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Article
Epidémiologie des idées. Idéation,
contamination et résistances.
par
Jean-Paul Baquiast
12 juillet 2005 |
Les chercheurs en sciences politiques, et plus généralement
les sociologues, ne manquent pas de s’interroger sur
la façon dont les idées – on dit aussi,
avec une nuance péjorative qui selon nous ne s’impose
pas, les idéologies, naissent, se diffusent et s’imposent,
avant parfois de disparaître. Mais faute de méthodes
efficaces, ils se limitent généralement à
constater les faits sans les expliquer. La psychologie évolutionnaire
d’origine principalement anglo-saxonne est allée
plus loin dans la compréhension de ces phénomènes.
On sait qu’à la suite de Richard Dawkins, le
concept de mème a été créé
pour éclairer ce que l’on pourrait appeler
la compétition darwinienne entre idées au
sein des sociétés humaines. On lira prochainement
à la signature de notre ami Pascal Jouxtel le premier
ouvrage en français sur la mémétique
(Comment les systèmes pondent, Editions Le Pommier),
qui présente et discute les divers aspects de cette
nouvelle approche. Nous y avons nous-mêmes consacré
dans cette revue de nombreux articles.
La
mémétique assimile généralement
les mèmes, et donc les idées, à des
virus biologiques, qui se répandraient dans les esprits
humains en évoluant par mutation/sélection,
sur un mode voisin sinon comparable à la façon
dont les gènes se transmettent au sein des espèces
d’une génération à l’autre.
Mais il faut bien reconnaître que la mémétique,
quoiqu’en disent les méméticiens, est
loin d’être encore une science exacte, car elle
manque de rigueur. Les mèmes ne sont pas des entités
suffisamment caractérisées et stables pour
que l’on puisse les étudier sérieusement.
On dira d’ailleurs que la mémétique,
en cela, ressemble un peu à la génétique,
dont on critique aujourd’hui de plus en plus le dogmatisme,
tout au moins quand il s’agit de considérer
le gène comme un acteur individualisable susceptible
d’entraîner des effets bien déterminés,
indépendamment d’innombrables autres interactions
avec d’autres acteurs.
Disons
que l’évolution des systèmes, qu’ils
soient vivants ou informationnels, si elle parait dans l’ensemble
confirmer le paradigme darwinien, ne peut s’expliquer
dans le détail sans l’étude des relations
entre ces agents particuliers que sont les mèmes
et les gènes, d’une part, les nombreux milieux,
organismes, réseaux, cultures avec lesquels ces agents
interagissent, d’autre part. Ainsi, la mémétique,
à elle seule, est bien en peine d’expliquer
pourquoi tel même naît et se répand avec
succès, tandis que tel autre avorte rapidement. Elle
a d’ailleurs du mal à faire admettre que les
idées ou les systèmes d’idées
: théories, croyances puissent être assimilés
à des mèmes, c’est-à-dire à
des organismes simples et discrets. Suzan Blackmore a bien
parlé de « mèmeplexe » pour désigner
des systèmes de mèmes, mais il s’agit
plus d’un mot pour nommer un ensemble complexe dont
on n’est pas capable de faire l’analyse, que
d’un concept véritablement efficace.
Il
résulte de ceci que la création et la diffusion
des idées, quelles qu’elles soient, restent
des phénomènes mystérieux. De plus
en plus d’observateurs ou d’acteurs sociaux,
cependant, souhaiteraient y voir plus clair. De tous temps,
la demande a existé. Dans les luttes entre groupes
sociaux, chacun des leaders de ces groupes cherchait à
combattre les idées des autres pour faire triompher
les siennes. Pendant des siècles et encore aujourd’hui,
malheureusement, c’est de cette façon que se
sont manifestées les guerres de religions, génératrices
d’innombrables massacres. De même, plus récemment,
les grands affrontements entre idéologies, capitalisme
contre marxisme par exemple, ont fait couler des flots d’encre,
sans qu’aucun camp ne soit capable de comprendre les
mécanismes intellectuels selon lesquels fonctionnait
l’adversaire. On retrouve aujourd’hui ce même
besoin de comprendre, notamment en Occident, quand on constate
les ravages que risquent de faire les idées fondamentalistes,
qu’elles soient islamistes ou chrétiennes,
quand elles se répandent dans des populations de
jeunes particulièrement malléables. De même,
les dangers que font courir aux éco-systèmes
et même globalement à la vie sur Terre la persistance
de comportements humains guidés par des idées
fausses deviennent tels qu’il serait vital de pouvoir
faire évoluer rapidement et massivement de telles
idées. Ces idées concernent par exemple le
fait que l’homme peut sans risque surexploiter la
nature et que les ressources de celle-ci sont suffisantes
pour lui permettre de faire toujours faire face avec succès
aux agressions humaines.
