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Politique
et sciences
Théories
du complot et analyse scientifique
par
Jean-Paul Baquiast
Iconographie par Christophe Jacquemin
26 mai 2006 |
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Appelons
théorie du complot toute attitude consistant à
rechercher derrière les explications communément
admises concernant des événements importants
de la vie sociale l'existence de manipulations d'opinion tendant
à cacher les causes et les acteurs réels de
ces événements. On sait qu'en science cognitive
la théorie de l'esprit désigne une propriété
importante acquise très tôt par les jeunes enfants
(et même par certains animaux évolués)
consistant à supposer l'existence, derrière
les attitudes adoptées par un vis-à-vis, l'existence
chez celui-ci d'un esprit analogue au sien. La théorie
de l'esprit est un acquis fondamental de l'évolution
ayant permis notamment le développement des langages
non-verbaux et verbaux parmi les primates.
La
théorie du complot relève d'une même logique,
qui n'est pas malsaine en soi. Il est certain que les événements
sociaux importants sont provoqués par des causes dont
sont souvent responsables des acteurs sociaux bien individualisables.
Or ceux-ci ne tiennent pas toujours à se faire connaître.
Il est donc normal de soupçonner a priori qu'ils existent
et qu'ils jouent un rôle important, analogue à
celui que l'on jouerait soi-même si l'on était
dans la même situation. Celui qui fait profession d'analyser
les événements, qu'il soit sociologue, historien
ou journaliste, est donc dans son rôle quand il cherche
à approfondir la validité des explications données
aux événements qui l'intéresse. Comme
cette analyse, dans beaucoup de cas, se heurte à des
obstacles dont certains tiennent à l'obscurité
volontaire dont s'entourent les acteurs sociaux intéressés,
il peut à juste titre parler sinon de complot du moins
d'efforts de dissimulation et de tromperie dont la mise à
jour fait partie de son métier.
Ceci
dit, comme nous allons le rappeler plus en détail ci-dessous,
l'individu humain est très souvent paranoïde,
c'est-à-dire qu'il tend à inventer des pouvoirs
occultes acharnés à sa destruction. La théorie
du complot devient alors une véritable maladie sociale,
poussant les esprits faibles à soupçonner partout
des manipulations – ce qui les rend, paradoxalement,
encore plus sensibles à des manipulations effectives.
Il est donc souhaitable d'adopter, face aux rumeurs en général
et aux rumeurs de complot en particulier, une attitude critique,
s'appuyant autant que possible sur ce que les sciences de
la communication et de la cognition peuvent nous en dire.
Sans entrer dans les détails de celles-ci et moins
encore prétendre formuler une thèse originale
sur un sujet très discuté par les spécialistes
de l'opinion, nous pouvons évoquer rapidement quelques
apports des sciences de la complexité qui, conjugués,
permettent de décrypter l'arrière-plan des «affaires»
apparemment obscures(1).
En les conjuguant, on obtient une méthode simple permettant
de traiter le plus rationnellement possible les événements
difficiles à décrypter, sans tomber dans la
paranoïa du complot imaginaire mais sans cependant obéir
naïvement aux injonctions de ceux qui nous disent : «
Passez, il n'y a rien, ni à voir ni à dire ».
Quelques
cas d'actualité
Pour
être concrets, évoquons quelques cas récents
pouvant faire soupçonner, à tort ou à
raison, l'existence d'activités et de
forces occultes mettant en œuvre des stratégies
de conquête, conquête des esprits et surtout
des pouvoirs politico-économiques, au sein notamment
des démocraties parlementaires.
Les
attentats du 11 septembre 2001
On
connaît l'hypothèse selon laquelle les attentats
du 11 septembre 2001 à New York n'ont pas été
provoqués (ou initialisés) par des terroristes
islamiques, comme toutes les preuves présentées
officiellement semblent l'indiquer, mais par une équipe
secrète, dépendant probablement de l'autorité
de l'exécutif présidentiel. Ces attentats
auraient servi les intérêts du gouvernement
américain de l'époque, en fournissant un argument
pour attaquer l'Irak et s'installer durablement au Moyen-Orient.
