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L'Europe des drones en marche
par
Alain De Neve,
Analyste de défense (Réseau multidisciplinaire
en études stratégiques)
23 juillet 2005 |
C'est
aujourd'hui un lieu commun d'évoquer la
place croissante occupée par les systèmes militaires
cybernétiques dans les aires de batailles de l'après-guerre
froide. La rupture stratégique, induite par les nouvelles
technologies de l'information et des communications
(NTIC), a conduit à une certaine généralisation
de dispositifs de combat, certes déshumanisés
mais également jugés plus humanisants du fait,
non seulement, de la réduction sensible de l'exposition
au feu des soldats, mais encore du caractère plus discriminatoire
des ciblages qu'autorise l'emploi de telles plates-formes.
C'est, sans nul doute, le domaine des drones ou, pour
reprendre une expression anglaise plus communément
usitée, les unmanned aerial vehicles (UAV),
qui illustre le mieux l'ampleur des avancées
réalisées conjointement par les institutions
militaires, scientifiques et industrielles dans le secteur
de la robotisation des systèmes d'armes. Certes,
l'utilisation des drones dans les champs de bataille
ne remonte point, contrairement à ce qui est généralement
perçu, à la première guerre du Golfe
(1991), mais aux guerres israélo-arabes. Leur lointaine
origine peut même être située à
la charnière de la Première et de la Seconde
guerre mondiale. C'est, pourtant, la seconde guerre
du Golfe de 2003 qui a attesté de la place réelle
qu'occuperaient désormais ces systèmes
dans le combat moderne.
Le
drone présente, en effet, plusieurs avantages dont
les plus notoires sont :
1. l'absence de toute forme d'exposition du pilote
aux dangers inhérents à l'aire de bataille
;
2. la polyvalence relative d'emploi, flexibilité,
modularité ;
3. la réduction des coûts financiers de conception,
notamment en vertu de la disparition de toute structure d'accueil
du pilote (jugée généralement très
complexe) ;
4. l'absence de tout sentiment de crainte ou de stress
à l'approche de l'aire de bataille.
Plus récemment, l'adaptation de drones de reconnaissance
en plates-formes armées – on songe, notamment,
au drone américain Predator qui fut armé de
missiles antichars Hellfire pour le ciblage de membres d'Al-Qaeda
au Yemen en novembre 2002 – a poussé les experts
scientifiques et militaires à concevoir de véritables
drones de combat (unmanned combat aerial vehicles –
UCAV), c'est-à-dire des dispositifs militaires
aériens de nouvelle génération qui pourraient
à certaines conditions entraîner une véritable
révolution dans le domaine aéronautique.

Evolution
des budgets consacrés, aux Etats-Unis, aux systèmes
aériens inhabités
L'avantage
des Etats-Unis ne repose pas uniquement sur la qualités
des avancées technologiques, mais aussi – et
surtout ? – sur la vision prospective emportée
par des feuilles de routes (Roadmap) qui ont su jeter les
jalons des développements futurs dans les domaines
des UAV et UCAV. Dernièrement, l'UAS (Unmanned Aerial
System) Roadmap (http://www.uavforum.com/library/uav_roadmap_2005.pdf),
dont le contexte de publication (à savoir, la perspective
d'aboutissement de la Quadriennal Defense Review 2005) peut
prêter à l'itération de scénarios
quant à la structure future des forces armées
U.S., a généré une remodélisation
de la vision d'ensemble guidant l'administration de ce secteur.
La plate-forme aérienne n'est désormais conçue
que comme l'instrument – parmi d'autres – d'un
maillon informationnel cybernétique plus vaste incluant
les aéronefs, les plates-formes, les systèmes
de commandement, de contrôle ainsi que les hommes. Désormais,
ce qu'il convient de désigner par UAS, doit reposer
sur une interface avec l'ensemble de la grille informationnelle
(Information Grid) militaire des Etats-Unis. Sur un plan conceptuel
et technique, l'UAS Roadmap laisse entendre que de nouvelles
ruptures sont en vue, faisant notamment évoluer des
systèmes pilotés à distance en véritable
unités autonomes ou semi-autonomes, tout en indiquant,
par prudence, que la maturité technologique requise
pour de telles performances ne serait atteinte qu'à
l'horizon 2015 – 2030 ; un fourchette somme toute assez
large ! Plus encore, la notion même « d'aéronef
» se devra, sans doute, d'être prochainement révisée
à l'aune des travaux conduits par la DARPA (avec Lockheed
Martin) en vue de la mise au point d'un système dronique
tolérant les changements de milieux. C'est notamment
le cas du projet Cormorant, pour l'heure en phase de réduction
de risques, et dont l'objectif est d'offrir une plate-forme
immersible pouvant être propulsée vers la surface
depuis un sous-marin et évoluer dans les airs tout
en étant récupérable et réutilisable.
