Article
Le Web n'est pas encore un super-cerveau
Jean Paul Baquiast
3 février 2006
La question
de savoir si le Web n'est pas en train de devenir un super-cerveau,
générant une super-intelligence, est posée
(et résolue de façon globalement affirmative)
par un article très stimulant de Kevin Kelly, publié
par le réseau Kurzweil AI.
(voir http://www.kurzweilai.net/meme/frame.html?main=/articles/art0629.html
ainsi que sur Wired http://www.wired.com/wired/archive/13.08/tech.html
Nous nous proposons de la discuter ici. Notre réponse
sera, comme l'indique le titre, plus prudente.
The
planet-sized "Web" computer is already more
complex than a human brain and has surpassed the 20-petahertz
threshold for potential intelligence as calculated by
Ray Kurzweil. In 10 years, it will be ubiquitous. So will
superintelligence emerge on the Web, not a supercomputer?
Quel
est l'argument de Kevin Kelly et de ceux qui raisonnent
comme lui?
Le
Web est devenu un superorganisme d'une nature et d'une taille
encore jamais vues sur Terre à ce jour, du moins
dans le domaine des systèmes créés
par l'homme. D'ores et déjà il comprend plus
de 1 milliard de correspondants potentiels, c'est-à-dire
de machines capables d'émettre et de recevoir des
messages : PC, téléphones portables, objets(1).
Ceux-ci ont généré près de 50
milliards de pages. Dans 10 ans il connectera des milliards
voire des dizaines de milliards de terminaux de toutes sortes
et aura créé un nombre de pages et messages
pouvant atteindre le milliard de milliard.
Derrière
ces machines il y aura des utilisateurs, humains et automates.
Dans une vision encore courante du Web, la grande majorité
de ces utilisateurs s'informent, c'est-à-dire consomment
passivement des informations créées par une
petite minorité d'entre eux. Nous sommes en face
d'un système à flux descendant, qui n'est
pas très différent, hors sa taille, du système
de création et de diffusion des contenus d'information
caractérisant les médias traditionnels, y
compris la presse et la littérature depuis des siècles.
Mais dans la vision qui tend aujourd'hui à prévaloir,
les utilisateurs produisent et diffusent des contenus en
même temps qu'ils en consomment. Ils les produisent
soit en retraitant directement des informations qu'ils ont
prélevées sur le web (je lis un texte en ligne
et cela me suggère des réactions, c'est-à-dire
des idées originales que j'édite) soit même
en créant des contenus de leur propre chef (je crée
un site où je publie par exemple l'histoire de ma
vie…). Autrement dit, les utilisateurs, sans cesser
d'être consommateurs, deviennent aussi auteurs, en
créant de l'information que d'autres consommeront.
De ce fait, ils constituent un nouveau pouvoir, face aux
anciens détenteurs de l'information et des savoirs,
qui tentent mais en vain d'en conserver le monopole. On
retrouve toutes ces questions dans les débats actuels
sur les droits d'accès à la culture numérique(2).
Derrière
ces constatations qui tendent à devenir banales,
Kevin Kelly rappellent ce que nous devrions savoir. D'une
part, toute démarche, de lecture ou d'écriture
sur le Web, est mémorisée quelque part, sans
limite de temps, sauf quand des serveurs disparaissent (et
encore. Leurs données ont généralement
été reprises ailleurs). Ceci signifie que
se créent à chaque fois des liens nouveaux
entre données jusqu'ici non reliées. Si je
vais lire le contenu d'un site, je crée un lien entre
mon adresse IP et celle de ce contenu. Si je fais davantage,
en publiant un lien hypertexte sur ce site, je «durcis»
le lien et le fait connaître, potentiellement, au
monde entier. Le Web devient donc une gigantesque mémoire,
qui, 24h sur 24, n'arrête jamais de travailler et
de s'étendre. Nous avons vu que parmi ce que nous
avons appelé des utilisateurs, se trouvent de plus
en plus d'automates et d'objets. Je suis «tracé»
par différents objets qui mémorisent les liens,
physiques ou virtuels, que j'établis sans cesse dans
ma vie sociale : ainsi je passe tel péage, je vais
chez tel commerçant, etc. Ceci inquiète beaucoup
de gens mais n'est qu'un aspect particulier de l'immense
réseau de contenus mémorisés dans lesquels
je m'inscris dès que je fais quelque chose.