Le prétexte avoué en était la lutte
anti-terroriste, mais il s'agissait en fait (entre autres
objectifs) de mettre la main sur les sources de pétrole
de la région. Il y aurait donc eu complot, de la
part de personnes et d'organisations restées discrètes
à ce jour, pour organiser l'événement
et orchestrer ses suites. Tout ce qui en découle
aujourd'hui, notamment la dénonciation sans cesse
répétée par le président G.W.
Bush du terrorisme arabo-islamique personnifié par
Al Quaida, s'insérerait dans la suite de ce premier
complot. Même si des mouvements terroristes existaient
réellement
– ce dont d'ailleurs personne ne doute - le complot
en ce cas consisterait à les présenter comme
plus forts qu'ils ne sont. C'est effectivement une stratégie
pratiquée depuis longtemps par les Etats-Unis tout
au long du XXe siècle, consistant à «
s'inventer un ennemi » justifiant l'union sacrée
derrière le Président et, subsidiairement,
un important budget d'armement bénéficiant
aux industriels du secteur. Les menaces que représenteraient
les opérations d'enrichissement de l'uranium conduites
actuellement en Iran pourraient, de la même façon,
être artificiellement gonflées par les comploteurs
afin de recréer autour de G.W. Bush, présenté
comme défenseur de l'Occident, une alliance militaire
étendue aux pays de l'Otan et au Japon.
Le
complot contre le Vatican
Un
autre exemple d'actualité évoquant un ténébreux
complot concerne la question des origines de la Chrétienté.
Le succès considérable qu'a rencontré
le livre et le film dit du Da Vinci Code constitue
un phénomène de grande ampleur qui ne peut pas
être traité comme le résultat d'un heureux
coup de publicité. La multiplicité des interventions
et réactions suscitées par ces deux œuvres
doit être analysée. On peut essayer de le faire
aussi scientifiquement que possible. Mais les théoriciens
du complot ne manquent pas d'explications, d'ailleurs diverses.
La plus courante consiste à dire que le roman puis
le film sont le produit d'un complot contre l'Eglise catholique
et plus particulièrement, le Vatican et ses structures
de pouvoir elles-mêmes discrètes, sinon occultes,
notammen
t
la congrégation de l'Opus Dei. Mais qui comploterait
? A qui, autrement dit, profiterait le mouvement d'opinion
créé par le livre et le film ? Serait-ce à
d'autres mouvances au sein de la chrétienté,
par exemple les églises évangéliques
ou même des sectes qui voudraient se faire reconnaître
comme des religions ? Serait-ce à des mouvements New
Age proches de certaines sectes, particulièrement actifs
en Amérique ? S'agirait-il plus prosaïquement
d'une nouvelle manifestation de l'impérialisme des
industries culturelles américaines, dénoncé
entre autres par Bernard Stiegler dans notre revue. Dans ce
cas, l'exploitation des obscurités historiques attachées
aux premiers siècles du Christianisme et l'évocation
de menées secrètes au sein de l'Eglise contemporaine
seraient pour l'industrie culturelle américaine un
sujet porteur capable de prendre le relais de la guerre froide
et de continuer à concurrencer victorieusement les
créations culturelles des autres pays.
Mais
certains théoriciens du complot vont plus loin. Ils
prétendent que Da Vinci Code relève d'offensives
menées par des sociétés secrètes,
Franc Maçonnerie, Kabbale ou même Illuminati(2),
pour déstabiliser l'Eglise de Rome supposée
s'opposer trop efficacement à leurs efforts de domination
du monde. On sait que selon l'hypothèse des Illuminati,
une société secrète de décideurs
très puissants répartis un peu partout dans
le monde occidental s'efforce depuis déjà plusieurs
siècles d'exercer un gouvernement universel. Cette
société ne reculerait pas devant le crime. Elle
s'en prendrait particulièrement au Vatican. Ceux qui
prétendent dénoncer l'existence des Illuminati
et décrypter leurs faits et gestes (voir par exemple
un documentaire présenté récemment par
la chaîne Planète(3),
imputent par exemple à ces derniers la mort du Pape
Jean-Paul 1er et l'attentat contre Jean-Paul 2.
