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Publiscopie
Comment
les systèmes pondent
Une introduction à la mémétique
Pascal Jouxtel
Editions Le Pommier, collection Mélétè
Octobre 2005
présentation par Christophe Jacquemin 2/01/05
Ingénieur en aéronautique,
automaticien, Pascal Jouxtel s'est orienté vers le
marketing et la sociologie des organisations. Il est actuellement
consultant chez Eurogroup dont
une des spécialités est le levier comportemental
de la performance durable des grandes entreprises, domaine
sur lesquel il porte un regard d'évolutionniste.
Il a co-fondé en 2001 la Société Francophone
de Mémétique, dont il est le président
(http://www.memetique.org). |
Si
nous avons souvent parlé dans ces colonnes de mémétique,
force était de constater qu'aucun livre français
n'existait jusqu'alors en la matière. Alors disons-le
d'emblée : d'où qu'il soit, tout chercheur, étudiant
et habitant de cette planète qui s'intéresse de
près à cette "science en devenir" devra
absolument faire figurer Comment les systèmes pondent
en bonne place dans ses références bibliographiques.
Livre à nul autre pareil - enfin une véritable
introduction à la mémétique (ce qui est
d'ailleurs spécifié en sous-titre) - qui vous
explique non seulement d'où elle vient et où elle
va, mais aussi vous donne tous les outils pour devenir méméticien
confirmé.
Qu'est-ce
que la mémétique ?
Depuis 30 ans, certains novateurs se demandent sil pourrait
exister un équivalent culturel de lADN, cest-à-dire
une forme de réplicateur qui transmette par contagion
ou imitation les solutions inventées par la culture humaine.
Un réplicateur qui s'appellerait alors "mème",
au même titre qu'existe le mot "gène"
dans la sphère de la réplication biologique.
Mais pourquoi se poser une telle question ? Simplement parce
qu'il n'existe pas à l'heure actuelle d'explication générale
pour comprendre comment les manières de faire évoluent,
explique Pascal Jouxtel. Dès lors, la mémétique
est une science en émergence qui a l'ambition d'analyser,
de regarder, d'étudier la culture humaine comme si les
créations dont elle fait preuve se développaient
de façon autonome. Un darwinisme des idées, se
reproduisant sur le terrain humain, en fonction de nos codes
et systèmes de valeur.
Enfonçons le clou et tenons-le pour dit : la mémétique
est l'intégration de la sphère culturelle (informationnelle,
économique, psychologique et sociale) dans le règne
du vivant, étendu au-delà du biologique. Les
véhicules de l'évolution culturelle (rites, organisations,
comportements, idées, langages, objets, technologies)
se nourrissent et se reproduisent en utilisant le terrain humain
comme habitat et notamment en exploitant les facultés
de notre cerveau, y compris sa capacité à opérer
des choix. Nous ne sommes pas les auteurs de nos idées
mais leur lieu d'habitation(1).
Quand vous parlez ou pensez, vous ne le faites pas aussi librement
que vous le croyez, mais parce que certains mèmes vous
ont envahis, ont éliminé ceux qui habitaient votre
tête auparavant et se répandent par votre intermédiaire
pour contaminer dautres personnes ou dautres groupes.
L'évolution culturelle, dans ce cadre Darwinien, est
portée par un code dont la représentation n'est
pas encore accessible, dit code mémétique, dont
les méméticiens s'emploient à cerner la
"grammaire".
Pour citer Pascal Jouxtel (page 39) la mémétique
est une hypothèse explicative qui, si on la mène
au bout, peut bouleverser l'ensemble des sciences humaines,
en particulier la sociologie, la psychologie, la linguistique,
l'ethnographie, l'économie, l'histoire, l'épistémologie,
la philosophie, la théologie, sans parler des sciences
politiques, des neurosciences, du marketing, de l'informatique
et de l'intelligence artificielle, pour ne citer que les principales...
Pas
banal, n'est-ce pas ?
Mais comment en est on arrivé-là ?
Comment les systèmes pondent est une belle surprise.
Tout d'abord parce que cet ouvrage permet de mieux situer d'où
vient la mémétique. Faites n'importe quelle recherche
sur le net et, après recoupements, vous arriverez immanquablement
sur Richard Dawkins, "le premier a avoir forgé le
concept de mème dans son ouvrage Le gène égoïste
(The Selfish Gene"), publié en 1976". Et puis
vous trouverez des noms comme Howard Bloom, Susan Blackmore,
Daniel Dennett, Dan Sperber, Robert Aunger (pour n'en citer
que quelques-uns(2)).
Mais ceci n'est finalement que la partie émergée
d'une longue histoire. La mémétique n'est pas
sortie d'un chapeau. Outre les évolutionnistes, elle
est l'héritage d'une longue tradition de penseurs, qui
même s'ils ne s'inscrivent pas spontanément dans
la mouvance du mème, y ont joué un rôle,
et parmi eux, des Français. Pour dresser l'arbre généalogique
de cette "filiation mémétique", Pascal
Jouxtel applique une méthode consistant à observer
les références communes entre les différents
auteurs, en les replaçant dans un ordre chronologique.