On
considère généralement, non sans
raison et comme nous l'avons rappelé en introduction,
que le Web est un immense réseau interconnectant
physiquement (même si toutes les connections ne
sont pas à tous moments activées) des centaines
de millions de machines. Mais si l'on prend en considérations
tous les liens qu'il a mémorisés entre
pages et contenus de pages, on atteint les milliards de
milliards d'objets virtuels. Nous employons le terme
d'objets virtuels car ceux-ci sont très proches
de ce que Jean-Pierre Changeux avait appelé des
« objets mentaux » dans son livre fondateur,
l'Homme neuronal. Les objets mentaux de J.P. Changeux
sont contenus dans notre cerveau et matérialisés
par les synapses plus ou moins durables s'étant
établies entre neurones –notamment dans le
cortex associatif - au long de notre vie. Nous allons
revenir ci-dessous sur cette comparaison entre le Web
et le cerveau, car c'est elle qui nous intéresse
ici.
Ces
données ne s'accumulent pas en désordre
dans la mémoire collective du Web. Elles se distribuent
spontanément ou sont volontairement classées
par origines géographiques, linguistiques, fonctions
assurées, etc. Mais d'une façon générale,
une hiérarchie particulière apparaît,
découlant de la fréquence de consultation.
Il s'agit d'un système de sélection
quasi-darwinien. Les sites et données les plus
consultées sont présentés en tête
des listes des moteurs, ce qui accroît la fréquence
de leur consultation au détriment des données
isolées. Cependant le système est chaotique.
On constate que des données très consultées
peuvent ne plus l'être et que des sources
isolées peuvent brutalement s'étendre
et conquérir momentanément une partie de
la globosphère ou du Web (voir ci-dessous : le
rôle des mèmes sur le web).
Comment
qualifier l'assemblée ou collection des objets
virtuels (ou synapses numériques) que nous venons
d'évoquer, faits de liens mémorisés
sur le Web ? On peut dire qu'ils représentent
un modèle dynamique d'un monde plus général,
celui où s'exerce l'activité
des humains et de leurs machines. Ce modèle dynamique
est un monde physique à lui seul, fait de ces réalités
(physiques) que sont les informations et liens entre informations
figurant dans les serveurs et dans les réseaux
de connexions entre serveurs. Nous pouvons le qualifier,
afin de le distinguer d'autres types de mondes créés
par des interconnexions entre objets naturels (par exemple
le monde des bactéries, souvent lui-même
qualifié de "web bactérien") d'un
monde numérique. Le monde numérique se construit
sans cesse, du fait de l'interaction permanente
des humains et de leurs machines avec un monde biologique
et physique plus général. Nous nommerons
ce dernier l'Univers, afin de ne pas le confondre
avec le monde numérique qui le représente.
Le
monde numérique est-il un reflet passif de l'Univers,
comme peut l'être l'image d'un
animal dans un miroir ? Non pas et pour plusieurs raisons.
La première est que, dès qu'un utilisateur
du Web, homme ou machine, introduit un nouveau lien, ce
lien sera perçu et pris en compte par un autre
utilisateur, qui modifiera en conséquence, d'une
façon non prévisible mais indéniable,
son propre comportement, c'est-à-dire son
action sur l'Univers. C'est assez évident.
