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Politique
des sciences
Le
rapport de l'Inserm sur les troubles de conduite chez
l'enfant et l'adolescent
par
Jean-Paul Baquiast
6 mars 2006 |
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Prosom Adessi http://sommeil.univ-lyon1.fr/articles/challamel/prosom/sommaire.html
Ce
rapport fait grand bruit, surtout tenant au fait qu'il provient
d'un Institut réputé aussi respectable qu'est
l'Inserm. Il est caricaturé comme donnant la fiche
d'identité du "bébé pré-délinquant",
sinon du bébé délinquant. Il s'agit d'un
gros document papier de 430 pages, présenté
à la presse le 22 septembre 2005 1).
Un groupe interdisciplinaire d'une vingtaine d'experts a été
constitué, selon la formule des autres rapports présentés
par l'Institut. Les troubles de conduite chez l'enfant, caractérisés
notamment par l'agressivité, sont bien connus, notamment
en milieux scolaires. Ils entraînent de nombreuses conséquences
génantes voire désastreuses, pour les familles
comme pour les institutions. La Canam (Caisse nationale d'assurances
maladies) a demandé fort logiquement à l'Inserm
s'ils pouvaient être identifiés et prévenus
chez le jeune enfant, dès avant 3 ans, voire au niveau
prénatal. Le rapport identifie les troubles et leurs
symptômes, analyse les facteurs de risques, génétiques
et environnementaux, propose des actions permettant de prévenir,
détecter et traiter les troubles. Ceux-ci sont censés
s'appliquer dès la petite enfance (de 0 à 3
ans), en liaison chaque fois que possible avec les parents.
Des diagnostics approfondis et des traitements thérapeutiques
peuvent s'ensuivre, notamment au plan pharmacologique.
Besoins
et risques de l'étude
On
voit à la fois le besoin et les risques d’un
tel travail. Le besoin est évident. Quand on croise
de jeunes enfants hyper-agités, tyranniques, destructeurs,
on ne peut pas ne pas chercher à comprendre et surtout
à réagir. Mieux vaut le faire de bonne heure
qu’attendre d’avait en face de soi des délinquants.
Un seul perturbateur peut « contaminer » une
crèche ou une classe de maternelle. Mais les risques
sont immenses. Le premier est d’imputer aux enfants
des responsabilités découlant des parents
et, au-delà des parents, des milieux sociaux. Les
enfants à problèmes se rencontrent dans toutes
les familles, mais il est évident qu’ils sont
particulièrement fréquents dans les milieux
dits défavorisés. Les gangs d’enfants
dits maras que l’on dit fréquents en Amérique
centrale en donnent un exemple poussé à l’extrême.
Nul ne peut sérieusement nier qu’ils sont le
produit d’un sous-développement poussé.
Comment alors prétendre traiter enfants et parents
si rien ou peu n’est fait pour améliorer le
cadre social où vivent ceux-ci.
Mais
comme la lutte contre les inégalités (droit
au logement, au travail, à l’éducation)
n’agit que très lentement, à supposer
qu’elle soit engagée autrement que pour préparer
les échéances électorales, les positions
politiques favorable à l’autorité, voire
à l’autoritarisme, surtout quand appliqués
aux classes et milieux jugés marginaux ou immigrés,
ont vite fait de prôner la répression (la tolérance
zéro) sans chercher à comprendre ou prévenir.
Malheureusement, l’autoritarisme, la répression
du jeune ou du très jeune trouvent vite leurs limites.
Cela débouche souvent sur des enchaînements
délictuels et répressifs se poursuivant pendant
toute la vie du sujet.
L’autre
risque, relevant du discours scientifique ou, pour parler
plus doctement, de l’épistémologie des
connaissances, est devenu récurrent dans toutes les
études sociologiques. Il consiste à ne pas
pouvoir faire le partage entre les causes supposées
déterminantes : d’abord le terrain, c’est-à-dire
pour simplifier l’héritage génétique
2), ensuite les influences culturelles : exemples, propos,
impressions diverses.
Concernant
l’héritage génétique, on sera
logiquement tenté de l’étudier, soit
chez le seul enfant (une déficience caractérielle
innée mais accidentelle, c’est-à-dire
non transmise par l’ascendant, par exemple), soit
chez la famille, voire le groupe social. On retrouve dans
ces divers cas les critiques faites depuis bientôt
60 ans au déterminisme génétique découlant
de l’abus de la sociobiologie. Mais ces critiques
justifient-elles le refus d’analyser le terrain génétique,
ses traductions en termes d’héritages corporels
et cérébraux, son influence?