Le
complot pour la mondialisation libérale
Dans
les cercles de pensée s'opposant à la mondialisation,
on trouve un certain nombre de voix (et de sites Internet)
pour dénoncer le complot de supposés pouvoirs
économiques et politiques organisés secrètement.
Leur objectif serait de démanteler progressivement
toutes les défenses qu'au cours du XIXe et du XXe siècle
les mouvements démocratiques avaient construites pour
limiter le pouvoir absolu des détenteurs des moyens
de production. La pensée unique, devenue une véritable
doxa, selon laquelle la soi-disant main invisible d'un libéralisme
étendu au niveau mondial fonctionne pour le plus grand
bénéfice de tous, ne serait selon cette hypothèse
que le produit d'un complot mondial. Les auteurs en seraient
de grands chefs d'entreprises et des décideurs politiques
anonymes, regroupés en clubs et Think Tanks d'autant
plus redoutables qu'ils n'avouent pas leur finalité
profonde. Leur objectif serait de faire progressivement disparaître
les réglementations étatiques et les freins
à la libre-entreprise résultant de l'action
des partis politiques et organisations syndicales. L'intervention
de la puissance publique au sein des démocraties parlementaires,
s'exerçant dans le but de protéger l'intérêt
général, constituerait en effet pour eux un
obstacle à faire disparaître.
Un
tel complot de grands patrons voulant rester anonymes et de
leurs mandataires politiques ne serait pas nouveau puisqu'il
remonterait aux premiers temps du libéralisme économique
en lutte contre les corporations et les traditions paternalistes
des aristocraties terriennes, d'abord en Angleterre puis en
France à partir de la Restauration. Mais il prendrait
de plus en plus d'envergure, grâce à l'anonymat
et l'instantanéité des transactions financières
permis notamment par la mondialisation des échanges
numériques. Derrière les centaines de milliards
passant chaque jour par les réseaux bancaires occultes
se trouvent effectivement des intérêts économiques
souvent criminels qui font tout ce qu'ils peuvent pour rendre
impossible les contrôles. Mais faut-il penser que les
décideurs du grand capitalisme international, recrutant
éventuellement des alliés parmi leurs homologues
nouveaux venus, chinois et indiens, se seraient constitués
en réseaux de sociétés secrètes?
Faut-il croire que leur objectif principal serait de déstabiliser
les administrations et les forces politiques de gauche pour
qui la mondialisation libérale n'est pas une nécessité
et qui affirment qu' "un autre monde est possible ".
Beaucoup de gens en tous cas le disent. Dans cette perspective,
la révolte récente des étudiants français
contre le CPE a pu être présentée par
certains observateurs, y compris dans la presse anglo-saxonne,
non pas comme un mouvement de jeunes privilégiés
refusant la flexibilité mais comme le refus très
sain de la totale dérégulation prônée
par les représentants du capital financier anonyme,
candidats à la maîtrise absolue du monde.
Le
complot pour le pan-islamisme radical
On
terminera cette courte liste par un quatrième exemple
pris dans un tout autre ordre de phénomènes.
Il s'agit de la montée actuelle de l'islamisme radical,
aussi bien au plan des sociétés civiles que
dans les institutions politiques et administratives. Cette
montée est indéniable et ses causes sont multiples.