Si je lis sur un site web que je dois réduire mes
émissions de CO2, je m'efforcerai de le faire
et j'agirai ainsi effectivement sur l'univers
physique et biologique. Ceci tient au fait que les utilisateurs
ne sont pas inactifs mais constituent des « agents
pro-actifs », selon l'expression de l'Intelligence
Artificielle. Ile le sont d'autant plus qu'ils
sont dotés en propre, grâce à la possession
d'un cerveau biologique et de contenus culturels
accessibles à ces derniers, d'une aptitude
à la création autonome (pour ne pas parler
de conscience) que n'ont pas forcément les
machines – du moins en leur état actuel.
Mais
la proactivité des agents humains n'est pas seule
créatrice de nouveaux liens ou objets virtuels. Lorsque
les liens génèrent eux-mêmes, par leurs
interactions, de nouveaux contenus et que ces contenus arrivent
à influencer des utilisateurs, hommes ou machines,
ces nouveaux objets modifieront de leur propre chef, par
émergence, selon le terme consacré, le comportement
des agents. Ils modifieront par conséquent les effets
qu'exercent ces comportements sur la marche de l'Univers.
Mais est-ce possible, sans interventions humaines ? Oui,
du fait de l'activité de tous les automates qui dorénavant
opèrent sur les données du Web afin de les
recenser, les analyser, les résumer et les transformer.
Si un moteur de recherche du type de celui proposé
un temps par Microsoft rassemblait de lui-même toutes
les traces que j'ai laissées ma vie durant sur le
Web, dressait le portrait ou plutôt le profil de moi
qui en découle, et communiquait ce profil - soit
à moi soit à d'autres – il modifierait
inévitablement les comportements de ceux ayant connaissance
de ce profil et donc la façon dont ceux-ci interagiraient
ultérieurement avec l'univers extérieur. Pour
prendre un exemple sympathique, si un tel profil établi
automatiquement montrait que je suis un esprit très
créatif, je pourrais postuler un poste dans une entreprise
de création où j'inventerais peut-être
une machine géniale, capable de modifier durablement
l'univers.
Plus
généralement, le réseau des serveurs
et pages interconnectés générera inévitablement
ce que la mémétique désigne du terme
de mèmes(3).
Les mèmes sont des idées ou images qui se
développent et se reproduisent spontanément,
comme des virus, sur le mode de la sélection darwinienne,
au sein des réseaux de communications animaux et
humains. Dans une société classique, leur
importance est fonction de la densité des échanges
entre individus et groupes. Dans un système profondément
câblé et interactif, elle a toutes les chances
d'augmenter considérablement. C'est ainsi que les
effets de mode, concernant des informations vraies ou fausses,
sont particulièrement rapides à naître
sur le Web et parfois à y prendre des dimensions
mondiales.
Nous
voyons donc se mettre en place une Méga-machine,
incluant et transcendant l'activité des humains
et de leurs petites machines. Cette Machine comptera désormais
de plus en plus parmi les agents physiques et biologiques
influant sur l'évolution de l'Univers,
au moins à l'échelle de la Terre et
de son environnement immédiat. Il faut ajouter
un point très important : la Méga-machine
n'est ni descriptible en totalité ni, évidemment
prédictible, par aucun homme ou système
que ce soit. Il s'agit donc pour reprendre le terme
de Victor Hugo, d'une « force qui va »
mais nul ne sait où elle va. Le seul argument
qui rassurera les esprits craintifs est qu'elle
dépend totalement de la technologie. Qu'une
guerre nucléaire ou un cataclysme détruise
les réseaux et les serveurs, la Machine s'effondrera…mais
probablement avec elle toute société humaine
un tant soit peu évoluée. Resteront les
fanatiques religieux des premiers âges.
On
objectera que la Machine ainsi décrite n'est
qu'une extrapolation des systèmes de communication
existant dans les sociétés humaines traditionnelles.
