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Capitalisme,
patriotisme industriel et industries
stratégiques
par Jean-Paul Baquiast, 18/02/06 |
L'opinion
française a découvert, suite à la perte
de Péchiney repris par Alcan, puis aux menaces d’OPA
hostile sur Danone et aujourd’hui sur Arcelor, que
des entreprises, ayant certes souvent leur siège
hors de France mais participant directement au potentiel
industriel du pays, pouvaient être rachetées
du jour au lendemain par des concurrents extérieurs
à l’Union européenne et peu soucieux
de maintenir en Europe des activités stratégiques.
Cette prise de conscience a entraîné, en ce
qui concerne la France, et après de nombreuses discussions
avec la Commission européenne, une première
réaction. Ce fut la prise d’un décret
visant à protéger les plus importantes des
activités de défense 1).
Le gouvernement français étudie par ailleurs
différentes mesures destinées à consolider
si faire se pouvait l’actionnariat des entreprises
nationales. Mais le danger demeure. Des entreprises considérées
comme le fleuron de l’industrie et de la recherche
européenne, notamment dans le secteur aéro-spatial,
restent opéables.
Cela
tient d’abord à ce que les Etats ont vendu
leurs participations anciennes dans leur capital. Ce phénomène
dit de privatisation a été général
en France depuis les années 1990. Par ailleurs, la
faible importance des fonds d’épargne et de
pension privés européens n’offre aucune
résistance aux grands fonds de pensions ou aux fonds
spéculatifs opérant à partir des Etats-Unis
et de plus en plus à partir de pays émergents,
aux fortes liquidités, comme la Chine. Enfin, l’épargne
populaire européenne, qui n’est pas négligeable
(pensons aux réserves des Caisses d’Epargne
en France) n’est pas considérée, libéralisme
oblige, comme susceptible de prendre des participations
dans les entreprises stratégiques. L’actionnariat
salarié enfin est trop marginal pour jouer un rôle
défensif sérieux.
Devant
la menace, les directions des entreprises stratégiques
cherchent, en renforçant leur culture d’entreprise,
à fidéliser moralement leurs actionnaires.
Mais elles restent hostiles à d’éventuelles
recapitalisations à base de capitaux publics, que
d’ailleurs aucun des Etats qui sont tous confrontés
à des déficits importants ne leur offre. Elles
ne demandent pas non plus de mesures de protection de type
réglementaire. Elles font valoir qu’elles s’adressent
aux marchés internationaux et que toute intervention
d’un Etat européen en leur faveur se paierait
par des mesures de rétorsion des gouvernements dont
elles espèrent obtenir de grands contrats. Ces mesures
de rétorsion prendraient la forme d’aides compensatoires
versées à leurs concurrents, de plaintes à
l’OMC ou devant l’Union européenne, voire
de contre-mesures plus occultes mais tout aussi destructrices.
Nous ne voulons pas citer ici les entreprises françaises
qui tiennent ce discours. Mais elles sont nombreuses. Pour
elles, le concept de « patriotisme économique
», évoqué il y a quelques semaines par
le Premier ministre, est soit vide de sens soit dangereux
Est-ce
à dire que, dans les domaines stratégiques,
et particulièrement en ce qui concerne les industries
spatiales, cette pensée unique économique
et politique, généralement reprise par les
médias, en France et en Europe, soit bien raisonnable.
Il semble faire fi d’une réalité qui
saute aux yeux quand on y regarde de plus près. Tous
les domaines stratégiques, de sécurité
et de défense d’abord, mais aussi ceux intéressant
les industries aéro-spatiales civiles, l'atome, l'énergie,
bénéficient d’une protection «
invisible » et parfois visible des grands Etats. En
d’autre terme, le discours économique dominant,
selon lequel la mondialisation impose la dérégulation
et la non-intervention aux Etats, est un faux-semblant qui
ne trompe que ceux assez naïfs pour y croire.
Un
certain nombre d'économistes, même en France,
pays très libéral, commencent à s’en
rendre compte. Ceci les conduit à penser que le libre
jeu des marchés, sous la pression permanente des
spéculations financières, est en train de
détruire le capitalisme traditionnel en lui enlevant
la capacité de s'investir dans le long terme et d'enrichir
non seulement les actionnaires mais les nations. Mais peut-on
empêcher l’auto-destruction du capitalisme sans
un retour mesuré à l'intervention publique,
afin de faire valoir un minimum de patriotisme industriel?