Qui se réfère à qui ? Comment les concepts
s'entrevoient-ils de loin en loin, à la manière
des sémaphores. Alors émerge un tableau, dont
la première surprise est de montrer qu'il remonte à
la pensée grecque. Deuxième surprise : le tableau
couvre à peu près l'ensemble des sciences, jusqu'à
la physique "pure et dure", notamment avec Heisenberg
ou Prigogine. Troisième surprise, la part qu'y jouent
les Français. Grâce à Comment les systèmes
pondent, on saura désormais que dans son ouvrage
L'homme microscopique édité en 1952, le
physicien français Pierre Auger parlait déjà
de l'existence d'un troisième règne du vivant
qui serait constitué par des organismes bien définis,
les idées, se reproduisant par multiplication identique
dans les milieux constitués par les cerveaux humains,
grâce aux réserves d'ordre qui y sont disponibles.
Idée reprise ensuite en 1966 par Jacques Monod dans
Le Hasard et la Nécessité(3).
Ainsi, et c'est bien l'idée de l'auteur qui, dès
2001 fondait la société francophone de mémétique,
il n'y a pas que des anglo-saxons sur cette planète !
Invitation alors aux méméticiens français
potentiels, qui en ont envie, de sortir du bois et de participer
à la construction de cette science en devenir. Pour Pascal
Jouxtel, nul doute que d'ici quelques années le mot mème
figurera dans le dictionnaire français (il existe déjà
dans le dictionnaire Oxford(4)).
Nul doute aussi que la mémétique deviendra
une science - et donc sera enseignée à l'université
- car elle s'affirme comme un vrai projet de recherche, capable
de définir ses champs d'observations, de générer
des modèles et de dialoguer de façon féconde
avec les autres disciplines. Cela dit, et jusqu'à présent,
comme le rappelle Pascal Jouxtel dans la suite de son livre,
il n'y a toujours pas d'unanimité sur une définition
exacte du mème. Il existe différentes méthodes
d'approche, de nombreux débats (sur la transmissions
des représentations, sur la notion d'imitation, sur la
notion de croyance, sur les artefacts...). On compte aussi d'inconditionnels
opposants à la mémétique car, rappelons-le,
personne n'a encore pu observer aujourd'hui l'existence de mèmes
dans le cerveau. Mais on commence à entrevoir quel pourrait
être le territoire de la mémétique dans
le champ des sciences de l'homme. Pour l'auteur, la mémétique
constitue la chance d'une réconciliation entre approche
sociologique et approche plus naturaliste. Des sujets de thèses
pourraient émerger dans les universités françaises,
pour peu qu'ils soient encadrés par des professeurs d'un
courage intellectuel à toute épreuve(5).
L'atelier du méméticien
Et moi, simple lecteur, en quoi tout cela me concerne-t-il ?
En quoi ce livre pourrait-il me changer ?
C'est très simple: si on admet l'hypothèse mémétique
- ce qui, concevons-le n'est pas forcément une mince
affaire -, se posera alors devant nous le fait que les codes
qui déterminent le fonctionnement
du monde des hommes se reproduisent naturellement, pour leur
propre compte, en dehors de toute volonté, "fut-ce
du tyran le plus farouche ou de l'apôtre le plus sincère".
Ce
qui nourrit une solution culturelle, cest le temps, les
ressources et lénergie qu'on lui consacre. Elle
nécessite notre temps de veille, et ce temps n'est pas
extensible. D'où l'importance d'être conscient
de ces codes. La mémétique nous apprend beaucoup
sur nous-mêmes, le monde et ce que nos vies deviennent...
Et ici, nous entrons dans la deuxième partie du livre
de Pascal Jouxtel, donnant au lecteur les clés et outils
pour devenir méméticien à part entière,
même si pour cela, il faudra sans cesse remettre sur le
métier l'ouvrage (tout comme d'ailleurs revenir souvent
à la lecture du livre(6)).
Ainsi, pour devenir méméticien, il faut apprendre
à "voir" le code dissimulé au coeur
de tout ce qui se reproduit dans le champ de la culture et qui
permet à des solutions qui fonctionnent de se développer.
En effet, à la base du connu il y a la capacité
à reconnaître et à produire de la ressemblance.
Combien de fois vous a-t-on incité à faire quelque
chose simplement parce que "cela se fait".
En quoi êtes-vous le "résonateur" de
ces codes ? Faites votre "apprentissage en mémétique",
et vous verrez des mèmes partout : sur les affiches,
les emballages, les couvertures de magazine, le discours des
hommes politiques, dans la façon de s'habiller des jeunes
(mais aussi des moins jeunes), dans vos outils de travail et
dans les règles que l'on vous demande d'observer. Chaque
fois que nous croyons en quelque chose, nous devons nous demander
pourquoi, d'où cela nous est imposé et, surtout,
accepter que ce que nous croyons constitue une simple alternative
en conflit avec d'autres, et que celle qui réussira la
mieux à se reproduire finira par devenir la vérité
locale.