Dans ces sociétés, même lorsque les
échanges sont seulement langagiers, sans écrits,
chaque individu est plus ou moins récepteur et
émetteur de données. On connaît le
rôle des « commères » dans les
villages ruraux. Des effets de mode ou d'émergence
imprévus peuvent aussi s'y faire sentir.
La seule différence d'avec les sociétés
modernes est la densité des informations reçues
ou échangées par habitant et par unité
de temps, ainsi que la faible étendue des connexions.
Celles-ci ne dépassent que rarement les limites
de la province et sont enfermées dans des isolats
linguistiques et culturels entre lesquels n'existent
pas d'outils de traduction. C'est il est vrai
aussi un peu le cas sur le Web. Tout le monde n'y
communique pas avec tout le monde et tout le monde n'a
pas le temps de communiquer autant qu'il le voudrait.
Mais au moins en ce qui concerne les mises en corrélation
automatiques et l'ampleur des mémoires rendues
disponibles, les échelles de grandeur sont sans
comparaison. On obtient donc avec le Web de très
grandes densités de créations et d'échanges,
qui produisent probablement des changements qualitatifs
et pas seulement quantitatifs, par lesquels les «
infosphères » modernes se distinguent des
infosphères primitives.
Ceci
admis, le Web constitue-t-il véritablement un super-cerveau,
créateur d'une super-intelligence ? Pour
répondre à cette question capitale, il faut
s'entendre sur ce que l'on entend par cerveau
et intelligence, en prenant pour référence
ce que nous connaissons de l'un et de l'autre
dans l'état actuel des connaissances scientifiques.
Le
cerveau et son intelligence
Il
existe d'innombrables études relevant de la discipline
des neurosciences, aujourd'hui, qui tentent de décrire
l'organisation du cerveau et la façon dont celui-ci,
chez les animaux supérieurs et l'homme, génère
de l'intelligence, voire génère ce que l'on
appelle encore, à tort ou à raison, des faits
de conscience. Les travaux sur les robots autonomes abordent
le problème à partir de bases différentes,
les systèmes et agents informatiques, mais ils aboutissent
à des conclusions de plus en plus proches de celles
des neurosciences. Nous n'allons pas dans ce court article
reprendre tout ceci, mais seulement résumer les caractères
généralement attribués au cerveau et
à ses états, afin de voir si nous les retrouvons
dans la Machine du web telle que nous venons de la décrire.
Distinguons en quoi les deux types d'organisations se ressemblent
et en quoi elles diffèrent.
Première ressemblance.
Le cerveau n'a pas de capacités cognitives, que ce
soit en neurologie ou en robotique, s'il n'est pas relié
à un corps qui le distingue de l'univers extérieur
et avec lequel il interfère en permanence grâce
à des organes sensoriels (ou senseurs) et des organes
moteurs (ou effecteurs). Ce sont les données reçues
par ces organes qui constituent les objets mentaux synaptiques
contenus dans le cerveau. Ce sont également celles
émises par eux qui modifient en retour l'univers
dans lequel se meut et survit, non seulement le cerveau
mais le corps tout entier. Or la Machine du web a-t-elle
un corps et est-elle dotée de senseurs et d'effecteurs
? A priori, sans entrer dans les détails, nous pouvons
répondre par l'affirmative. Son corps et ses organes
sont faits des innombrables utilisateurs du web, humains
ou machines. C'est un corps très réparti,
mais il se distingue de l'univers extérieur, y compris
des humains non connectés, par divers traits physiques.
De plus et surtout, il dispose des organes sensoriels et
effecteurs des humains connectés et de leurs propres
machines. La structure ainsi formée n'est pas tout
à fait comparable à l'ensemble des neurones
constituant le cerveau. Elle ressemble plutôt à
ce que l'on appelle un essaim ou une meute (swarm).
Autrement dit, il s'agit plutôt d'un super-organisme
que d'un organisme mais les différences, à
notre niveau d'approche, ne sont pas significatives.