Mais faut-il la croire orchestrée par un complot secret
? Le mouvement paraît à la fois si irrésistible
et si diversifié, géographiquement et culturellement,
que beaucoup d'observat
eurs
sont tentés de voir derrière le phénomène
une organisation de chefs religieux et de leaders politiques
voulant subvertir les pays non-musulmans et s'emparer de leurs
pouvoirs économiques ou politiques. Une telle organisation
dépasserait les mouvances terroristes dont celles-ci
ne seraient que le bras armé. Elle s'efforcerait de
ressusciter l'ancienne alliance de tous les musulmans, derrière
le Coran, la Charia et les prophètes auto-proclamés
susceptibles de mener la guerre sainte.
On
rappellera à ceux qui l'avaient oublié qu'il
y a seulement quelques décennies, une peur identique
faisait trembler tout l'Occident. Mais il s'agissait alors
de dénoncer le complot de l'Internationale communiste,
dont on mesurait chaque année les progrès continus
au sein du monde dit libre. Le complot communiste paraissait
d'autant plus redoutable qu'il prenait appui chez de nombreux
sympathisants et agents dormants, lesquels pervertissaient
de l'intérieur les défenses occidentales. L'histoire
a montré que, même si le KGB, le GRU et autres
centrales étaient douées pour l'espionnage,
leurs actions en profondeur, pas plus que celles de la 4e
internationale, n'ont eu grande efficacité au sein
des démocraties. Aujourd'hui, certains théoriciens
du complot voudraient ressusciter les vieilles peurs, non
plus à l'égard du communisme mais du «
trotskisme » auquel on soupçonne périodiquement
certaines personnalités occidentales d'appartenir secrètement
et de faire, selon l'expression, de l'entrisme. Mais faut-il
les croire ?
Attitudes
possibles face aux théories du complot
Le
propre des exemples cités, comme de nombreux autres
auxquels le lecteur pense certainement, est qu'ils font appel
à un ensemble d'arguments dont certains paraissent
vrais ou tout au moins très vraisemblables mais dont
d'autres semblent a priori exagérés voir inventés
de toutes pièces mais dont il est difficile de prouver
la fausseté. Il faut cependant tenter de les analyser
le plus rationnellement possible. Ceci que l'on soit sociologue,
militant politique, journaliste ou simple citoyen. Chacun
d'entre nous dispose à cet égard de plusieurs
approches, qui peuvent être conjuguées
L'approche
scientifique
C'est
évidemment la solution la plus recommandable. On sait
que la science consiste à émettre des hypothèses,
à déduire de ces hypothèses des
possibilités
d'observation expérimentale et à ne retenir
comme loi que les hypothèses ayant été
confirmées par les observations jugées les plus
pertinentes. Au pire des cas, faute de moyens d'observation
suffisants ici et maintenant, on demandera aux hypothèses
d'être confirmables ou infirmables par des moyens d'observations
plus puissants que l'on s'efforcera de mettre en oeuvre ultérieurement
(on dit en ce cas que les hypothèses doivent être
falsifiables, selon le terme popularisé par Popper).
Malheureusement,
dans le domaine qui nous intéresse, relevant des sciences
humaines, s'il est facile de faire des hypothèses il
est plus difficile de rassembler des preuves. Cette difficulté
est d'abord rencontrée par les historiens, quand ils
se penchent sur le passé des mouvements d'opinion et
des faits sociologiques. Elle est aussi rencontrée
par les observateurs du temps présent : services de
police instruisant des plaintes contre des organisations supposées
délictuelles, magistrats jugeant des procès
en diffamation, journalistes d'investigation tentant d'éclairer
des zones d'ombre dans le fonctionnement des institutions
ou des entreprises. A plus forte raison, le particulier laissé
à lui-même peut difficilement, sauf cas exceptionnel,
se faire une idée raisonnable des bruits et rumeurs
colportés par la vox populi. Ceci tient à une
raison simple. Les comploteurs, quand ils existent, sont suffisamment
puissants et organisés pour faire disparaître
les preuves de leurs complots. Mais la contrepartie de ceci
est que, moins on dispose de preuve scientifique intéressant
un possible complot, plus on a tendance à y voir la
preuve de facto que ce complot existe.
