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Publiscopie
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Hollywood,
le Pentagone et Washington, les
trois acteurs d'une stratégie globale
Editions Autrement Frontières.
2003.
Par Jean-Michel Valantin.
Présentation et
discussion par Jean-Paul Baquiast
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Jean Michel
Valantin est docteur en études stratégiques
et sociologie de la défense, spécialiste
de la stratégie américaine et chercheur
au Centre interdisciplinaire de recherches sur
la paix et d'études stratégiques.
L'ouvrage constitue un volet de la thèse
soutenue par l'auteur le 23 septembre 2002
devant l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales, sous le titre : De la production de
menace à la production de stratégie
et de puissance : de l'instrumentalisation
des représentations de la menace à
la projection mondiale de la puissance américaine.
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Rien
n'est plus d'actualité que ce livre,
même si la thèse de doctorat qui l'a
précédé et sa date d'édition
remontent à 2002. Il nous conduit en effet à
jeter un regard mieux informé sur les liens qui
unissent depuis plus d'un demi-siècle la
puissante industrie du cinéma américaine
et le pouvoir politique et militaire de ce pays. Plus
généralement, il nous oblige à nous
interroger sur la façon dont, en France et en Europe,
ne disposant pas d'une telle interdépendance
entre le ludique et le stratégique, nous pouvons
échapper à la mise en condition que, sciemment,
les responsables politiques américains veulent
imposer au reste du monde pour le plier à leur
domination. Les « atlantistes » nombreux chez
nous verront dans ce livre un nouveau libelle anti-américain,
cachant on ne sait quel réaction chauvine impuissante
face au succès mondial des productions de Hollywood.
Mais ils feraient preuve d'une impardonnable naïveté
en n'essayant pas de mieux comprendre à quelle
sauce ils sont tous les jours mangés.
L'auteur
montre, grâce à sa remarquable culture historique
et filmographique (il a lu de nombreux ouvrages sur la
société américaine contemporaine
et a visionné une centaine de grands films) les
relations complexes, excluant toute linéarité,
qui se sont établies entre l'industrie du
cinéma et les autorités politico-militaires,
à travers la production de films dits de «
sécurité nationale ». Ces
films traversent des genres variés, de la comédie
au film catastrophe, en passant par le film de guerre
et la science-fiction. Ils sont tous généralement
très bien conçus et réalisés,
fournissant sur le monde qu'ils décrivent
nombre de détails précis qui même
lorsque ce monde est fantasmagorique, en font des documents
de grande qualité pédagogique. La plupart
de ces films ont été précédés
par des romans plus ou moins épais, tirés
à des centaines de milliers d'exemplaires,
dont ils sont des adaptations. Ces romans présentent
les mêmes attraits : composition savante, abondance
de détails vrais ou véridiques, sens aigu
du suspense. Leurs traductions dans de multiples langues
en font, même plusieurs années après
leur parution, un article de choix sur les éventaires
des librairies de gare ou d'aéroport. Romans
et films procèdent d'une même démarche
puisque les auteurs, devenus souvent millionnaires, n'ont
pu rédiger leurs ouvrages qu'avec l'appui
des autorités et de leurs experts.
Le
concept de sécurité nationale date du National
Security Act de 1947 qui avait imposé la mobilisation
au profit de la lutte anti-communiste des divers moyens
d'expression et de communication. Les films de «
sécurité nationale » visent, dans
cet esprit, à accroître la sécurité
globale de la nation en alertant les citoyens sur les
risques multiples qui menacent celle-ci, risques intérieurs
comme extérieurs. Aujourd'hui, si la menace
communiste est considérée comme plus ou
moins disparue, d'autres menaces, notamment celle
du terrorisme, ont été mises en évidence
et ont fait l'objet de nouveaux textes visant à
renforcer la vigilance et le niveau de protection, au
détriment éventuel des libertés publiques.
Les éditeurs de tels films n'hésitent pas
non plus à mettre en scène de grandes catastrophes
naturelles, qui démontrent l'héroïsme
et l'abnégation des services civils et militaires
luttant contre elles.