C'est certainement dans le cas des industries dites stratégiques
que la question se pose avec le plus d'actualité.
Un peu de réalisme montre en fait que dans ce cas
les grands Etats ont toujurs protégé leurs
champions industriels. Les pays européens d'aujourd'hui
auraient tort de l'oublier.
Le
capitalisme est-il en train de se détruire ?
Pourquoi
cette question ? Trois économistes français
ont récemment écrit des ouvrages de mise en
garde concernant l’avenir du capitalisme. Il s’agit
de Elie Cohen (Le nouvel âge du capitalisme, bulles,
kracks et rebonds, Fayard 2005), Patrick Artus et Marie-Paule
Virard (Le capitalisme est en train de s’auto-détruire,
La Découverte 2005) et Jean Peyrelevade (Le capitalisme
total, Seuil 2005). Nous allons les résumer rapidement,
car, sans épuiser le thème que nous voulons
traiter, ces ouvrages apportent des éclairages indispensables.
Pour
Elie Cohen, le capitalisme a récemment traversé
une crise grave, marquée par l’éclatement
de diverses bulles (notamment la bulle Internet) et des
kracks retentissants. Cette crise a résulté
de la pression spéculative des actionnaires et des
évaluateurs, entraînant la diminution de l’efficacité
des processus internes et externes de contrôle de
l’activité des dirigeants. S’y est ajoutée
la démission des autorités publiques régulatrices
des marchés. Cela a donné les crises «
historiques » de Vivendi en France, Enron et Worldcom
aux Etats-Unis, provoquant la ruine des salariés
et des actionnaires respectifs. Mais cette crise qui a culminé
en 2002, n’a pas provoqué de crise générale
analogue à celle de 1929. Elle a été
résorbée du fait de la réactivité
du capitalisme financier à l’américaine.
Le rôle devenu prédominant de celui-ci dans
la détermination des stratégies industrielles
réduit les risques en les diffusant mais il les aggrave
en favorisant la spéculation. La situation est donc
loin d'être stabilisée, même si de nouvelles
procédures de contrôle externe sont en cours
de mise en place dans certains pays. Que peuvent alors être
de nouvelles logiques de contrôle, comment réduire
les risques sans diminuer les capacités d’innovation
? La question est posée d’abord aux gouvernements
et aux grandes institutions financières internationales.
Elie Cohen semblerait pour sa part assez favorable à
des interventions des Etats favorisant les investissements
à long terme, afin de protéger les entreprises
du CAC 40 (voir son article dans Le Monde du 15 février
2006, Après Arcelor, tout le CAC 40 à
l’encan http://abonnes.lemonde...934122).
Patrick
Artus et Marie Paule Virard font le constat qu’au
moment où les grandes entreprises de la planète,
y compris en France, affichent des profits élevés,
rémunèrent confortablement leurs dirigeants
et distribuent des dividendes importants à leurs
actionnaires, la croissance économique stagne, les
délocalisations se multiplient, chômage et
précarité s'aggravent. Ils se demandent dons
si le capitalisme n’est pas de plus en plus vulnérable,
sa prospérité actuelle cachant un vice profond.
Pour eux, la crise du capitalisme n’est pas seulement
due à la faillite des autorités traditionnelles
de contrôle. Elle est beaucoup plus systémique
c’est-à-dire liée à l’organisation
même du capital. On est progressivement passé
d’un capital détenu par des familles industrielles
soucieuses d’investissement à long terme à
un capital détenu par des actionnaires, et notamment
par des fonds de pension spéculatifs, soucieux de
rentabilité à très court terme (15%
en 18 mois, sinon rien). Ceci empêche la prise en
compte de l’investissement d’intérêt
général à 15 ans ou 20 ans, dut-il
se traduire dans l’immédiat par des pertes.
Du coup, les entreprises privilégient le rendement
à trois mois plutôt que des retours à
long terme, quitte à délocaliser, à
faire pression sur les salaires et à renoncer à
créer des emplois durables. Or aucune activité
ne peut vivre avec un horizon limité à 18
mois. Le capitalisme est devenu sans projet, ne fait rien
d'utile de ses bénéfices, n'investit pas pour
préparer l'avenir. Face à ce phénomène,
les gouvernements ne traitent que les symptômes. Ils
ne cherchent pas à réformer la gestion de
l'épargne, imposer de nouvelles règles de
gouvernance aux gérants comme aux régulateurs,
définir de grands programmes structurants. La crise
du capitalisme est en vue, avec toutes ses conséquences
politiques et sociales. Les auteurs n’abordent pas
particulièrement le secteur aéro-spatial,
mais leurs analyses s’y appliquent particulièrement
bien.