Inutile
de s'étendre ici sur les difficultés
de l'approche scientifique. Retenons cependant qu'elle
demeure indispensable. Les preuves du vrai ou du faux de
tel soupçon sont toujours difficiles à obtenir
et toujours susceptibles d'interprétation.
Mais quand, à tel moment d'une enquête,
elles surviennent avec une relative clarté, elles
présentent un grand intérêt pour l'approche
de la vérité. C'est ainsi que le complot historique
du Watergate a pu être démonté.
La
concertation collective
Le
paranoïaque qui se réveille en nous lorsqu'on
nous explique que des comploteurs aussi secrets que puissants
menacent notre vie et nos intérêts, retrouve
un peu de raison lorsqu'il peut discuter de ces inquiétudes
avec d'autres personnes. Internet à cet égard
constitue un excellent remède aux emballements imaginaires.
On pourrait penser le contraire quand on constate l'explosion
des sites destinés à nous effrayer en nous détaillant
les forces du mal acharnées à notre perte. Mais
avec un minimum de sens critique, on voit assez facilement
ce que cherchent les auteurs de ces sites, non pas nous mettre
en garde mais nous recruter comme adeptes et disciples passifs.
Par contre Internet offre à ceux qui cherchent à
s'informer aussi objectivement que possible sur le passé
et le présent des complots beaucoup de sources qu'il
faut étudier avec le recul critique nécessaire
mais qui présentent une puissance d'information et
de débat contradictoire irremplaçable. Dans
le passé de telles sources contradictoires n'existaient
pas. Certains de ce
s
sites regroupent des scientifiques ou des philosophes rationalistes
qui jugent utile d'aider leurs contemporains à se débarrasser
des superstitions et des embrigadements plus ou moins sectaires.
Ils abordent souvent, bien que non systématiquement,
les questions politiques. Nous pouvons citer un des plus anciens
d'entre eux, Skeptic, fondé aux Etats-Unis mais qui
se décline dans plusieurs pays(4).
D'autres sites se dédient à la dénonciation
des rumeurs (hoax) jugées par eux fausses et répandues
à profusion sur Internet. L'encyclopédie libre
Wikipedia offre également des informations relativement
objectives relatives à l'organisation des pouvoirs
politiques et économiques, ainsi qu'aux grandes campagnes
d'opinion.
L'intuition
S'il
s'agit de se faire une idée sur la validité
d'hypothèses concernant la réalité de
supposés complots, tels que ceux résumés
dans la première partie de cet article, l'intuition
paraîtra la pire des conseillères. Les individus,
influencés, répétons le, par leurs pulsions
paranoïdes, se forgeront d'emblée une conviction
intuitive dont ils ne voudront jamais se départir.
Cependant, il faut bien admettre que, en l'absence d'éléments
objectifs permettant de juger la supposée réalité,
nous sommes obligés de nous en remettre à notre
intuition. Mais il ne nous est pas interdit d'essayer de l'exercer
dans le cadre d'une approche rationnelle plutôt qu'en
donnant libre cours à nos fantasmes. C'est ainsi que,
intuitivement, nous pouvons aisément atteindre à
une certaine vérité moyenne. Dans le cas des
attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, par exemple, il
paraîtra hautement invraisemblable qu'une agence gouvernementale
ait sciemment organisé la mort de milliers de personnes.
Mais il est plus que probable que des conseillers du pouvoir
aient essayé d'instrumentaliser Ben Laden et ses troupes
pour donner au président, grâce à la lutte
contre le terrorisme, l'occasion d'affirmer son pouvoir à
l'intérieur et ses visées expansionnistes à
l'extérieur. Les attentats s'étant produit,
ils ont saisi l'occasion ainsi offerte pour resserrer leur
emprise sur la société américaine et
le Moyen Orient.