Face
à de telles idées, l’observateur politique
traditionnel ne se pose pas beaucoup de questions. Il constate
qu’elles existent, il déplore leurs effets
néfastes quand elles en ont, mais il ne s’interroge
pas sur leur nature. Pour lui, ces idées sont forgées
et diffusées consciemment par les leaders de groupes
pour assurer leur puissance. On parlera alors de propagande,
comme on parle de publicité commerciale dans d’autres
domaines. Mais la mémétique a le grand mérite
d’obliger à considérer les mèmes
comme des entités disposant d’une vie autonome,
ne pouvant se confondre avec celle des organismes qui les
hébergent. De même d’ailleurs les virus
– biologiques ou informatiques – ont une vie
propre qui obéit à des lois spécifiques.
Celui qui voudrait aujourd’hui commencer à
étudier les idées d’une façon
plus scientifique que celle proposée par la sociologie
politique traditionnelle doit faire de même. Il faudrait
semble-t-il transposer l'approche mémétique
au domaine des idées, considérer celles-ci
comme des entités spécifiques, que l’on
pourrait qualifier de bio-informationnelles, que l'on s'efforcera
de modéliser. Elles naissent et se développent
dans les cerveaux humains et dans les réseaux d’échange
entre humains d’une façon autonome, laquelle
est pratiquement entièrement à découvrir.
Bref il faudrait apporter à l’étude
des idées un regard systémique qui suppose
l’appel à de nombreuses références
tirées des sciences les plus diverses.
Quelles
sciences pourraient alors être utiles, si on considère
que la génétique et même la mémétique
ne donnent pas de références toujours pertinentes
? Il en est une qui relève de la médecine,
l’épidémiologie. L’épidémiologie
étudie la façon dont naissent les maladies
(c’est-à-dire dont naissent les germes émergents
dont elles procèdent), la façon dont les maladies
ou pandémies se répandent et aussi la façon
dont on peut éventuellement diminuer leur virulence,
voire les éradiquer. Mais cette piste de recherche
n’a guère été explorée.
Elle peut laisser sceptique dans la mesure où les
analogies qu’elle propose tournent vite assez court,
du fait des différences profondes entre les phénomènes
décrits. Elle devra cependant être poursuivie.
L’étude de la façon dont la probable
épidémie de grippe aviaire se répandra
dans l’humanité, conjointement aux idées
la concernant, risque de fournir malheureusement une occasion
inattendue d’approfondir ces recherches – s’il
se trouve encore des chercheurs ayant le cœur ou les
moyens de s’y intéresser. On consultera sur
ce point le blog de notre correspondant le Docteur Vermeulen
(http://drmsfvermeulen.skynetblogs.be/).
Des études multidisciplinaires
Mais il se trouve d’autres opportunités. Un
article que vient de publier la revue en Libre accès
PLOS-Biology est particulièrement intéressant
à cet égard. Il est signé de deux biologistes
américains, Paul R. Ehrlich et Simon A. Levin.. Paul
R. Ehrlich travaille au Department of Biological Sciences
de l’Université de Stanford et Simon Levin
au Department of Ecology and Evolutionary Biology à
Princeton. L’article, intitulé The Evolution
of Norms, se trouve à l’adresse suivante http://biology.plosjournals.org/perlserv/?request=get-document&doi=10.1371/journal.pbio.0030194.