Pour
Jean Peyrelevade le diagnostic est assez voisin. Il s’appuie
sur la constatation de la fin des deux modèles européens
marqués par des cultures nationales, le modèle
Rhénan des grandes entreprises familiales et le modèle
du capitalisme de service public à la française.
Le capitalisme moderne est désormais organisé
comme une gigantesque société anonyme. A la
base, trois cents millions d'actionnaires contrôlent
la quasi-totalité de la capitalisation boursière
mondiale. Souvent d'âge mûr, de formation supérieure,
avec un niveau de revenus relativement élevé,
ils confient leurs avoirs financiers à quelques dizaines
de milliers de gestionnaires pour compte de tiers dont le
seul but est d'enrichir leurs mandants. Les techniques pour
y parvenir s'appuient sur les règles du " gouvernement
d'entreprise " et conduisent à des exigences
de rentabilité excessives. Elles transforment les
chefs d'entreprise en serviteurs bien rémunérés
des actionnaires. Ainsi le capitalisme n'est pas seulement
le modèle unique d'organisation de la vie économique
mondiale : il est devenu " total " au sens où
il règne sans partage ni contre-pouvoir sur le monde
et ses richesses. Ajoutons que les interventions publiques
à la française, qui visaient à protéger
le capitalisme national des effets d’une concurrence
internationale trop vive, comme à favoriser les grands
travaux et les grands équipements, sont devenues
difficiles sinon impossibles. Nous pensons pour notre part
que ce pessimisme est mal venu. Mais il ne faut pas oublier
que l’auteur a une culture de banquier et n’a
sans doute pas beaucoup approfondi les conflits de puissance
entre grands Etats dans les domaines industriels à
haute valeur ajoutée technologique.
Le
moteur du patriotisme industriel est mondialement utilisé
Aussi
fondés qu’ils semblent être, ces diagnostics
ne sont pas suffisants. Ils oublient la dimension patriotique,
voire nationaliste des entreprises capitalistes qui réussissent.
Derrière l'apparent pouvoir omnipotent des actionnaires
se trouvent des superpuissances en conflit pour la domination
mondiale. Elles prennent du libéralisme ce qui leur
convient et l'abandonnent quand c'est nécessaire.
Ce que l'on appelle le "capitalisme" n'est que
l'écran derrière lequel s'organisent ces compétitions.
Il ne peut pas s'auto-détruire car il n'a jamais
existé à proprement parler. Pour le comprendre,
il faut examiner le statut "politique" des trois
grandes catégories d'entreprises mondialisées
qui s'affrontent désormais pour la conquête
du monde.
Contrairement
à ce que l’on croit généralement,
sous le chapeau du capitalisme, on trouve en effet des entreprises
très différentes. Elles différent moins
par leurs statuts juridiques que par leurs adhérences
nationales et finalement leur mobilisation plus ou moins
grande (inexistante en ce qui concerne l'Europe) au service
d’une volonté « patriotique » de
domination mondiale. On y trouve :
Des
entreprises mondialisées d’origine américaine.
Ex.: Microsoft, IBM, Boeing et toutes celles de l’industrie
spatiale civile et de défense : lanceurs, satellites,
stations au sol, etc. Ces entreprises étendent leurs
activités au monde entier. Dans l’informatique
et les services, elles localisent généralement
leurs productions là où c’est le plus
favorable pour elles. Elles tendent à échapper
aux réglementations nationales visant à régulariser
les marchés financiers, protéger les salariés
et fixer l’emploi. Mais leur coeur reste profondément
national. Il ne viendrait à l'idée de personne
d'oublier que IBM ou Microsoft sont, où que ce soit,
prioritairement au service de la puissance américaine.
