurs eux-mêmes sont très
nombreux, comme le montre l’actualité récente.
Ils ne regroupent pas seulement les technologies de sécurité-défense.
Ils vont de l’agriculture à l’énergie,
en passant par diverses industries manufacturières
et – ne l’oublions pas – les industries
culturelles par lesquelles ils tentent de « formater»
les esprits humains dans le monde entier. On constate alors
que l’OMC, l’ONU et les autres agences internationales
ne peuvent les empêcher de réaliser ce qu’ils
jugent bon pour maintenir leur avance technologique et leur
domination économique et culturelle.
Or
ce que la taille des Etats-Unis leur permet de faire sans
risques d'enfermement dans une autarcie stérilisante,
la taille de l’Union européenne, prise dans
son ensemble, permettrait de le faire de la même façon.
Nul ne discute le fait que, sauf cas particuliers, le patriotisme
industriel et l’intervention publique trouvent vite
leurs limites à l’échelle d’un
Etat européen national. Par contre, étendus
à l’ensemble de l’Europe, qui est encore
la seconde puissance économique et intellectuelle
du monde, une politique de souveraineté et d’indépendance
économique n’aurait que des avantages.
Ceci
nous conduit à penser que, dès 2007, sous
les présidences successives du Conseil européen
qu’assureront l’Allemagne puis la France, il
serait plus que temps d’introduire ce que nous appelons
ici pour faire image un nouveau « colbertisme
européen ». Celui-ci aurait nécessairement
des conséquences sur les institutions politiques
de l’Union et sur celles des Etats-membres. Mais dans
un premier temps, on ne se poserait pas la question toujours
controversée des institutions. On se bornerait à
discuter des objectifs, des domaines et des méthodes
que se fixerait ce colbertisme, ainsi que des possibilités
permettant de le rendre compatible, chaque fois que nécessaire,
avec la gestion capitaliste et le marché international.
Il
faudrait évidemment, pour justifier ce retour au colbertisme,
que les Etats européens affichent de grands projets
mobilisateurs visant le développement durable. Ces
projets intéresseraient l'énergie afin d'orchestrer
la sortie de l'économie des hydrocarbures, les transports,
l'agriculture, le maritime, l'habitat, la santé et,
bien évidemment,
les industries dites aujourd'hui de l'intelligence. Ce serait
sans doute la meilleure façon de construire "l'Europe
par l'exemple", selon l'expression d'une candidate potentielle
à la présidence de la République française,
expression dont il n'y a pas de raison de lui laisser le monopole.
(1)
En Allemagne, par exemple, les investissements auraient
baissé de 40% depuis 1980 et certains pylônes
qui soutiennent les câbles ont été construits
avant 1940. Dans un contexte de concurrence de plus en plus
acharnée, les principaux opérateurs se sont
sans doute davantage préoccupés de leurs parts
de marchés, au détriment des investissements
industriels. Ce qui conduit André Merlin lui-même,
patron de RTE, la filiale d'EDF chargée du transport
de l'électricité, à pronostiquer "une
fréquence beaucoup plus importante des grandes pannes"
pour les prochaines années.
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