Un point de vocabulaire doit être précisé.
Il nous semble que pour eux, le concept de "norm"
désigne plus ce que l'on pourrait appeler des idées
normatives ou prescriptrices plutôt que des normes
institutionnelles, par exemple des lois. Nous sommes donc
bien là dans le domaine des idées.
Les auteurs commencent par rappeler que l’évolution
génétique nécessairement lente ne peut
permettre d’expliquer celle des cultures humaines.
Ces dernières superposent à des comportements
génétiquement hérités des contraintes
transmises par l’éducation, l’imitation
ou les langages qui ne cessent de varier dans le temps et
dans l’espace. Il en résulte souvent des conflits
difficiles à analyser et plus difficiles encore à
résoudre. Pourtant tous ceux qui font métier
d’édicter des prescriptions, comme de les faire
appliquer, voudraient mieux comprendre comment les individus,
avec leur héritage génétique et leur
histoire spécifique, interagissent avec les cultures
dans lesquelles ils sont plongées, c’est-à-dire
avec les grands systèmes d’idées qui
sont la manifestation la plus voyante de ces cultures. Les
auteurs de l’article estiment que pour faire progresser
la connaissance dans ces domaines difficiles, il faut faire
appel aux savoirs conjugués des biologistes et des
sociologues. Ils appellent à constituer des équipes
pluridisciplinaires capables d’élaborer une
théorie scientifique de l’évolution
des normes sociales, éventuellement de l’évolution
des cultures au sens le plus large.
Mais
comment évoluent les normes sociales et plus précisément
les idées ou convictions qui leur servent de support
? Ehrlich et Levin, comme nous l’avons fait nous-mêmes
ci-dessus, se refusent à comparer l’évolution
des idées avec celles des gènes, comparaison
qui parait s’imposer lorsque on assimile les idées
à des mèmes. Les gènes sont relativement
stables, mutent rarement et quand ils le font, produisent
pour l’essentiel des caractères létaux.
Ils ne se transmettent entre humains que verticalement,
des ascendants vers les descendants. Les idées (ou
mèmes) au contraire, se transmettent dans toutes
les directions, se modifient sans cesse et très rapidement.
De plus, les individus semblent avoir la possibilité
de choisir les idées qu’ils accueillent. Ils
éliminent ou ne retiennent pas la plus grande partie
de celles avec lesquelles ils sont mis en contact, n’en
conservant que quelques unes conformes à un arrière-plan
idéologique déjà constitué.
Mais selon quelles règles procèdent-ils ainsi
? Un modèle spécifique du changement culturel
s’impose donc.
Les
auteurs suggèrent que l’apport des biologistes
à cette réflexion devrait permettre de retenir
le modèle de la transmission des épidémies,
que nous venons d’évoquer. C’est intéressant.
Celles-ci se transmettent à la fois verticalement,
horizontalement et obliquement, en empruntant les multiples
canaux mettant les individus en relation les uns avec les
autres. De même, elles peuvent se modifier ou disparaître
sans raisons faciles à mettre en évidence.
Cependant ce modèle ne leur paraît pas suffisant.
Ils voudraient aborder de plain pied les questions relatives
à la création et à la transmission
des idées, sans passer par une comparaison nécessairement
réductrice avec les épidémies.
Pour eux, à juste titre pensons-nous, il s’agit
d’un « colossal problème ». Comment
naissent les idées (idéation), comment sont-elles
filtrées, les unes acceptées et les autres
rejetées, de façon différente selon
les milieux d’accueil? Comment certaines idées
s’implantent-elles dans un cerveau en provoquant une
mutation plus ou moins étendue du contenu idéique
de celui-ci ? Pourquoi d’autres se forment-elles progressivement,
à partir de la réception d’informations
provenant de sources diverses ? Combien d’idées
résultent des échanges collectifs de type
du brain storming ? Pourquoi certaines idées se diffusent-elles
et d’autres non ? Pourquoi certains systèmes
d’idées, tels les religions, ne sont pas universels
alors pourtant qu’ils sont très répandus
(ainsi, pourquoi l’athéisme a-t-il toujours
coexisté avec les croyances religieuses ?).