Concernant
les influences culturelles, deux approches s’opposent
dorénavant. En simplifiant, on distinguera les analyses
psychologiques ou psychanalytiques « classiques »
qui insistent sur l’écoute et le diagnostic
personnalisé, et les analyses inspirées de
la récente mémétique 3)
Pour celles-ci, qui réintroduisent un certain
déterminisme, les comportements individuels et collectifs
sont pilotés par des mèmes, c’est-à-dire
par des réplicateurs culturels : images, slogans,
concepts circulant dans la société et se reproduisant
selon des logiques propres.
La
difficulté est que toutes les causes d’un comportement
humain s’enchevêtrent. Il n'est pas aisé
de dire laquelle est prédominante et donc de prévenir
les déviances. Nous avions déjà signalé
ce problème en étudiant les travaux des sociobiologistes
et des méméticiens. La violence dans une collectivité
urbaine, par exemple, peut être attribuée à
des comportements très anciens, hérités
des chasseurs-cueilleurs voire du monde animal (protection
du territoire, par exemple) tout autant qu’à
la contagion d’exemples diffusés par les médias
(télévision et jeux vidéo violents).
Dans les deux cas, il est difficile d’intervenir.
On ne change pas les gènes des humains, jusqu’à
ce jour, et la censure de la violence visuelle ne peut s’exercer
que dans certaines limites.
La
difficulté s’accroît dans le cas des
très jeunes enfants, voire des nourrissons. Les pédiatres
peuvent généralement déceler des comportements
anormaux (par rapport à la moyenne) mais à
quoi les attribuer ? Dans la plupart des cas, il existe
des pathologies répertoriées plus ou moins
susceptibles de thérapies. Mais dans beaucoup d’autres
cas, les comportements ne sont pas symptomatiques. Les tenants
des diverses sciences humaines préconisent le recours
aux outils qui leur sont propres, à l’exclusive
des autres : par exemple l’analyse psychologique (des
parents ou même du nourrisson), l’intervention
socio-économique (éloigner l’enfant
d’un milieu supposé destructeur…) ou
la pharmacopée. Cette dernière, qui se traduit
par l’administration de drogues inhibantes ou déstressantes,
est la plus facile, puisqu’il suffit de rédiger
une ordonnance, mais aussi la plus dangereuse car elle peut
laisser des traces durables dans l’organisme.
On
pourrait aussi – c’est ce qui avait généralement
été fait dans la plupart des sociétés
traditionnelles – ne pas intervenir, ou laisser les
parents juger seuls de l’attitude adéquate.
La non-intervention résulterait alors d’une
option quasi philosophique : laisser faire la nature et
éviter la médicalisation à tous propos,
génératrices de coûts sociaux vite insupportables.
Mais les deux choix sont désormais difficiles. La
non intervention sera de plus en plus refusée, partant
du principe qu’un mal détecté tôt
est plus facilement curable. Quant aux interventions des
parents et notamment des punitions parentales, on a dit
qu’elles pouvaient être néfastes, débouchant
dans le pire des cas, par exemple, sur le syndrome mortel
du bébé secoué. Mais l'absence de punition,
le laissez-faire et la démission devant l'enfant-tyran,
sont certainement encore plus dommageables.
Ce
que nous venons d’exposer en quelques paragraphes
parait relever du simple bon sens et ne pas prêter
le flanc à des conflits idéologiques ou professionnels.
Dans ces conditions, il n’était pas anormal
que la Canam et que l’Inserm, via les spécialistes
de diverses disciplines mandatés par l'Institut,
produisent et diffusent le rapport objet de cet article.
Les jugements et les propositions du rapport ne sont pas
censés entraîner des conséquences administratives
ou législatives immédiates. Chacun peut en
prendre connaissance et en discuter: éducateurs,
pédiatres, parents, simples citoyens. Ne rien dire,
faire comme si le sujet des jeunes enfants turbulents ou
violents ne se posait pas aurait relevé du politiquement
correct trop souvent en vigueur en France 4).
Pourquoi alors toute cette émotion, ce scandale (ou
petit scandale)?
Les
vrais problèmes
Ayons
la charité de ne pas supposer derrière l’agitation
médiatique (le nourrisson fliqué) des activismes
professionnels en lutte les uns contre les autres, et que
l’on a depuis longtemps identifiés à
l’occasion d’autres rapports ou d’autres
projets de lois qui firent également beaucoup de
bruit : les psychothérapeutes non médecins
contre les médecins, les psychologues contre les
psychiatres, les partisans de la psychiatrie ouverte à
ceux de la psychiatrie médicamenteuse. Evitons aussi
de penser qu’il s’agit d’une querelle
opportuniste de la gauche contre la droite.