On
le voit, les frontières entre les catégories
de systèmes et les performances qu'ils pourront
réaliser tendent à s'évanouir
au bénéfice d'une certaine modularité
et multifonctionnalité. Mais le véritable
mérite, s'il en est, des forces américaines
et du Département de la défense américain
est de procéder à une projection mentale qui,
moyennant l'adjonction des adaptations requises du
fait des transformations à venir de l'environnement
stratégique, permettra de guider les recherches et
les innovations futures ; un processus cruellement absent
dans une Europe qui peine à reconfigurer son instrument
militaire (à l'exception de quelques pays).
Cet effort de projection n'est d'ailleurs pas
sans poser de sérieuses interrogations à l'endroit
même des programmes en cours dont la légitimité
se révèle parfois bousculée en raison
de l'évolution à moyen terme des équilibres
militaires et des menaces. Ainsi, certains analystes n'excluent-t-ils
pas de voir un programme comme le F-35 (jugé paradoxalement
trop coûteux ) subir les effets de la montée
en puissance des systèmes droniques de combat. Toute
conclusion hâtive sur le sort final qui serait réservé
à ces programmes se doit d'être évité
dans la mesure où certaines données essentielles,
telles le coût unitaire final d'un drone de
combat opérationnel, demeurent, pour l'instant,
inconnues.

Figure 1 : Démonstrateur technologique du drone
X-47A de Northrop Grumman
(image : http://www.darpa.mil)
L'éclatement
européen
Le haut degré de maîtrise auquel ont accédé,
non sans peine, les Etats-Unis dans les concepts de développement
et de déploiement des UAV conduisent, actuellement,
un grand nombre de nations à envisager des dotations
propres. Dans le domaine des UCAV, les percées technologiques,
bien que réelles, engrangées aux Etats-Unis,
doivent encore être mesurées avec la plus grande
prudence car ce sont, comme souvent, les conditions réelles
du combat qui permettent d'attester de la fiabilité
des armements nouveaux. Toutefois, pour les Etats désireux
d'intégrer ce segment, la conception scientifique
et industrielle de telles plates-formes exige l'existence
préalable d'une base industrielle aéronautique
déjà bien établie et la maîtrise
de capacités scientifiques de pointe.
En Europe, nombre d'industriels disposent, actuellement,
des connaissances technologiques cruciales pour la mise
au point de tels systèmes. Ils visent à répondre
à des besoins militaires spécifiques, émis
par certains Etats et dont l'ampleur des livraisons
finales dépend, il va de soi, des capacités
de financement des pays. Il peut-être, a priori, étonnant
de souligner l'importance numéraire des programmes
de drones existants ou futurs en Europe. Cette abondance
ne traduit pas seulement le dynamisme sous-jacent dans ce
domaine, mais, plus encore, l'extraordinaire éclatement
des programmes et des demandes qui les fondent. A terme,
cette diversité pourrait se révéler
dangereuse dès l'instant où elle risque
de dépasser le seul cadre de la saine concurrence
(moteur de l'innovation technologique) pour déboucher
sur la disparité et les menaces de double emploi
voire sur la dilapidation des moyens budgétaires
(par nature limités) dans des systèmes efficaces,
mais peu efficients en termes de rapports moyens/fins. Pour
l'heure, les systèmes existants ont d'ores
et déjà témoigné d'aptitudes
opérationnelles des plus appréciables. La
grande majorité des systèmes de drones (orientés
vers la reconnaissance, la surveillance, l'identification
de cibles et l'évaluation post-strike) développés
en Europe et déployés par des Etats européens
dans des théâtres de crise ont rendu des services
précieux à nos armées.
Il convient, néanmoins, d'indiquer que le futur
se doit, dès à présent, d'être
préparé et que la relève se doit d'être
assurée dans les meilleures conditions de transition.