C'est d'ailleurs pourquoi elles sont accueillies avec une
certaine prudence dans des pays comme l'Inde, soucieux de
conserver leur indépendance. Le patriotisme, sinon
le nationalisme, reste encore plus la règle dans
la défense et l'aéro-spatial, où la
localisation demeure la règle. Il s’agit d’une
précaution de simple bon sens. On verrait mal les
fournisseurs des nombreux satellites militaires commandés
par le département de la défense s’installer
en Amérique Latine ou en Asie. De même, les
industriels étrangers qui voudraient prendre des
parts dans leur capital se verraient opposer les divers
Patriot Acts réglementant les acquisitions d’action.
Plus
généralement, il serait faux de penser que
les entreprises américaines, même délocalisées
en partie, ont perdu le sens du patriotisme économique.
Il existe un subtil accord entre les cadres dirigeants,
les actionnaires et les responsables politiques américains
pour maintenir et étendre la « domination globale
américaine » au reste du monde. Ces entreprises
bénéficient donc en priorité, sinon
exclusivement, des contrats d’achat et des contrats
de recherche du gouvernement fédéral américain.
Elles reçoivent par ailleurs un appui total des services
d'information économique et des représentations
diplomatiques américaines. Ceci les aide considérablement,
notamment pour maintenir un très haut niveau de compétences
technologiques grâce à leur participation à
de grands programmes publics (en majorité de défense)
finançant leur Recherche/Développement (R/D).
On pourrait parler en ce qui les concerne d’un «
capitalisme mondialisé sous contrôle national
ou de Sécurité Nationale». C’est
ce qu’exprime, dans le domaine spatial, le concept
de Space Control. Il s’agit d’empêcher,
par quelque moyen que ce soit, des entreprises concurrentes
non américaines de prendre des avances technologiques
substantielles aux dépends des entreprises nationales.
Cela
ne veut pas dire que le capitalisme de Sécurité
Nationale à l’américaine sache toujours
tenir compte des intérêts de long terme, que
ce soit ceux du monde ou même ceux de la société
américaine. On le voit actuellement. Le CMI (complexe
militaro-industriel) préfère les contrats
d’achats de matériels militaires au financement
de grands programmes spatiaux. Le coût de la guerre
en Irak (estimé à près de 1000 milliards
de dollars sur 5/8 ans), ne permet pas d’augmenter
le budget de la Nasa, plafonné à quelques
18 milliards par an. Pourtant le programme fixé par
G.W. Bush, Retourner sur la Lune et aller ensuite sur Mars,
mériterait mieux. Avec quelques dizaines de milliards
en plus, la Nasa atteindrait sans doute cet objectif en
15 ans plutôt qu’en 30 ans.
Face à ce premier groupe d'entreprises et les défiant
directement dorénavant, on trouve et on trouvera
de plus en plus des entreprises mondialisées asiatiques.
Elles résultent de la montée en puissance
très rapide des grands pays asiatiques où
le patriotisme national ne cesse de se renforcer, Chine,
Inde, Corée du Sud. Leur statut juridique est difficile
à comprendre. Ce sont souvent, notamment en Chine,
des entreprises publiques. Mais les influences familiales
y sont fréquentes. On y ajoutera les entreprises
de pays aux traditions industrielles plus anciennes, où
la composante nationaliste est elle aussi de plus en plus
présente: Japon, Russie. …Ces entreprises sont
particulièrement redoutables pour les précédentes
car elles jouent à fond la mondialisation et la dérégulation
quand ceci leur est utile, tout en faisant appel si nécessaire
à tous les ressorts de l'intervention économique
et politique de l'Etat lorsque elles se trouvent dans une
situation difficile. Aussi bien, il est difficile de les
croire quand elles affirment que la recherche du profit
est leur seul moteur. Il n'y a pas besoin d'analyses approfondies
pour voir qu'elles sont animées d'un fort patriotisme.
Ceci leur permet d'être des partenaires privilégiées
dans les programmes publics de R/D, ainsi que de bénéficier
des achats publics dans les pays respectifs. Elles sont
soutenues à tous moments (comme les entreprises américaines)
par les représentations diplomatiques de leurs gouvernements.
Sous une apparence capitaliste libérale, ce sont
en fait de bons soldats des patriotismes nationaux.
L’exemple
est particulièrement visible dans le cas des programmes
spatiaux de tous les nouveaux entrants : Chine, Inde, Japon,
Brésil, Corée du Sud. Comme le remarque François
Auque dans son intervention devant le club Stratégia,
reprise dans ce numéro, aucun de ces pays n’acceptera
d’acheter des systèmes spatiaux à l’étranger.