La première urgence, selon l’article, consiste
à se demander comment se forment les idées.
Il est impossible d’éviter de prendre en considération
le point de passage obligé par le niveau des individus.
Ceux-ci sont bombardés en permanence par des informations
de toutes natures. Cependant, certaines d’entre elles
seulement sont conservées et utilisées pour
renforcer les idées déjà présentes
chez tel individu ou pour contribuer à en former
d’autres. Comment cela se fait-il ? C’est que
les informations entrantes se heurtent à des filtres.
Pour passer du niveau de l’individu à celui
du groupe, ce sont ces filtres qui doivent être étudiés
car ils constituent les agents actifs de l’idéation
: idéation par sélection. De tels filtres
sont des entités de type sociologique qui agissent
comme les résistances immunologiques dans le cas
des contaminations microbiennes. Certains sont faciles à
identifier. Il y a d’abord la pression du conformisme,
le besoin de s’aligner sur la position commune du
voisinage. Cette pression s’exerce selon des seuils.
Un faible seuil permet l’introduction d’idées
nouvelles et nuit à la conservation des groupes,
qui peuvent éclater pour donner naissance à
de nouveaux groupes. Des chercheurs, cités dans l’article,
étudient les conséquences de l’existence
de seuil de résistivité et de leur évolution,
dans le cas des individus puis des groupes.
Une
autre question concerne la coexistence entre des normes
ou idées qui évoluent très vite (par
exemple dans le cas des modes (modes intellectuelles par
exemple) et des normes ou idées qui persistent pendant
des siècles, même si elles se trouvent contredites
en permanence par des opinions dominantes. Les auteurs citent
le phénomène typique aux Etats-Unis du créationnisme.
Pour eux, là encore, c’est à partir
de l’individu qu’il faut chercher les explications,
plutôt qu’au niveau du groupe. Si tel individu
croit au créationnisme, c’est parce qu’il
y trouve des « récompenses » personnelles.
Ce n’est pas parce qu’un groupe particulier,
celui des créationnistes, s’est constitué
en super organisme et est entré en compétition
darwinienne (sélection de groupe) avec les groupes
rivaux se référant au darwinisme. Observons
qu’en affirmant ceci, Ehrlich et Levin semblent s'éloigner
des suggestions faites il y a quelques années par
Howard Bloom, en matière de sélection de groupe,
dont nous avions rendu compte. Cependant ils admettent que
des normes sociales tenant aux exigences de la survie des
groupes interviennent aussi pour déterminer les choix
des individus. Ceux-ci ne sont pas libres de choisir en
raison de leurs seuls prédispositions et intérêts
du moment. Ainsi les thèses faisant du meurtre un
acte artistique semblable à d’autres n’ont
jamais été acceptées, dans aucune société
que ce soit, car elles auraient pu provoquer l’auto-destruction
de cette société.
Les
auteurs ne veulent cependant pas limiter la modélisation
à la représentation des diverses façons
selon lesquelles les individus peuvent accepter ou générer
des idées. Ils recommandent aussi une approche macroscopique
des cultures. Celle-ci considérera les cultures comme
des entités discrètes capables d’évoluer
selon des dynamiques propres, en interaction les unes avec
les autres. On parlera alors par exemple de la culture américaine
des années 1990 par comparaison avec celle des années
1960. Mais pour éviter de reprendre les banalités
des historiens et des observateurs politiques concernant
les affrontements entre cultures (le choc des civilisations,
entre chrétienté, islam et confucianisme par
exemple), il faudra faire appel à des modèles
très riches incorporant une grande quantité
de facteurs. Il est aussi difficile de définir des
cultures qu’il l’est de définir des espèces
en biologie. Les méthodes utilisées par les
taxonomistes pourraient donc être reprises pour essayer
d’identifier des cultures avec un minimum de robustesse.