Nouvelles
approches scientifiques
Revenons
à ce que nous avons appelé l'approche
scientifique des théories du complot. Nos lecteurs
savent que, depuis quelques années, les sciences
de la complexité offrent des outils nouveaux pour
tenter de mieux comprendre les phénomènes
sociologiques et politiques. Autrement dit, les anciens
outils de la critique historique, bien qu'en général
toujours utilisables, doivent cependant impérativement
être complétés par de nouveaux éléments
que beaucoup d'historiens et de spécialistes
des sciences humaines ignorent encore, notamment en France.
Evoquons ici quelques uns d'entre eux.
Les
mèmes
On
sait que la mémétique est une science encore
jeune mais ambitieuse. Elle étudie la création,
la reproduction et la diffusion, principalement dans les sociétés
humaines, de comportements et éléments de langage
dotés d'autonomie par rapport aux organismes qui les
secrètent, les reçoivent et les transforment.
Il s'agit des «mèmes». Dans l'exemple que
nous étudions, on appellera mème une idée
simple du type : "Les attentats du 11 septembre ont
été provoqués par la CIA"».
Cette pseudo-idée a germé dans le cerveau d'un
individu, sans d'ailleurs que celui-ci puisse clairement expliquer
pourquoi elle lui est venue. Elle s'est ensuite transmise
d'individus en individus via les conversations et les courriers
électroniques. En chemin, elle s'est diversifiée
et enrichie au travers d'articles, d'interviews ou d'ouvrages
consacrés à la question. A sa naissance, elle
aurait pu dépérir. Si elle ne l'a pas fait,
ce fut parce qu'elle a rencontré des facteurs favorables
à sa survie et à sa duplication.
De
même un virus biologique, apparu par mutation dans le
milieu vivant, ne peut contaminer un organisme que s'il rencontre
au sein des cellules de celui-ci les éléments
nécessaires à sa survie. Au-delà, il
ne se développera sous forme d'épidémie
que si l'espèce contaminée lui offre un écosystème
favorable. Mais une fois l'épidémie lancée,
elle sera difficilement maîtrisable. Les virus, bien
que n'étant pas des organismes vivants au sens strict,
se développeront et muteront selon des logiques propres.
L'épidémie pourra par la suite s'aggraver mais
aussi, le cas échéant, prendre d'autres formes
symptomatiques ou même disparaître. Les mèmes
ne sont pas des virus, mais leur vie quasi biologique au sein
des sociétés humaines gagne à être
étudiée avec les méthodes utilisées
en biologie et en virologie. Si on veut comprendre la genèse
et le succès rencontré par telle ou telle théorie
des complots, si on veut lutter contre des effets pouvant
être dévastateurs, la mémétique
offre un ensemble d'outils très utiles. Les historiens
ont depuis longtemps analysé les «rumeurs».
Des ouvrages célèbres ont été
écrits sur certaines d'entre elles, telle que la «Rumeur
d'Orléans» se greffant sur fond d'antisémitisme(5).
Mais leurs auteurs en sont restés aux techniques classiques
de l'analyse historique et n'ont donc pu étudier en
profondeur la dynamique de la propagation des croyances auxquelles
ils s'intéressaient.
Les
super-organismes
On
a tendance à replacer l'étude des complots dans
le cadre de l'analyse politique ou géopolitique traditionnelle.
Ainsi, dans le cas des complots éventuels contre le
Vatican, on recherchera les Etats pouvant avoir intérêt
à diminuer l'influence de la puissance non seulement
spirituelle mais temporelle de l'Eglise catholique. Lorsque
l'on veut approfondir l'analyse, en recherchant les factions
qui, au sein du Vatican ou en dehors de lui, peuvent vouloir
contribuer soit au renforcement soit à l'abaissement
de la puissance vaticane, on évoquera des organisations
que la critique historique ou politique a depuis longtemps
identifié comme acteurs possibles de conflits ou de
complots : l'Opus Dei, des sociétés secrètes
ou des sectes, des intérêts économiques
bien définis. Mais ce faisant, on simplifiera dangereusement
l'analyse de ce milieu nécessairement complexe et chaotique
résultant de l'interaction de milliers d'intérêts
différents au sein de l'écosystème darwinien
qu'est l'Eglise catholique, ses alliés et ses ennemis.