Le fait que les humains connectés au Web disposent
de capacités propres de représentation, grâce
à leurs cerveaux et leurs cultures individuelles,
ne change pas grand-chose dans le schéma d'ensemble
où ils sont assimilés à des neurones
cérébraux plus ou moins passifs participant
au fonctionnement du Web. On peut en effet considérer
que si ces cerveaux et intelligences individuelles enrichissent
les capacités de recueil et de production d'information
des terminaux du Web, à grande échelle, leur
influence sur celui-ci est négligeable. Elle reste
soumise aux lois statistiques gouvernant la dynamique d'ensemble
du système. Ainsi la production des intelligences
individuelles à haut coefficient compense la sous-production
des intelligences plus modestes. Dans le cerveau d'ailleurs,
comme sur le Web, tous les neurones ne sont pas également
passifs. Certains neurologues considèrent qu'un certain
nombre d'entre eux ne sont pas de simples machines à
transmettre ou à traiter de façon linéaire
l'information qui transite par eux. Disposant de millions
de connexions synaptiques, ils se comportent probablement,
dans certaines zones cérébrales tout au moins,
comme des agents pro-actifs plus ou moins capables de créativité
intelligente. Un neurone, ses dendrites et ses synapses
doivent pouvoir, à lui seul et dans certain cas,
computer c'est-à-dire créer de l'information,
par exemple sur le mode des réseaux de neurones formels.
Ils sont donc au moins aussi "intelligents" que
certains hommes.
Deuxième ressemblance.
Le cerveau joue pour le corps le rôle d'une immense
base de données mémorisant les expériences
vécues par le corps. Il s'agit des associations ou
objets mentaux précédemment évoquées.
Celles-ci sont réparties à l'intérieur
des zones cérébrales héritées
génétiquement où elles servent de support
aux activités réflexes ou aux mémoires
de long terme. D'autres sont stockées dans des mémoires
temporaires et permettent la mémoire immédiate(4).
Certains neurologues considèrent que le cerveau avec
son immense potentiel synaptique, est tout à fait
capable de conserver, sinon d'utiliser efficacement, l'ensembles
des informations reçues ou produites par un individu
tout au long de sa vie. Nous pouvons donc considérer
que le cerveau sur ce plan, n'est pas très différent
du Web global qui conserve et conservera, sauf destructions
occasionnelles, l'ensemble des données accumulées
depuis sa création.
Principale différence.
Par contre, et c'est la différence essentielle, le
cerveau est un système fortement interconnecté
et fortement hiérarchique. Cette hiérarchisation
dépasse de beaucoup celle que nous avons évoquée
précédemment concernant la sélection
des données qui apparaissent en tête de liste
dans les moteurs de recherche. Elle est absolument systémique.
Ceci apparaît particulièrement bien dans l'architecture
anatomique et fonctionnelle du cerveau révélée
par l'imagerie cérébrale moderne. On y voit
l'organisation des six couches composant le cortex associatif.
C'est la partie du cerveau dite aussi matière grise
où l'on situe généralement le siège
de l'intelligence et des états de conscience.
Les
expériences accumulées par le cerveau reflètent
la structure du monde tel qu'il est apparu au sujet tout
au long de sa vie, sous la forme de séquences d'événements
et de relations entre ces séquences. A partir de
ces contenus de mémoire, le cerveau fait à
tout instant des prédictions qui sont confrontées
aux nouvelles expériences et mémorisées
à leur tour après modifications éventuelles.
C'est ce système de mémoire-prédiction
qui constituerait l'essentiel de l'intelligence humaine,
en organisant les perceptions, la créativité
et même la conscience. Il est évident que la
Méga-machine du web, aujourd'hui encore –sauf
peut-être sous forme de traces ou d'amorces locales
sans conséquences pratiques globales- est incapable
d'une telle fonction qui permettrait de la prétendre
vraiment intelligente(5).