Mais
comme le montre Jean-Michel Valentin, la sécurité
nationale, de même que les films s'en inspirant,
visent à bien d'autres objectifs que contrecarrer
telle ou telle menace bien identifiée. Il s'agit
d'une démarche beaucoup plus « totalitaire
», destinée à conforter et étendre
au monde entier la domination d'une société
essentiellement WASP, c'est-à-dire blanche,
anglo-saxonne et protestante, née des pères
fondateurs et s'étant progressivement conçue
comme élue par Dieu pour guider le monde vers la
Nouvelle Jérusalem rêvée par les premiers
colons. Même si la société américaine
reste très diverse, comportant autant de libéraux
et démocrates que de néo-conservateurs et
de fondamentalistes évangéliques, la marque
de ces derniers a toujours été dominante.
Ce sont leurs représentants politiques qui ont
en effet constamment inspiré les grandes productions
cinématographiques à succès.
Un
point essentiel que montre bien l'auteur est que,
pour renforcer son emprise, le système WASP conservateur
génère (nous pourrions presque dire "s'invente")
des menaces. Certaines de celles-ci peuvent être
réelles. Ce fut le cas de la menace nazie ou communiste.
Mais d'autres ont été ou sont plus
ou moins imaginaires. Même lorsqu'elles ont
des bases indéniables, comme aujourd'hui
le terrorisme, elles sont instrumentalisées afin
de créer de la peur. Il s'agit finalement
de faire accepter le développement irraisonnable
des dépenses militaires et les grandes inégalités
sociales en découlant, dans des sociétés
où la misère reste très présente.
Derrière les films de sécurité nationale,
on trouve en effet les puissants moyens de ce que l'on
a fort justement appelé depuis des décennies
le lobby militaro-industriel. Le terme n'inclut
pas seulement les industries de l'armement mais
aussi celles du pétrole, grandes inspiratrices
de la politique étrangère des Etats-Unis.
Ce lobby, à travers des Présidences alternativement
démocrates et conservatrices, a toujours dominé
l'Amérique, lui imposant son pouvoir mais
aussi, il faut le reconnaître, lui faisant financer
des investissements dans les recherches et technologies
de pointe dont les retombées ont bénéficié
à l'ensemble de la nation, faisant d'elle
l'hyper-puissance que l'on sait.
Le processus consistant à créer de la menace,
afin d'induire de la docilité dans le corps
électoral, est plus que jamais actif aujourd'hui.
Beaucoup de naïfs n'y croient pas. La menace
n'est pas créée, elle existe, disent-ils.
Mais c'est parce que la menace, d'abord artificielle,
finit par devenir réelle à force d'être
évoquée et instrumentalisée. On l'a
vu clairement à propos de l'Irak. Celle-ci
n'était pas une vraie menace au début,
mais il fallait qu'elle le devienne pour justifier
l'implantation militaire américaine au cœur
des champs pétroliers du Moyen-Orient. Aujourd'hui
le terrorisme suscité chez les nationalistes arabes
par les agressions américaines est devenu une réalité,
s'étendant d'ailleurs au monde entier.
La plupart des films actuels mettant en scène le
terrorisme semblent d'ailleurs expressément conçus
pour fournir des recettes faciles d'emploi à d'éventuels
candidats kamikazes.
Créer
de la menace, comme se donner des ennemis, est une recette
vieille comme les tyrannies. Mais Jean-Michel Valantin
montre bien que cette recette a utilisé aux Etats-Unis
les puissants moyens de la filmographie, complétés
aujourd'hui de ceux de l'imagerie virtuelle.
Les tyrannies traditionnelles, même lorsqu'elles
s'appuient sur l'influence que permet leur
collusion avec la religion, n'ont pas les mêmes
ressources pour mettre les opinions en ébullition.
Les auteurs et réalisateurs américains,
au contraire, savent à merveille faire naître
des monstres et dangers terrifiants mais vraisemblables,
forces du mal imposant en retour la mobilisation des forces
du bien.
Nous
avons signalé cependant le propos de l'auteur,
qu'il ne faut pas mésestimer si l'on
ne veut pas tomber dans des simplifications outrancières.