Acide désintoxyribonucléique
A
l'heure où le monde évolue dans une direction
dont on dit que l'homme maîtrise de moins en moins, posons-nous
la question de savoir d'où viennent nos convictions...
Ainsi, selon l'auteur, pour le méméticien qui
s'éveille alors en vous, il deviendra évident
que les choses qui nous entourent, qui constituent le monde
et font de nous ce que nous croyons être, évoluent
naturellement pour leur propre compte. La machinerie
complexe qui en résulte est capable de produire des besoins
sur commande en les cultivant directement dans la tête
des consommateurs. Alors comprendre, selon de nouveaux points
de vue, ce qui nous pousse collectivement ou individuellement
à agir, à parler et même à penser
de telle ou telle façon, s'impose comme une nécessité.
Questionner les modèles qui se battent pour conquérir
nos espaces mentaux est pour l'auteur une culture de l'éveil,
la mise en place d'un algorithme du déconditionnement
qui invite à prendre de la hauteur en dénonçant
les influences qui se battent pour posséder notre cerveau.
"On est donc peut-être en droit d'espérer
que cet "acide mémétique", capable de
dissoudre Dieu et le moi, pourrait éventuellement fournir
des remèdes aux mots terribles dont les responsables
sont.. Dieu et le moi."
Un tel programme peut-il aboutir à développer
des remèdes contre le fanatisme, le terrorisme, l'intolérance
sous toutes ses formes ? Peut-il préserver de l'uniformité
occidentale les cultures de populations peu nombreuses ou peu
fortunées ? Peut-il contribuer à nourrir les affamés
? Pour Pascal Jouxtel, si la voie de la mémétique
est la prise de distance par rapport aux systèmes auxquels
nous "donnons à manger" sans le vouloir, alors
oui, certainement. Mais à l'inverse, il faut aussi se
poser la question de ce que vaudrait un monde gouverné
par des méméticiens chevronnés (publicitaires,
hommes politiques, ...) dont l'objectif serait de bricoler les
mèmes (si c'est possible) pour en faire des instruments
de propagande..., ne nous laissant plus alors le choix que de
sombrer dans l'ânerie et la manipulation ou perdre toute
confiance dans quelque discours que ce soit. On peut d'ailleurs
se poser la question de savoir si nous n'en sommes
pas déjà un peu là, d'où l'urgence
d'apprendre la mémétique à nos enfants.
Un livre indispensable.
(1) Pour citer Aaron Lynch, le premier
homme à s'être déclaré "méméticien
professionnel" : "L'important n'est pas comment
un homme acquiert des idées, mais comment une idée
acquiert des hommes - "Thought Contagion : How Belief
Spreads Through Society", New-York, Basic Books, 1996.

(2)
Voir notamment les analyses d'ouvrages publiés sur
Automates Intelligents concernant : Richard Dawkins [http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2000/dec/r_dawkins.htmll
; Susan Blackmore [http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2002/avr/blackmore.html]
; Howard Bloom [http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2002/mar/bloom.html
et http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2002/fev/principe.html]
; Robert Aunger [http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2002/sep/aunger.html]
; Daniel Dennett [http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2003/juil/dennett.html].

(3)
On se référera au chapitre 9 du livre
de Jacques Monod, qui commence par ces mots : "Du jour
où l'homme parvint à communiquer, non plus seulement
une expérience concrète et actuelle, mais le
contenu d'une expérience subjective, d'une simulation
personnelle, un nouveau règne était né
: celui des idées. Une évolution nouvelle, celle
de la culture, devenait possible. 
(4)
Meme : An element of a culture that may be considered to be
passed on by non-genetics means, especially imitation (Elément
d'une culture pouvant être considéré comme
transmis par des moyens non génétiques, en particulier
par l'imitation). 
(5)
La société francophone de mémétique
est d'ailleurs en train de lancer une action dans ce sens
auprès de certains universitaires. On trouvera une
liste des sujets de thèses possibles sur http://www.memetique.org/travail/these/these.php
(6)
Ecrit dans un style très attrayant, le livre
ne révèle toutefois pas forcément tous
ses trésors dès la première lecture.
C'est là d'ailleurs aussi toute sa richesse. 
Pour
en savoir plus
Le blog du livre : http://systempondent.over-blog.com/
Notre interview de Pascal Jouxtel (15/01/2003) http://www.automatesintelligents.com/interviews/2003/janv/jouxtel.html

On
pourra également écouter l'émission
"Science Frictions" du 15 avril 2006 consacrée
à la mémétique, avec
pour invités Pascal Jouxtel et Jean-Paul Baquiast
[émission diffusée sur France Culture]
Pour
écouter l'émission :
cliquez sur le bouton "Play" de la barre ci-dessos
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