Le
cortex associatif ou néocortex est constitué
de six couches empilées de neurones aux fonctions
différentes, sur une épaisseur qui ne dépasse
pas 2 mm. mais qui recouvre, chez l'homme, l'ensemble
de la surface de l'encéphale. Grâce à
sa structure hiérarchique, le néocortex
reçoit en parallèle les messages envoyés
par les organes sensoriels et par les couches plus profondes
du cerveau. Il les organise sous forme d'objets
mentaux, pour reprendre notre terme, ou de «patterns».
Par pattern, il faut entendre des ensembles d'informations
présentant une cohérence au plan géographique
cérébral et au plan temporel (séquences
chronologiques). Ces patterns correspondent, après
diverses opérations destinées à éliminer
l'accessoire pour garder le permanent, aux représentations
que nous nous faisons du monde.
Le point
essentiel, souvent négligé par les modèles
courants du cerveau, est que le néocortex ne fonctionne
pas seulement du bas vers le haut - le bas correspondant
à la couche recevant les informations primaires et
le haut mémorisant des informations de plus en plus
globalisées et élaborées. Les patterns
se forment dans chacune des six couches de neurones et sont
restitués à la couche inférieure en
même temps qu'ils sont adressés à la
couche supérieure. Ce rétro-feedback prend
la forme d'une prédiction renvoyée à
la couche inférieure et instantanément comparée
et modifiée si besoin est compte tenu des nouvelles
informations provenant de l'extérieur. Dans ce modèle
d'architecture, on pourrait dire que chaque couche de neurones
du néocortex se comporte comme un néocortex
à elle seule, à la différence qu'intégrée
dans un système hiérarchique, ce qu'elle reçoit
et émet influence en parallèle ce que reçoivent
et émettent les autres couches. C'est cette architecture
qui permet notamment de ne pas confondre le cerveau avec
un ordinateur classique ni même avec un système
complexe comme le Web, lequel n'est pas hiérarchisé
globalement. Ainsi, contrairement à un ordinateur
qui produit une information en sortie à chaque entrée
d'information venant de l'extérieur, le cerveau fait,
à diverses échelles de complexité,
des prédictions basées sur les expériences
et les séquences préalablement enregistrées.
Ces prédictions provoquent des sorties motrices qui
modifient le monde environnant, l'Univers, et provoquent
en retour le recueil de nouvelles informations au niveau
des entrées sensorielles. Les organes sensoriels
et moteurs ne fonctionnent pas isolément. Ils s'auto-influencent
à tous les niveaux de complexité du cortex,
du fait des nombreuses liaisons synaptiques qui les relient.
Là encore, ce n'est pas le cas des usagers du Web
qui demeurent généralement isolés,
c'est-à-dire ignorants de ce que font les autres,
même si parfois des effets locaux de contamination
les mettent en phase.
Deux
autres caractères différencient le néocortex
d'un réseau comme le Web global. L'une est l'organisation
en colonnes verticales de quelques millimètres de
diamètre qui mettent les neurones de chaque couche,
à l'intérieur de ces colonnes, en communication
avec ceux situés au-dessus et au-dessous. Ces colonnes
(ou groupes de colonnes, car rien n'est unique dans le cerveau)
sont en principe dédiées, du fait d'une architecture
acquise par l'évolution et commandée à
la naissance par les gènes de structure, à
des types spécifiques de messages, par exemple transmettre
via le cortex visuel, l'information relative à la
perception d'une ligne verticale. Mais si nécessaire,
en cas d'accident, elles peuvent se remplacer l'une l'autre.
Le cerveau n'est donc pas au départ un amas indifférencié
de neurones, un «tas de nouilles»(6).
Le
deuxième caractère est opposé au
précédent, ou plutôt complémentaire
de celui-ci. Dans toutes les couches, avec une densité
de plus en plus grande lorsqu'on s'élève
dans la hiérarchie de ces couches, il existe des
fibres de liaison qui, grâce aux synapses, permettent
d'associer les mémoires et donc les prédictions
formulées à chaque niveau hiérarchique.