Or, la complexité croissante des technologies de
senseurs, l'évolution « naturelle »
des drones en termes de concepts d'emploi (rendant
toujours plus exigeantes les attentes nourries à
l'endroit de systèmes futurs), les nécessités
impérieuses en termes d'interopérabilité
découlant de la conduite d'actions militaires
en coalitions, imposent des besoins nouveaux et plus rigoureux.
A cela, s'ajoutent les restrictions nationales des
budgets européens qui rendent incontournable le principe
d'une coopération industrielle.
Diverses initiatives prises en ce sens, et destinées
à répondre aux impératifs militaires
européens de demain existent. Les solutions proposées
par les industriels varient, néanmoins, grandement.
Il s'agira, tantôt, d'européaniser
un système technologique existant au travers d'une
commercialisation plus large d'une plate-forme ayant
déjà fait ses preuves (ex. : les drones Hermes
180 et 450 développés par Thales et Elbit
Systems), tantôt d'envisager la création
d'un système entièrement nouveau, sui
generis dont l'ambition ne réside pas seulement
dans la fourniture d'un armement aux opérationnels,
mais également – voire surtout – dans
la convergence entre plusieurs industriels sur un projet
européen porteur (ex. : le programme de démonstrateur
technologique EuroMale réunissant EADS, Dassault,
Thales et Sagem). Enfin, dans d'autres cas, certains
Etats désireux d'acquérir une flotte
de drones peuvent être tentés d'acheter
sur étagère des systèmes non européens
(acquisition par la Belgique de Hunter-B israéliens
et par l'Italie de Predator américains).
Le cas particulier du drone
de combat européen
Si l'Europe se révèle capable, de par
le dynamisme de sa base industrielle, à doter les
forces nationales de certains de ses Etats de solutions
efficaces en matière de drones de reconnaissance
et de surveillance, il lui reste encore à démontrer
sa capacité à générer des projets
de drones de combat qui se détachent des solutions
intérimaires que pourraient offrir des drones armés
(tel le Sperwer-B de longue endurance et capable d'emporter
une charge militaire, telle une bombe guidée de précision).
Le drone de combat est appelé, en effet, à
réaliser, outre des missions de Time Critical Targeting
(pouvant déjà être assurées par
des drones armés), des opérations de guerre
électronique, de suppression des défenses
antiaériennes ennemies et d'attaques de précision
contre des objectifs durcis.
Le drone de combat constitue une véritable rupture
qui nécessité, au préalable, la réunion
de plusieurs conditions :
1. une expertise confirmée des industriels dans le
domaine aéronautique militaire et, plus spécifiquement,
dans le domaine des avions de combat pilotés ;
2. une capacité de l'industrie à développer,
de manière autonome ou dans le cadre d'une
coopération, les technologies nécessaires
en vue d'assurer la furtivité de la plate-forme
non pilotée ;
3. un climat politique général favorable à
la coopération multinationale en matière d'armements
;
4. la concordance des calendriers des Etats participants
;
5. une culture militaire non seulement propre à accueillir
des systèmes d'armes robotisés pour
des opérations de reconnaissance passives (missions
risquées facilement dévolues par les militaires
à des architectures automatisées) mais aussi
susceptibles de remplacer le pilote dans des missions aériennes
offensives dont la conduite a généralement
participer à la constitution de l'ethos du
guerrier dans les sociétés occidentales. Ceci
requiert la formation d'opérateurs, voire la
conversion de pilotes pour assurer depuis un pupitre informatique
la conduite à des distance des aéronefs.