D'abord, tout le cinéma américain
n'est pas de sécurité nationale. Certaines
maisons produisent de temps en temps des films contestataires,
auxquels d'ailleurs les Européens sont tentés
de donner plus d'importance qu'ils n'en
ont. Pensons en particulier à Farenheit 911 de
Michaël Moore. Mais surtout, il serait simpliste
de croire que les majors d'Hollywood prennent directement
leurs ordres au Pentagone ou à la Maison Blanche.
Même si dans la plupart des cas, les réalisateurs
doivent obtenir l'accord des autorités pour
disposer de matériels dans les films à grand
spectacle ou pour accéder à des lieux de
pouvoir inaccessibles au public, ils se donnent une marge
de recul. Certes, les plus indépendants n'iront
pas jusqu'à profaner le drapeau ou la religion,
mais ils n'hésiteront pas à montrer
les conflits entre agences et personnalités, les
abus de pouvoir du gouvernement central ou de petits shérifs
locaux. Dans certains cas, les bons ne l'emporteront
pas et les méchants sembleront même (momentanément)
triompher. Mais il s'agit là de procédés
destinés à renouveler l'intérêt
du spectateur, en lui donnant l'impression de visionner
la vie même. Aujourd'hui, avec la réalité
virtuelle, l'indépendance des réalisateurs
vis-à-vis des grands donneurs d'ordre s'accroît.
Jean-Michel Valantin nous rappelle à cet égard
que quelques maquettes suffisent dorénavant pour
bâtir des scènes de bataille plus vraies
que nature, ce qui n'était pas le cas du
temps de Top Gun.
Un
autre argument joue pour obliger les réalisateurs
à prendre du recul à l'égard
des autorités nationales, c'est la force
du marché. Hollywood ne vit que de la vente de
ses films, de ses séries télévisées
et de ses produits dérivés. Si le public
le boude, c'est la ruine. Les subventions d'Etat
ne viendront pas au secours des auteurs malheureux. Or
il s'est trouvé dans l'histoire américaine
récente quelques époques marquant une fracture
nette entre l'opinion publique et le pouvoir. Ce
fut notamment le cas lors de la guerre du Viet-Nam. Ce
n'est pas encore le cas à propos de la guerre
en Irak, mais cela pourrait le devenir. Dans ces circonstances,
sans mener directement l'offensive contre le pouvoir
militaro-industriel, les réalisateurs deviennent
critiques par rapport à la guerre et à ses
conséquences, alimentant en retour un certain pacifisme
qui peut avoir des conséquences au plan électoral.
Le cas n'est pas fréquent où l'on
peut voir le profit venir au secours de la démocratie,
dans un jeu subtil de billard à trois bandes.
Commentaires
Le thème abordé par le livre est presque
inépuisable. Il susciterait nombre de commentaires
ou questions. Bornons-nous ici à un petit échantillon.
-
Le livre s'arrête à 2001. Qu'en
est-il aujourd'hui de l'entreprise de mobilisation
de l'opinion menée par la Maison Blanche
et le Pentagone, notamment dans la lutte à échelle
mondiale entreprise contre l'Empire du mal, les
Etats dits voyous et les internationales terroristes ?
Quels films ou série TV récentes illustrent-ils
cette lutte ? Comment les derniers évènements,
peu glorieux, de la guerre en Irak, génératrice
d'un nombre de décès militaires suffisant
pour remettre en cause le concept du zéro-morts,
sont ils présentés au public. De nouveaux
média, par exemple les jeux vidéo, reprennent-ils
les discours officiels. Et qu'en est-il de la production
cinématographique américaine libérale
ou libertaire ? Existe-t-elle encore ?