Ce sont ces fibres horizontales qui ont donné d'ailleurs
au cortex son qualificatif d'associatif. L'existence de
liaisons horizontales était connue depuis longtemps,
mais on montre aujourd'hui qu'elles jouent un rôle
permanent dans la modulation tant des informations émises
en sortie que des informations reçues en entrée,
ceci quelle que soit la complexité des patterns
et des séquences transitant au sein des couches
et à travers elles.
Un
autre point important, qui permet au cerveau, malgré
la lenteur de ses composants primaires, de réagir
vite et de façon régulière, est l'invariance
des patterns stockés à chaque niveau du
cortex. Il s'agit d'une invariance relative, puisque les
séquences mémorisées peuvent être
modifiées si elles sont contredites par de nouvelles
expériences. Mais lorsque ce n'est pas le cas,
elles peuvent être immédiatement mobilisées
pour produire des prédictions et entraîner
des actions s'appuyant sur elles. Ceci ne constitue pas
une observation nouvelle. On sait depuis longtemps que
le cerveau commande de nombreux comportements sur le mode
automatique, par exemple dans le cas de la conduite automobile,
l'appel à des solutions plus complexes ne survenant
qu'en cas de difficulté inattendue. Cette invariance
des patterns ne doit pas être confondue, évidemment,
avec les boucles sensori-motrices automatiques caractérisant
l'ensemble de la vie organique et ne faisant pas intervenir
le cortex. Ceci étant, ce phénomène
de l'invariance des patterns au niveau du néocortex
est absolument général. C'est pourquoi il
caractérise le cortex comme un ensemble de mémoires
prédictives. Dans chacune des couches et des colonnes,
le néocortex stocke des séquences de patterns.
Il s'agit d'un stockage auto-associatif, tel élément
de séquence pouvant suffire à faire apparaître
la séquence entière ou des séquences
différentes dans lesquelles il figure. Là
encore, c'est l'extrême connectivité synaptique
du cerveau qui rend possible ces associations. Sur le
Web, il existe une certaine invariance des données.
Mais elle est très fragile et n'est pas indispensable
au fonctionnement d'ensemble. Au contraire. Plus
les données "mutent", plus la créativité
globale du système semble en profiter. L'invariance
apparaît a posteriori de façon statistique,
certaines données se révélant plus
consultées que d'autres et orientant la production
de nouvelles données. Mais ceci de façon
généralement peu permanente. Les données
les plus invariantes à long terme sont les données
qui ne sont plus consultées. Elles n'ont
donc pas beaucoup d'influence fonctionnelle.
Enfin,
dans le cerveau, les patterns sont stockés selon
des architectures locales elles-mêmes invariantes
et hiérarchiques. C'est ce caractère qui assure
la permanence bien connue de la mémoire et le fait
que les représentations primaires que nous nous donnons
du monde s'articulent dans notre esprit en représentations
de plus en plus complexes, débouchant dans certains
cas sur des faits de conscience. Plus on s'élève
dans la hiérarchie, plus les détails, importants
dans les niveaux inférieurs, s'atténuent au
profit des lignes générales. On voit ainsi
apparaître, au sommet des couches néocorticales,
des représentations correspondant à ce que
l'on appellera en linguistique des concepts ou des noms.
Les concepts sont seulement des abstractions épurées
des détails. Ils n'ont pas besoin d'être nommés
par le langage social pour exister et servir à orienter
le comportement intelligent supérieur. Au plus haut
de la pyramide, c'est le concept de « moi »
qui synthétisera l'ensemble des expériences
passées et actuelles enregistrées par le sujet.