Là encore, ce sera au regard de l’évolution
des normes et idées présentes dans telle ou
telle culture qu’il faudra faire des hypothèses.
L’article suggère pour cela de faire des hypothèses
relatives à cette évolution, qui seront testées
par l’analyse sociologique. Les hypothèses
dont ils présentent un échantillon paraissent
assez frustes, mais sans doute dans leur esprit ne s’agit-il
que d’un premier exemple. (Citons ainsi l’hypothèse
3 : les normes militaires – les idées concernant
la défense – changent plus vite dans les nations
battues que dans les nations victorieuses. On s’en
serait douté mais peut-être est-ce à
vérifier)
A
la fin de l’article, les auteurs mentionnent un certain
nombre de questions importantes qui restent à étudier
et auxquelles par conséquence ils ne peuvent pas
apporter de réponses. Ces questions sont les suivantes
: asymétries entre pouvoirs jouant un rôle
dans la diffusion des idées ou idées normatives
; rôle des réseaux ; efficacité de la
persuasion au regard de l’imitation ; raison de l’existence
de seuils dans l’aptitude des idées à
évoluer ; rôle des idées dans le développement
des jeunes ; relations entre les attitudes affichées
et les comportements effectifs ; compétition entre
idées provenant de différentes cultures et
finalement, une question que nous qualifierions de systémique
: les idées normatives et normes peuvent-elles apparaître
et subsister dans les sociétés indépendamment
(ou plus ou moins indépendamment) du soutien qu’elles
reçoivent de la part des individus. On pourra ajouter
à ces questions une autre concernant ce que l'on
pourrait appeler la guerre des idées: est-il envisageable,
pour un pouvoir quelconque, de diffuser dans une société
des idées qui contrebattraient celles qui lui paraissent
néfastes, de même que, en matière de
santé publique, on s'efforce de vacciner les populations?
Cette perspective parait relever de la manipulation des
esprits, mais elle est certainement d'actualité,
même dans les démocraties. Bref, les réponses
à toutes ces questions devraient permettre de mieux
comprendre le phénomène des évolutions
culturelles.
L’article se termine par le paragraphe suivant que
nous n’avons pas besoin de traduire :
« We hope that, by being provocative, we can interest
more evolutionists, behavioral biologists, and ecologists
in tackling the daunting but crucial problems of cultural
evolution. Few issues in science would seem to be more pressing
if civilization is to survive.” On ne
saurait mieux dire.
Observations
Quel enseignement pouvons-nous tirer de cet intéressant
article? On ne peut qu’apprécier l’appel
lancé par les auteurs, incitant des scientifiques
de diverses disciplines à travailler ensemble pour
mieux comprendre l’évolution des idées
(ou des idées normatives ou prescriptives, pour reprendre
le terme que nous avons suggéré). Quand on
voit les ravages que provoque indiscutablement la persistance
d’idées archaïques, de toutes origines
culturelles, confrontées à des faits relativement
objectifs concernant l’évolution du monde actuel,
on ne peut que chercher à mieux comprendre comment
ces idées sont nées et pourquoi elles subsistent.
On peut même espérer trouver des solutions
aussi scientifiques que possible (c’est-à-dire
excluant l’argument d’autorité) permettant
de les faire évoluer. Il y a toute une science de
l’idéation, de la contamination des idées
et des résistances aux idées qui est à
constituer.
Mais nous devons avouer que les pistes proposées
par les auteurs nous laissent grandement insatisfaits. Il
faudrait sûrement aller beaucoup plus loin dans les
analyses. Faudra-t-il pour ce faire se situer au plan des
individus ou à celui des groupes ? Ou conjuguer les
différentes approches ? C’est-à-dire
multiplier les études permettant de comprendre pourquoi
tel individu fait tel choix (pourquoi tel jeune musulman
devient-il salafiste, par exemple) en les croisant avec
des études portant sur les choix des groupes sociaux
eux-mêmes définis à divers niveaux d’agrégation
(pourquoi tel communauté de village américain
est-elle majoritairement favorable aux thèses créationnistes
et pourquoi il existe un groupe créationniste aux
Etats-Unis qui regrouperait parait-il au moins 30% de la
population globale ? ). On voit que l’ampleur des
études à mener est immense.