Trois
vraies questions se posent, que le rapport n’a peut-être
pas suffisamment identifiées et moins encore traitées.
La première est celle de la normalité.
Qu’est-ce qu’un enfant anormalement agité
? A plus forte raison, qu'est-ce qu'un enfant pré-délinquant?
Chaque milieu social en a sa propre définition. Celle-ci,
quand il s’agit des très jeunes enfants, n’est
pas nécessairement la bonne. On peut attribuer à
l’agitation ce qui n’est qu’un apprentissage
du geste et de la parole chez un sujet normalement (exceptionnellement
) curieux et éveillé. De même les définitions
ont évolué dans le temps. Il reste que, dans
le domaine de la normalité, qu’il s’agisse
d’enfants ou d’adultes, les sociétés
génèrent des normes plus ou moins impératives
qu’il est bon de discuter, voire de transgresser 5)
, mais qu’il faut quand même connaître
à moins de s’obliger à vivre dans un
univers virtuel. Les poètes le peuvent, les éducateurs
moins. On peut qualifier ces normes en termes statistiques
ou probabilistes, ce qui leur enlève en principe
toutes références morales. Il est peu probable
de rencontrer un homme nu dans la rue à Paris. Il
est donc normal d’obliger un jeune enfant à
ne pas déchirer ses habits et courir tout nu. Celui
qui continue à le faire pose un problème qu’il
faut étudier, voire traiter. On ne voit pas comment
éviter cela sauf à renoncer à tout
apprentissage, toute éducation. Les animaux, si l’on
en croit les films naturalistes, ne se posent pas ces questions.
La
question de la normalité entraîne inévitablement
celle de la validité des divers tests
censés signaler les déviances. On sait que
les tests, exprimant nécessairement un point de vue
subjectif et souvent partial sur ce qui doit être
ou ne pas être, sont souvent dénoncés
comme une forme d’oppression sociale. Ils sont cependant
couramment utilisés et relativement utiles, que ce
soit lors des recrutements ou en diagnostic prépsychiatrique.
Il parait difficile de les refuser, même quand il
s’agit de jeunes enfants. Mais il faudrait au moins
qu’il soient connus et discutés par ceux à
qui ils s’appliquent ou à leurs représentants.
Une
deuxième question est celle du déterminisme.
L’enfant de 2 ans est-il déterminé à
devenir à 20 ans ce qu’il est à 2 ans
? Lui mettre une étiquette à 2 ans n’aura-t-il
pas la conséquence de lui imposer cette même
étiquette, et les comportements qui en découlent,
tout au long de sa vie ? Là, nous pensons que les
enseignements des sciences de l’évolution,
au niveau des individus (phénotypes) pour ne pas
parler des génomes (génotypes) montrent que
les organes et les comportements ont une bien plus grande
plasticité ou adaptativité qu’on ne
croit. C’est le cas chez les adultes, voire les vieillards,
c’est encore plus le cas chez les enfants. Mais les
déterminismes prétendus sont en fait imposés
par des pouvoirs politiques ou sociaux qui refusent à
l’individu – ou aux individus de telle catégorie
ou origine – la possibilité d’évoluer,
afin de protéger leurs divers monopoles. Eviter qu’un
déterminisme ne se transforme en prédiction
auto-réalisatrice n’est donc pas facile. Il
faut déployer des moyens considérables pour
faire « dérailler » l’individu
des chemins tous tracés que l’ordre social
lui destine. Est-ce à la portée des éducateurs
ou de soignants plus ou moins occasionnels ? On peut en
douter.
Il
faut évidemment mettre des nuances quand on aborde
la question du déterminisme ou du non-déterminisme
des comportements violents ou criminels. Un livre récent
de Martin Monestier, "Les enfants assassins, des
tueurs de 5 à 15 ans" (Le Cherche-Midi) montre
que les enfants tueurs ne se rencontrent pas exclusivement
dans les milieux pauvres ou déjà criminels.