Ils veulent des industries implantées sur leur sol,
travaillant avec leurs citoyens et, évidemment, non
opéables.
Nous
avons donc au niveau du monde l'affrontement entre deux
types de patriotismes capitalistiques, l'américain
et l'asiatique. Qui sera le plus fort? L'américain
dispose de l'immense avance technologique que l'on connaît,
mais l'asiatique rattrape son retard à grand pas
(sans compter le fait que la technologie américaine
repose sur 40 à 50% d'immigrés de très
haut niveau d'origine asiatique dont la fidélité
à la bannière étoilée ne sera
pas sans faille à l'avenir). De plus, les entreprises
asiatiques disposent d'un avantage économique considérable.
Elles s’appuient, contrairement aux entreprises américaines
et européennes, sur d’immenses ressources en
main d’œuvre qui ne leur coûtent pas grand-chose.
Elles n’ont donc pas besoin de se délocaliser
pour comprimer leurs coûts salariaux et accroître
la flexibilité du travail. On ne leur reprochera
pas non plus de créer du chômage car même
si elles se comportent en employeurs sans pitié,
tout ce qu’elles font contribue en dernier ressort
à diminuer le chômage endémique des
pays dont elles proviennent. Ces entreprises jouent donc
sur tous les tableaux et commencent de ce fait à
provoquer la crainte des défenseurs du capitalisme
mondialisé américain lui-même, comme
le montre le changement d’ambiance significatif qui
s’est manifesté cette année au Forum
économique de Davos.
Entre ces deux grands groupes d'entreprises, on trouve encore
(pour combien de temps?) des entreprises mondialisées
d’origine européenne. Ex. : Arcelor, Nokia,
EADS…Elles ne sont en rien comparables aux entreprises
asiatiques. Elles ressemblent beaucoup aux entreprises américaines,
sauf sur un point capital: elles sont orphelines d'une tutelle
politique forte, d'un pouvoir qui s'appuierait sur elles
pour survivre. Ceci pour une raison simple, qui est l'inexistence
à ce jour d'une puissance politique européenne
dont les entreprises pourraient être les bons soldats.
Nous pourrions dire alors d'elles qu'elles risquent de tomber,
du fait de l’ignorance stratégique de beaucoup
de dirigeants européens, dans le piège du
capitalisme libéral dont on leur impose d’appliquer
les contraintes même si cela devait entraîner
leur perte. Comme les précédentes, elles étendent
leurs activités au monde entier et localisent (ou
tentent de localiser) leurs productions là où
c’est le plus favorable pour elles, y compris hors
d'Europe. Elles font tout ce qu'elles peuvent pour échapper
à ce qui reste des réglementations nationales
visant à régulariser les marchés financiers,
protéger les salariés et fixer l’emploi.
Elles risquent de sacrifier ce faisant leurs bases arrières,
notamment en ressources humaines. Si l'Europe n'a pas l'avance
technologique massive des Etats-Unis ni les réserves
en population des pays asiatiques, elle dispose encore de
quelques atouts, tant sur le plan des compétences
que des effectifs de population. Mais des entreprises européennes
acharnées à copier le modèle américain
sans les ressources de l'Asie n'en feront pas le meilleur
usage possible.
On
peut leur trouver des excuses. Les anciens modèles
nationaux de capitalisme patriotique, capitalisme familial
ou capitalisme public protégé à la
française, ne sont plus là pour les empêcher
de "passer à l'ennemi", c'est-à-dire
se vendre à la concurrence extérieure. Au
contraire, les gouvernements européens semblent faire
tout ce qu'ils peuvent pour les pousser dans les bras d'un
capitalisme international dont l'avenir de l'Europe est
le moindre des soucis: ventes à des fonds étrangers
des actifs des entreprises publiques françaises dans
le cadre des privatisations, hostilité de la Commission
européenne à tout effort de regroupements
entre entreprises européennes sous prétexte
de lutter contre les monopoles, indifférence superbe
aux rachats par les Américains ou les Asiatiques
d'activités que nos concurrents jugeraient stratégiques
(par exemple dans les chantiers navals et l'armement terrestre,
l'électronique de sécurité et de défense,
etc.). De plus, l'origine européenne de ces entreprises
ne leur apporte le plus souvent que des contraintes. Notamment,
elles ne disposent que de très peu d’aides
à la R/D, faute de grands projets européens
mobilisateurs eux-mêmes en panne généralisé
de financement. Elles ne jouissent d'aucun avantage lors
des appels d'offres publics, au contraire. Elles sont systématiquement
mises en concurrence par des donneurs d'ordre recherchant
les offres les plus basses, souvent aux dépends des
performances...Dans ces conditions, il est de plus en plus
vain de compter sur un quelconque patriotisme européen
de leur part. Certaines n’hésiteront pas à
« trahir » leurs actionnaires traditionnels,
leurs salariés, leurs consommateurs et finalement
leurs cultures nationales. Elles deviendront évanescentes
ou sans racines au plan du patriotisme culturel. C’est
ce que déplore Elie Cohen dans l’article du
Monde précité.