- Le livre ne traite que des films de sécurité
nationale. Ceux-ci sont essentiels pour fortifier le sentiment
d'unité de la nation américaine et
la persuader de sa toute puissance. Ils ont également
un effet analogue sur les opinions publiques du reste
du monde, mais cet effet est sans doute plus diffus. Beaucoup
de spectateurs seront plus intéressés par
le suspense ou les scènes à grand spectacle
de ces films que par leur message impérial. Par
contre, il ne faut pas oublier que l'influence de
l'hyper-puissance américaine ne se limite
à ce genre de production. Aujourd'hui, il
existe de nombreuses entreprises, appartenant à
la sphère d'influence américaine bien
qu'elles soient pour l'essentiel transnationales,
qui utilisent les réseaux des grands médias
pour diffuser dans le monde entier des contenus culturels
visant essentiellement à encourager la consommation
de leurs produits, fut-ce au détriment des intérêts
collectifs. Nous avons ici plusieurs fois, notamment en
donnant la parole à Bernard Stiegler, mis l'accent
sur la véritable démarche de crétinisation
qui en résulte. Les formes en sont multiples, soutenues
par les publicitaires : émissions ou films dépourvus
de toute ambition culturelle ou éducative, séries
de télé-réalité réductrices,
jeux dérivés puérils, etc. Ces «
créations » n'ont même pas la
qualité certaine qui caractérisait les grands
films hollywoodiens traditionnels. Le public, dans les
pays ciblés par elles, a tendance à ne pas
s'en méfier, y voyant des distractions innocentes.
Mais il ne se rend pas compte qu'il s'agit
du deuxième et peut-être du plus virulent
moyen utilisé par l'empire américain
pour façonner le monde, en façonnant les
esprits (shaping the minds, shaping the world). Cette
influence se fait particulièrement sentir dans
les couches sociales ou dans les pays qui résisteraient
spontanément à une filmographie paraissant
faire trop ouvertement l'apologie de la force militaire
américaine, mais qui ne se méfieront pas
de la publicité commerciale ou de l'idéologie
réactionnaire sous-tendant la télé-réalité.
Dans ce cas, les industries du fast-food ou du tabac font
partie du même dispositif de conquête que
les industries de l'armement ou du pétrole.
- Ceci nous conduit à la difficile question de
savoir comment en Europe, notamment dans les pays qui
comme la France se préoccupent de protéger
leurs productions nationales (politiques dites d'exception
culturelle), les auteurs, réalisateurs et autorités
publiques pourraient réagir à la concurrence
américaine et à la puissante propagande
distillée par Hollywood à travers le monde.
Il n'est évidemment pas question d'interdire
ni même de restreindre la diffusion des films de
sécurité nationale, fussent-ils stupidement
agressifs à l'égard de l'Europe
et des Français en particulier. Il serait tout
à fait légitime par contre d'encourager
les productions européennes par des financements
et par des aides institutionnelles diverses, en veillant
d'ailleurs à ne pas réserver ces aides
aux seuls films mais à l'ensemble des productions
audio-visuelles utilisant les réseaux numériques
tel l'Internet.
Ceci étant, pourra-t-on faire confiance à
l'inspiration et au talent des seuls auteurs pour
contrebalancer les machines cinématographiques
américaines? Les bluettes, l'anecdotique,
le nombrilisme « à la française »
seront-ils des remparts efficaces ? Ne faudra-t-il pas
des actions beaucoup plus ambitieuses, faisant simultanément
appel à l'éducation nationale, aux
ressources du patrimoine culturel, à l'imagination
de la prise de parole citoyenne et alternative ? Ainsi
pourrait se constituer un tissu auto-résistant
qui n'existe pas encore et qui enlèverait
beaucoup de leur caractère agressif aux offensives
de la culture américaine, qu'elle soit financée
par le département de la Défense ou par
Mac Donald.
Les sociétés asiatiques jusque là
très fermées sur elles-mêmes paraissaient
plus résistantes à cet égard que
les sociétés occidentales. Mais rien n'est
moins sûr. Il suffit pour s'en convaincre
de voir avec quelles facilités elles adoptent les
références politiques et culturelles venues
des Etats-Unis.
L'amateur de films, quoiqu'il en soit, ne
manquera pas, instruit par le livre de Jean-Michel Valantin
et par quelques autres de même inspiration, de chercher
à comprendre comment évolueront à
l'avenir les rapports de force entre idéologies,
que ce soit sur le marché américain du film,
à Cannes ou à Venise et, finalement dans
le reste du monde.