Mais de nouveau, on rappellera que la permanence et la hiérarchie
ne sont que relatives. Elles peuvent laisser place à
des variantes de représentations ou de hiérarchies
si de nouvelles expériences imposent ces changements
et si la plasticité d'ensemble du système
permet d'en tenir compte pour assurer la réadaptation
du système à un milieu profondément
changé. Inutile de dire que jamais à ce jour
on n'a surpris l'existence sur le Web d'une conscience de
soi. Ou bien elle n'existe pas (et on ne voit pas comment
elle pourrait se former, dans l'état actuel de l'interactivité
des réseaux) ou bien il s'agit d'une forme d'intelligence
ou de conscience pré-humaine, sinon extra-terrestre,
que l'on pourrait retrouver dans les webs biologiques évoqués
au début de cet article
Conclusion
Il
est donc inutile de faire de longs développements
pour montrer que l'intelligence globale n'existe
pas encore dans le Web, pour la raison principale que
celui-ci n'est pas organisé comme un cerveau
biologique. Le Web se borne, et c'est déjà
considérable, à enrichir (augmenter) les
intelligences individuelles et collectives de ceux qui
l'utilisent. Cela leur confère un avantage
compétitif considérable par rapport au reste
de l'humanité.
Ce sera
sans doute l'objectif des futurs moteurs de recherche et
d'édition que permettre l'émergence de patterns
de représentation de plus en plus globaux, pouvant
correspondre à l'apparition sur le Web d'une conscience
voire d'une conscience volontaire globale. Sera-ce possible
? Sans doute. Qui en bénéficiera ? Les utilisateurs
de la périphérie ? Des pouvoirs politiques
centraux visant à réguler ou mobiliser les
données du Web à des fins impériales
ou impérialistes ? Bien pire ou bien mieux : ne s'agira-t-il
pas d'émergences informationnelles et computationnelles
qui s'imposeront d'elles-mêmes aux hommes connectés
au Web et qui prendront le pouvoir sur eux, comme le prédisent
certains auteurs de science-fiction ?
Il
semble que nul ne puisse répondre à ces questions
pour le moment. D'où la nécessité de
rester vigilant, en ne sous-estimant pas mais en ne surestimant
pas davantage les capacités d'évolution dynamique
du réseau des réseaux.
Notes
(1) L'Internet
des objets. On donne désormais ce nom aux objets
capables d'émettre des messages recueillis et mémorisés
par le web, par exemple la puce antivol incorporée
à une automobile qui signale en permanence la position
du véhicule, indépendamment de la volonté
du conducteur. Voir le rapport de l'Union Internationale
des télécommunications http://www.itu.int/osg/spu/publications/internetofthings/
(2) Cette
thèse est développée dans l'ouvrage
récent "La révolte du proNetariat",
de Joël de Rosnay et Carlo Revelli. Voir une interview
de l'auteur et les liens dans http://nextmodernitylibrary.blogspirit.com/archive/2006/01/18/la-revolte-du-pronetariat.html
Joël de Rosnay a appliqué ces idées en
participant à la création d'un journal collectif
sur le mode des multiblogs : AgoraVox
http://www.agoravox.fr/. Jusqu'à présent,
l'entreprise se révèle un succès, c'est-à-dire
qu'elle offre une source très diversifiée
d'informations et d'opinions ouverte à tous. 
(3) Voir Comment
les systèmes pondent de Pascal Jouxtel, Le Pommier
2005 : http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2006/jan/csp.html
(4) Voir Les
Dossiers de la Recherche, février-avril 2006, La
Mémoire. 
(5) Voir Jeff
Hawkins, Intelligence, et notre présentation dans
cette revue, dont nous avons importé ici quelques
paragraphes
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2005/sept/hawkins.html
(6) Même
si le web mondial n'est pas le « tas de nouilles »
ou la poubelle généralement dénoncée
par ses détracteurs, l'organisation voulue ou automatique
(auto-organisation) des données qu'il mémorise
n'atteint pas le niveau de complexité décrit
ici – lequel se retrouve, rappelons-le, dans des cerveaux
bien plus « primitifs » que ceux de l'homme.