Martin Monestier rappelle que, dans l'Antiquité et
jusqu'au 19e siècle, l'enfant était considéré
comme foncièrement mauvais, pervers polymorphe selon
le mot de Freund. D'où la nécessité,
pensait-on, d'une éducation très socialisante
(pour ne pas dire sévèrement correctrice) dès
le plus jeune âge. Nous pouvons retenir à ce
sujet une idée de bon sens. Le "terrain"
du très jeune enfant, s'il n'est pas éduqué
(formaté) le plus tôt possible, donnera un individu
associal. Il n'en émergera pas spontanément
un bienfaiteur de l'humanité. C'est la même chose
dans toutes les espèces animales.
Une
troisième question est celle de la médicalisation
et du médicament. Inviter les professions de santé
à un dépistage précoce des futurs troubles,
dès la maternelle, voire dès la crèche,
à partir d’éléments de diagnostics
aussi incertains que ceux énumérés
par le rapport, risque de se traduire par le soupçon
généralisé. Les experts se multiplieront
et la sécurité sociale ne pourra pas les rémunérer
sans prélever sur des financements bien plus utiles
ailleurs. Traiter ensuite les troubles précoces ainsi
dépistés, nous l’avons vu, ne peut pas
se faire économiquement, sinon par l’administration
de médicaments. On ne peut pas envisager de maisons
de correction pour bébés. Or ces médicaments
ne pourront pas ne pas avoir d’effets pervers insoupçonnés.
On devrait donc réserver les traitements médicamentaux,
surtout s'ils sont forts, aux cas extrêmes.
Que
conclure?
Le rapport de l’Inserm est-il utile ? Si on ne l’avait
pas fait, qu’aurait-on fait ? Il est certain que la
conjonction au moins temporelle de la production de ce rapport
avec un plan gouvernemental de prévention de la délinquance
qui prône notamment une détection très
précoce des « troubles comportementaux chez
l’enfant, censés annoncer un parcours vers
la délinquance », peut faire craindre le pire.
D’autant plus que le rapport de l’Inserm cautionnera
de fait d’autres rapports ou études, déjà
publiés ou en préparation, qui sont moins
anodins et s’inspirent de la politique du tout répressif
en l’honneur dans l’Amérique de Bush.
On comprend que de nombreux éducateurs, pédopsychiatres
et autres psychologues appellent à signer un manifeste
de protestation 6).
On
peut toujours signer ce manifeste, cela ne fera de mal à
personne. Mais pour aller plus loin et pour notre part,
nous ne pouvons que conseiller aux professionnels et universitaires
de se procurer et d’étudier le rapport, dans
sa version complète. Ceci à la lumière
des différentes disciplines concernées ou
s’estimant concernées par le sujet. Si cela
pouvait faire progresser la modélisation interdisciplinaire
des phénomènes sociaux et individuels en cause,
ce serait déjà une très bonne chose.
Les « experts » ne pourraient plus dire n’importe
quoi, notamment devant les tribunaux.
Notes
(1) On trouve le dossier de presse sur
le site de l'Inserm à l'adresse
http://www.inserm.fr/fr/presse/dossiers_presse/att00000407/DPTroubledesconduites.pdf
(2) Etant entendu que l’équivalence
[1 gène – 1 comportement] n’a pas de sens.
Les comportements notamment humains sont sous contrôle
de gènes multiples, généralement non
identifiés à ce jour. Ceci n'empêche pas
que, notamment aux Etats-Unis, de nombreux généticiens
cherchent encore à identifier le "gène
du crime", lequel n'existe évidemment pas sous
cette formulation simpliste..
(3) * mème: terme,
inventé par le généticien britannique
Richard Dawkins, désignant des unités de sens
ou de symbolisation produites par les comportements animaux
et humains (par exemple un geste agressif); se diffusant,
se reproduisant et mutant au travers des réseaux de
communication naturels (par exemple la parole) ou artificiels
(par exemple) les médias.
*mémétique: étude scientifique
des mèmes et de leurs rôles sociaux. On associe
dorénavant la mémétique à la psychologie
et à la génétique quand il s'agit de
comprendre des comportements humains complexes comme le goût
pour les arts, les sports ou la guerre. Les phénomènes
de bandes, notamment de bandes d'enfants criminels, relèvent
de ces trois types d'explications.
(4) Alors qu’il ne se passe pas de
mois sans que la télévision ne montre des cas
détaillant complaisamment la terreur que sèment
de jeunes enfants dans leur entourage – analogue à
celle que répandent les animaux domestiques mal éduqués
dont cette même télévision se plaît
à énumérer –voire encourager –
les nuisances.
(5) pensons à la prétendue
« normalité sexuelle ».
(6) http://www.pasde0deconduite.ras.eu.org/
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