Figure 2 : Le nEUROn présenté au Salon du
Bourget 2005
(image : http://www.dassault-aviation.com/media/photos/)
Plusieurs
projets de démonstrateurs technologiques de drones
de combat, il est vrai, existent déjà, qui
ont été développés sur des bases
nationales (FILUR et SHARC suédois, gamme des petit,
moyen et grand ducs français de Dassault, Sky-X italien,
aéronef non piloté envisagé dans le
cadre du programme européen ETAP, etc.). Les projecteurs
semblent, toutefois, placés, depuis deux ans, sur
le programme de démonstrateur technologique nEUROn,
lancé officiellement par la France en juin 2003 (lors
du salon du Bourget) et dont la gestion a été
confiée à la DGA, avec comme grand maître
d'œuvre Dassault Aviation. Il importe, au préalable,
de rappeler, avant même de nous étendre sur
les ambitions du nEUROn, sur la conception typiquement européenne
de la notion de « démonstrateur technologique
». Contrairement aux Etats-Unis où le pragmatisme
scientifique conduit les instances industrielles à
développer un démonstrateur technologique
de type « opérationnel », en concordance
étroite avec les responsables militaires, en Europe,
le concept de « démonstrateur technologique
» se réfère, principalement, à
une étape de développement d'un armement
où interviennent pour l'essentiel les seuls
industriels, sans lien direct à ce stade avec des
perspectives opérationnelles concrètes. Ainsi,
nEUROn vise-t-il principalement le maintien des compétences
(à la fois en France et en Europe) dans le domaine
aéronautique. L'objectif du démonstrateur
technologique dont le premier vol est prévu à
l'horizon 2010 consiste en l'élaboration
d'ici 15 à vingt ans d'un aéronef
de nouvelle génération, sans qu'il s'agisse
de préciser, au demeurant, si celui-ci reposera sur
une structure pilotée ou non habitée. Seule
certitude, le démonstrateur envisagé permettra
aux industries qui y prennent part de concevoir une structure
« très furtive », dépassant la
discrétion des aéronefs de combat existant
en Europe (Giipen suédois, Eurofighter européen,
Rafale français).
La
convergence industrielle que devrait générer
le nEUROn (associant notamment à la France, la Belgique,
l'Espagne, l'Italie, la Suède, la Suisse et la Grèce)
est exclue de toute forme de coopération politico-industrielle
à l'échelle institutionnelle européenne.
Le nEUROn ne s'inscrit donc nullement dans le programme européen
ETAP (même si EADS, qui devrait prendre part au démonstrateur
nEUROn, entend contribuer au projet d'aéronef inhabité
prévu dans ETAP), ni même dans l'un des «
flagship prgrammes » de l'Agence européenne de
défense (qui, faute de moyens suffisants, se concentre,
quant à elle, sur le lancement de deux technologies
cruciales dans le domaine des UAV ISTAR, à savoir les
technologies Sense & Avoid et Line of Sight (LOS) et Beyond
Line of Sight (BLOS) Data Links). L'ambition affichée
par Dassault repose néanmoins sur une certaine cristallisation
des expériences acquises par les industries participantes
au travers des investissements qu'elles sont opéré
sur des plans nationaux divers. Il n'empêche, le terrain
du drone de combat est un domaine en friche qui, bien qu'il
puisse reposer sur l'expertise précieuse des industriels
aéronautiques, n'en risque pas moins de générer
des défis technologiques substantiels imposant une
levée de moyens (à la fois humains et financiers)
adaptée à l'enjeu.
Conclusion
Si l'Europe des drones semble bel et bien en marche, celle-ci
doit encore faire la preuve de sa compétitivité
à l'échelle globale et, notamment, face aux
redoutables concurrents que représentent les industries
américaines et israéliennes . Contrairement
aux Etats-Unis et à Israël, l'Europe ne connaît
pas de contraintes géopolitiques majeures qui seraient
susceptibles d'appuyer sa politique d'investissement dans
de tels systèmes. Aux Etats-Unis, la nécessité
de disposer de drones ISTAR ou de combat à long rayon
d'action répond à une double nécessité
:
- (1) assurer une projection de force maximale depuis le Continental
United States
- (2) sans encourir la vie des hommes.
Les prospectives industrielles et militaires américaines
s'appuient également sur une culture stratégique
dominée par la technologie et la recherche effrénée
de programmes pionniers. En Israël, les succès
industriels et militaires des systèmes de drones répondent,
eux aussi, à des contingences géopolitiques
découlant de l'exiguïté du territoire national.
Contrairement aux Etats-Unis, Israël a pu, très
tôt, se concentrer sur une gamme restreinte de drones
répondant à des besoins militaires bien identifiés
et urgents. Ceci a pu permettre une meilleure évaluation
des implications budgétaires des systèmes et
une définition plus ciblée des doctrines d'emploi.
L'Europe
ne connaît pas de telles contraintes dans son ensemble.
Les divergences de vues géopolitiques, associées
à des cultures stratégiques éparses
à bien des égards constituent autant de barrages
à la synergie des financements et des concepts. Si
les compétences indéniables de ses équipes
scientifiques et industrielles sont indéniables,
ce sont ses modes de production de concepts et de modalités
de synergies qui restent à définir selon une
voie propre et assurément… complexe !
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