Le
concept de super-organisme, beaucoup plus générique,
récemment introduit dans la biologie et dans la sociologie,
permettra au contraire de nuancer et surtout d'approfondir
les analyses. On appelle super-organisme tout organisme complexe
constitué par l'interaction momentanée ou durable
d'organismes plus simples. Chaque organisme est lui-même
le super-organisme d'organismes élémentaires.
Ainsi notre corps peut être étudié comme
le super-organisme résultant de la coopération,
de la symbiose mais aussi de la compétition de nos
cellules et d'hôtes étrangers temporaires ou
permanents. Il évolue en interaction avec un milieu
constitué d'autres super-organismes. Chaque super-organisme,
quelle que soit sa taille, se construit autour de règles
communes assurant la conservation de
son identité. Il se dote d'organes lui permettant de
recueillir et émettre des informations, d'agir sur
le monde extérieur, de se donner des représentations
de lui-même et de son environnement. Ne survivent à
la compétition que ceux capables d'élaborer
des stratégies à long terme visant notamment
à détruire les opposants ou à se les
rallier.
Dans
cette optique, on ne s'étonnera pas de voir
le milieu complexe des grandes entreprises mondialisées
(dans l'exemple d'un complot hypothétique
de grands décideurs contre le maintien des réglementations
étatiques) ou celui des organisations religieuses
musulmanes (dans l'exemple d'un complot hypothétique
pour l'islamisation du monde) générer
en permanence des mots d'ordre ou des militants qui
s'efforceront de faire progresser des objectifs de
conquête globale. Ils seront particulièrement
visibles et pro-actifs, pouvant faire penser à un
véritable complot à visée mondiale.
Mais il ne faudra pas confondre les parties avec le tout.
Ces agitateurs constitueront en fait des super-organismes
temporaires et fluctuants au sein de super-organismes plus
vastes et différents. Ces derniers résisteront
à la pression de leurs extrémismes. Dans la
meilleure des hypothèses, ils se révèleront
plus diversifiés que ceux-ci voudraient qu'ils
ne soient, plus diplomates et finalement capables de coexister
avec d'autres systèmes économiques,
sociaux ou philosophiques.
Là
encore, l'outil d'analyse permis par la richesse
du concept de super-organisme permettra de nuancer et adapter
les analyses résultant de l'observation des
mèmes simplistes qui bombardent en permanence nos
systèmes d'informations. Dans chaque cas, on
s'efforcera d'identifier et d'étudier
les super-organismes auxquels ces mèmes font références,
afin de deviner les structures complexes en conflit darwinien
qui constituent le tissu des sociétés modernes.
Les
particularismes neuro-psychologiques des individus humains
Un
dernier domaine permettant de mieux analyser en termes scientifiques
les phénomènes relatifs à la théorie
du
complot
relève de la psychologie et même de la neurologie
des humains. Nous y avons fait allusion en évoquant
les tendances paranoïdes que chacun d'entre nous peut
héberger. On sait désormais identifier par imagerie
cérébrale – plus ou moins sommairement
il est vrai – des aires corticales qui s'activent lorsque
le cerveau produit des comportements tels que la peur, l'adhésion
à un mot d'ordre collectif, la croyance et même
la foi religieuse. Ces comportements ont été
acquis au cours de millions d'années d'évolution.
Ils ont été conservés parce qu'ils se
sont révélés utiles à la survie.
Ils le demeurent encore en général. Mais la
société moderne proposant de nombreux autres
stimulus que ceux intéressant la survie d'un petit
groupe au sein d'un environnement naturel hostile, ces mêmes
comportements peuvent se révéler incompatibles
avec la vie sociale, tout au moins lorsque des concepts rationnels
découlant du développement des sciences expérimentales
ont progressivement remplacé les croyances primitives.