Elles
n’acquièrent pas non plus, quand elles sont
issues de plusieurs Etats européens, de culture ou
de patriotisme européen, car ces concepts n’existent
pas encore suffisamment pour les porter. Il est évident
que, pénétrés de l'idéologie
libérale propagée par la superpuissance américaine
(qui ne l’applique qu’aux autres et se garde
généralement d’y recourir en ce qui
la concerne), ni les Etats européens ni l’Union
européenne n’encouragent les entreprises capitalistes
européennes de haute technologie à se rattacher
à leurs sources nationales ou européennes.
Le plus vite elles apparaîtront internationales, c'est-à-dire
semblables à des entreprises américaines,
le mieux cela sera. Tout ceci défavorise globalement
l’Europe par rapport à l’Amérique.
Pour le voir, il faut comparer les positionnements géopolitiques
d’Arcelor et de Nokia par rapport à ceux d’IBM
et Microsoft. Ce que nous disons ici des entreprises s'applique
aussi évidemment aux cerveaux européens, pour
qui s'expatrier ou se faire engager comme représentants
locaux des concurrents non-européens ne pose généralement
aucun problème de conscience patriotique. Il faut
bien vivre, dit-on.
On
constate cependant des exceptions. Ainsi, dans la suite
du capitalisme de service public à la française,
demeurent encore des entreprises qui ont su se donner une
compétitivité internationale tout en acquérant
des racines et un patriotisme européen. C’est
le cas de certaines des filiales de EADS, notamment Airbus
Industries ou de EADS.Space . Mais ce patriotisme européen
découle en partie du fait que ces entreprises sont
en compétition directe avec leurs concurrentes américaines
et qu’il s’ensuit une sorte de match mondial
qui intéresse l’opinion. Mais pour combien
de temps ? Et encore, le phénomène joue surtout
au profit de Airbus contre Boeing. On sent bien que, par
ignorance, cette même opinion, si elle devait apprendre
que Arianespace abandonne Ariane ou Alcatel abandonne ses
satellites, faute de contrats, ne verserait guère
de larmes.
Dans
ces conditions, que pourraient faire les Européens
?
On
a vu qu’ils sont pris en sandwich entre deux types
de capitalismes mondialisés à forte composantes
nationalistes, celui des Etats-Unis et celui des grands
pays asiatiques. Il ne saurait être question cependant
de prôner pour les pays européens, comme certains
partis de gauche en rêvent encore, un retour à
la propriété publique des biens de production
et à un nationalisme économique généralisé.
On sait trop à quelles impasses ont mené ces
solutions pour vouloir y revenir. Elles entraîneraient
un appauvrissement général dont les populations
ne voudraient pas. A l'inverse, on ne pourrait pas accepter,
comme le proposent avec obstination les défenseurs
de l'atlantisme, de renoncer à toute autonomie à
l'égard des entreprises américaines dominantes.
C'est
en mobilisant l'Europe en faveur d'objectifs scientifiques
et technologiques susceptibles d'apporter un bénéfice
à l'humanité toute entière que les
Européens pourront sortir des contradictions du capitalisme
actuel. Les programmes possibles ne manquent pas susceptibles
d'améliorer le sort du monde global 2).
Ces programmes nécessitent des entreprises de haute
technologie susceptibles de faire des bénéfices
en développant de nouveaux produits et services.