De plus les auteurs recommandent à juste titre de
mêler les approches disciplinaires pour mener ces
études, mais ils n’en disent guère plus.
Il faudra faire appel, c’est indiscutable, pour comprendre
tel comportement individuel et collectif, à l’héritage
des gènes comme aux influences de l’éducation
et de la culture, mais dans quelle proportion ? Et comment
édicter des règles communes dans des cas aussi
fluctuants que ceux de la sociologie politique, sinon retomber
dans la statistique sociale simpliste selon laquelle par
exemple les comportements criminels sont plus fréquents
dans les populations urbaines pauvres que dans les classes
moyennes (d’ailleurs, est-ce vrai ?). Enfin, les auteurs,
après avoir évoqué les approches systémiques,
telles que la mémétique, expliquent que celle-ci
n’est pas très utile pour comprendre l’évolution
des idées, et moins encore pour la prédire.
On en convient volontiers. Mais par quoi la compléter?
Ils ont évoqué le modèle de l’épidémiologie.
Mais ils ont très vite reconnu que la propagation
des maladies contagieuses n’a finalement que de lointains
rapports avec celle des idées. On peut en retenir
certaines analogies utiles, mais sans plus. Bref tout le
travail reste à faire, pour progresser dans la voie
à juste titre ouverte par les auteurs de l’article.
Imaginons
ce qui devrait être fait pour éclairer les
motifs et les modalités par lesquels les individus
adoptent telle ou telle idée. On pourrait évidemment
envisager d'interroger un échantillon d'un millier
de personnes convaincus de la pertinence du créationnisme
(pour reprendre l'exemple de l'article). Pourquoi et comment
ont-elles acquis cette conviction? Mais il ne suffirait
pas d'avoir leur sentiment subjectif. Il faudrait multiplier
les analyses psychologiques, cognitivistes, biologiques
sinon neurologiques pour expliciter les raisons diverses,
généralement inconscientes à leurs
yeux, ayant provoqué leur croyance. Ce serait sans
doute intéressant, mais c'est pratiquement infaisable.
On est obligé d'en rester aux méthodes frustes
de l'enquête statistique par sondage.
Ajoutons, ce qui nous parait plus grave, que l’approche
proposée par Erhlich et Levin est semble-t-il viciée
par une lacune épistémologique de taille.
On ne peut plus aujourd’hui, comme nous l’avons
rappelé dans plusieurs articles précédents,
postuler l’objectivité de l’observateur
face à un prétendu réel en soi qu’il
entreprendrait de décrire. Les idées n’existent
pas en elles-mêmes, non plus d’ailleurs qu’aucune
prétendue « réalité » du
monde macroscopique et microscopique. Elles résultent
d’une création de l’observateur utilisant
tel instrument bien déterminé et doté
de structures mentales bien définies, c’est-à-dire
finalement d’idées qui ne sont pas séparables
du choix et du nommage des entités observées,
ainsi que de la sélection d’instruments appropriés
à leur étude. Si l’on voulait progresser
dans la direction de recherche proposée par nos auteurs,
il faudrait certainement faire appel à la méthode
constructiviste recommandée par Mme Mugur-Schächter,
que nous avons plusieurs fois mentionnée ici et sur
laquelle nous ne reviendrons pas. Elle l’a conçue
initialement pour les sciences physiques mais, comme elle
l’a expliqué lors du récent colloque
Intelligence de la complexité à Cerisy ( voir
http://www.ccic-cerisy.asso.fr/programme.html
), elle envisage de l’étendre maintenant aux
faits sociaux. Nous serons particulièrement attentifs
à ce qu’elle fera dans cette direction qui,
comme le conçoivent nos lecteurs, nous intéresse
particulièrement.
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