Il
est indispensable alors de disposer d'outils d'analyse
informés par les progrès des neuro-sciences
et de la psychologie évolutionnaire pour expliquer
les succès inattendus, au niveau des individus ou
à celui des sociétés, que rencontrent
encore de nos jours des hypothèses paraissant farfelues
à un psychisme normal, relatives à l'existence
de comploteurs et de complots. De telles analyses ne permettront
sans doute pas de convaincre les persécutés
de l'inanité de leurs soupçons, mais
au moins permettront-elles à la maladie collective
que serait la généralisation de tels soupçons
de s'étendre. L'histoire a montré,
avec le succès des théories relatives à
un complot juif (Le Protocole des Sages de Sion), les effroyables
conséquences du fait que peu de scientifiques, à
l'époque, n'avaient été
capables de relier ces théories à des phénomènes
individuels ou collectifs relevant d'une pure et simple
déviance neuro-psychologique visualisable en imagerie
cérébrale. Celle-ci en effet n'a été
inventée que 60 ans plus tard.
Conclusion
Plutôt
que repousser avec horreur les théories du complot
qui peuvent nous inquiéter, nous devrions donc en
faire un objet d'étude aussi rationnelle que possible,
dans la ligne esquissée ci-dessus. On peut constater
pour conclure que les nouvelles approches scientifiques
tendent à mettre l'accent sur le rôle d'entités
"non-humaines", les mèmes, les super-organismes,
les structures corticales... Par non-humaines, nous voulons
dire que ces entités interviennent selon des logiques
propres où l'historien traditionnel ne retrouve pas
la volonté des hommes individuels, à laquelle
on impute généralement les décisions
intéressant les sociétés humaines.
Nous sommes en face d'un bestiaire d'acteurs et d'agents
spécifiques, finalement proches de ce que seront
dans quelques années les robots autonomes. Aujourd'hui,
il faut comprendre et, si possible, simuler sur ordinateur
leurs logiques organisationnelles et comportementales pour
donner de l'histoire des modèles pertinents.
Ceci
n'empêchera pas les individus créatifs de jouer
des rôles de synthèse. Dans le cas qui nous
intéresse ici, celui des complots, ceux d'entre nous
qui disposent d'un peu d'imagination et de talent littéraire
devraient s'adonner sans mauvaise conscience à l'écriture
de nouvelles et romans de politique fonction mettant en
scène complots et comploteurs. De tels romans, peu
prisés en France mais qui font la fortune de l'édition
anglo-saxonne, sont finalement de grands éveilleurs
d'attention, face à l'obscurité toujours renouvelée,
voire toujours renforcée, dont s'entourent les pouvoirs
anonymes de toutes
sortes dont nous sommes le plus souvent les esclaves obéissants.
Notes
(1) On nous fera la grâce de croire
que nous ne nous proposons d'analyser avec ce texte l'affaire
qui fait actuellement la une des journaux, c'est-à-dire
l'affaire Clearstream.
(2) Sur les Illuminati et organisations
comparables, on pourra lire une étude sans doute peu
scientifique mais intéressante, en français.
http://perso.wanadoo.fr/metasystems/Organisations/Illuminati.html
Voir aussi Wikipédia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Illuminati 
(3) Anges ou Démons. Première
diffusion 4 avril 2006 aux Etats-Unis. Selon la chaîne
Planète: "Des armes
de destruction ont-elles été placées
dans le but de causer des catastrophes ? Les révélations
que contient ce film sont absolument étonnantes".
http://www.planete.tm.fr/programmes/fiche.html?PROG_ID=153073

(4) Skeptic : www.skeptic.com/
(5) Sur la rumeur d'Orléans, voir
Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Rumeur_d'Orl%C3%A9ans
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