Mais ils nécessitent aussi et en parallèle
des interventions publiques, voire des capitaux publics
prenant en charge les infrastructures qui ne seront rentables
qu'à terme. On en a une parfaite illustration avec
les actions de monitoring de la planète et d'assistance
aux populations découlant de la mise en place de
réseaux satellitaires pour les télécommunications
et l'observation (remote sensing). L'Inde, comme le montre
la fiche consacrée à ses programmes spatiaux
présentée dans ce numéro, en donne
un excellent exemple.
Le
tout, pour ce qui nous concerne, devra se jouer sur une
base de patriotisme européen de même que les
programmes indiens ou chinois correspondants se jouent sur
la base de leurs patriotismes propres. Par patriotisme,
il ne s'agira pas de développer des sentiments nationalistes
agressifs du type de ceux qui polluent le sport au plan
international. Il s'agira seulement de créer des
réflexes d'équipes se dévouant à
des missions d'intérêt général
en y apportant les valeurs de leur culture nationale mais
sans exclure la coopération avec celles des autres.
Le succès d'une entreprise comme Airbus montre que
cela est possible. Il faut étendre ces réussites
à bien d'autres domaines.
Ajoutons,
en ce qui concerne les entreprises, que dans chaque pays
européen se trouve encore un tissu plus ou moins
riche de PME et entreprises innovantes qui s’insèrent
le plus possible dans l’économie globale mais
qui restent fixées à des territoires où
elles créent des emplois. Elles appliquent donc volontairement
ou non la carte du patriotisme local. La survie de l’Europe
en tant que puissance économique dépend en
grande partie de la survie d’un tel tissu d’entreprises.
Mais à elles seules, elles ne peuvent remplacer les
grandes entreprises mondialisées européennes
de demain, appelées de nos vœux ici, qui comme
Airbus porteraient haut dans le monde le pavillon de notre
patrie commune.
C’est
pourquoi, dans cette perspective, il convient de considérer
les stratégies de souveraineté européenne
dans l’espace comme la pierre de touche et le moteur
de tous les autres développements. Si un
patriotisme européen s’impose, c’est
en priorité dans ce domaine. Les retombées
en terme de R/D et de croissance bénéficieront
à toutes les économies européennes,
sans exception. Mais au-delà de ces retombées,
ce sera l’image d’une Europe spatiale en ordre
de bataille derrière ses entreprises et ses laboratoires
de haute technologie qui s’imposera au monde.
Notes
1) Nous avons
précédemment signalé la parution au
Journal officiel français du 31 décembre 2005
d'un décret visant la protection des secteurs jugés
stratégiques par l'Etat. Désormais, les "investissements
étrangers réalisés dans ces secteurs
seront soumis à une autorisation préalable"
délivrée par le ministère des finances.
De même, une entreprise française ne pourra
plus, sans en référer, délocaliser
une activité sensible à l'étranger.
Ce droit de regard s'applique, en premier lieu, aux domaines
soumis au "secret-défense" tels que la
recherche et la production en matière d'armement
ou toute industrie fournissant le ministère de la
défense. Le gouvernement a tenu à faire figurer
dans cette liste les systèmes de technologies de
l'information pouvant être utilisés dans le
domaine civil et militaire. C'est très bien et nous
ne sommes pas de ceux qui s'indignent d'un tel texte. Mais
il a été très mal reçu par la
Commission européenne et divers Etats-membres. La
Commission a bataillé pour réduire la liste
des secteurs stratégiques et le gouvernement français
a du s'incliner. Si l'Europe avait existé en tant
que puissance, elle aurait réagi tout autrement,
c'est-à-dire comme les Américains, Chinois
ou Russes. Nul n'est intervenu pour empêcher le rachat
par Alcan des activités stratégiques de Péchiney,
désormais délocalisées hors d'Europe.
Et l'acier, notamment les aciers fins? Sont-ils stratégiques?
Evidemment oui. Mais nul n'interviendra sans doute pour
empêcher le rachat d'Arcelor par son concurrent Mittal
et la délocalisation certaine des activités
sidérurgiques à haute valeur ajoutée
hors d'Europe, à une époque où les
aciers deviennent des enjeux majeurs de compétition
économique. Qu'en serait-il ensuite d'EADS, d'Alcatel?
(2)
Lutte contre le réchauffement
climatique et pour les énergies renouvelables, amélioration
des conditions d'accès des pays pauvres aux soins,
aux ressources alimentaires et à l'eau, mise en place
de services d'intérêt général
utilisant les possibilités des réseaux numériques
et des systèmes spatiaux, etc.
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