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Galiléo, l'apprentissage de la complexité
stratégique
par
Alain De Neve* et Fabian Giordano**
mars-avril 2005
*
Diplômé d'études approfondies en sciences
politiques de l'Université Catholique de Louvain (UCL),
Chercheur, Centre d'Etudes de Défense (CED), Institut
Royal Supérieur de Défense (IRSD), Belgique.
Membre du Réseau Multidisciplinaire d'Etudes Stratégiques
(deneve.alain@gmail.com)
** Doctorant en Sciences Politiques de l'Académie Universitaire
‘Louvain', Facultés Universitaires Catholiques
de Mons (FUCaM), Chercheur, Centre d'Etudes de Défense
(CED), Institut Royal Supérieur de Défense (IRSD),
Belgique (fabian.giordano@gmail.com)
Nous
avons reçu le 1er mars 2005 de Alain De Neve
et Fabian Giordano le message suivant:
Au
terme d'une recherche approfondie sur le sujet précis
du projet de radionavigation satellitaire Galileo
et plus généralement de l'avenir de
l'Europe dans l'espace, nous sommes désireux
d'organiser une table ronde intitulée "l'apprentissage
de l'espace stratégique" dans les locaux
du parlement européen.
Au
cours de cette table ronde, laquelle nous l'espérons
sera placée sous l'égide d'une personnalité
politique belge, nous désirons offrir aux
mondes scientifique, politique et militaire européens,
la présentation d'un sujet sensible impliquant
des processus désintératifs, basés
sur une différenciation des perspectives
politiques, économiques et stratégiques,
et intégratifs, stigmatisant le comportement
de certains acteurs et le manque de décision
structurelle. Notre objectif est le suivant : engager
le débat afin de proposer un ensemble de
mesures fondamentales destinées, non pas
à relancer les ambitions de l'Europe dans
l'espace, mais bien à remédier au
malaise que traverse le spatial européen.
D'autres priorités sont également
définies, parmi lesquelles l'élaboration
d'une communication ou encore la mise en réseaux
d'éléments clés au solutionnement
de cette problématique.
Les
motivations pour lesquelles nous désirons
organiser cette conférence au sein du parlement
européen sont plus spécifiques. Nous
abordons là un problème qui dépasse
le cadre national et qui, dans le cadre communautaire,
peut conduire à la désignation d'une
conduite de dénonciation pouvant se révéler
désastreuse pour l'image de la wallonie et
parallèlement du fédéral belge.
De même, les facteurs nécessaires à
l'harmonie, ainsi que les facteurs sources de déséquilibre,
seront bien mieux appréhendés dans
le cadre européen.
Nous
insistons. Le débat n'est pas une possibilité
; il est nécessaire. Afin de mieux cerner
la dimension des enjeux, nous vous proposons la
lecture d'un article dénonçant, au
travers de l'étude du système Galileo,
le manque de culture stratégique européen.
Depuis
lors, ce projet de table-ronde a dûêtre
repoussé, mais la nécessité
d'une sensibilisation
des opinions européennes s'impose plus que
jamais, notamment face aux attaques que subit encore
en ce moment Galiléo de la part du gouvernement
américain (voir par exemple http://www.dedefensa.org/article.php?art_id=1480&PHPSESSID=17d64cf0ff705069f24ebe2a58e6c53b)
Nous remercions donc les auteurs de nous avoir
autorisés à publier ce résumé
de leur étude, qui illustre parfaitement
nos propres préoccupations.
Automates-Intelligents
Pour
en savoir plus
http://www.esa.int/esaNA/galileo.html
Voir
aussi notre actualité du 08/03/04 : http://www.automatesintelligents.com/actu/040331_actu.html#actu4
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Introduction
: les dynamiques du désordre européen
L'idée de l'autonomie européenne dans le domaine
des systèmes de radionavigation par satellite, Global
Navigation Satelite System (GNSS), est née dans le
milieu des années 90. Deux constats alimentent alors
le débat. Premièrement, la version civile du
système américain Global Positioning System
(GPS) est un signal de radionavigation volontairement dégradé
qui ne répond pas aux besoins en précision du
transport urbain et périurbain terrestre, aérien
et naval européen. Deuxièmement, la sous-traitance
de réseaux de radionavigation étrangers sur
un marché en pleine expansion est incompatible avec
les critères d'activité économiques européens
: « plus l'Europe sera compétitive dans le domaine
des technologies de pointe, plus nombreuses seront les possibilités
de créer des emplois de qualité » .
Forte de son premier succès, Egnos (projet hybride
ayant pour fonction de doper le signal des systèmes
de radionavigation existants en intégrant des données
climatiques et spatio-temporelles), l'Europe affirme
son ambition d'autonomie stratégique. La volonté
de lutter contre une hégémonie technologique
américaine, confondue avec les intérêts
économiques nationaux, la détermination de
l'intelligentsia européenne et l'ambition
de rationaliser (lire NASAifier) les activités de
l'European Space Agency (ESA), guident la Commission
dans son entreprise. La position commune adoptée
est de définir un programme de recherche visant au
développement d'un « système spatial
de radionavigation » de nouvelle génération:
Galileo. Programmé pour être opérationnel
d'ici 2008, sa flotte de satellite a pour ambition
d'émanciper l'Europe du GPS et de rééquilibrer
la balance des pouvoirs.
L'Europe, dans son pastiche stratégique habituel,
s'affranchit dans le discours d'une réalité
qu'elle ne maîtrise cependant pas. Dans un premier
temps, les Etats de l'Union entrent en discorde sur
la nécessité et les dangers de dérive
d'un programme qui implique une utilisation militaire
potentielle. A ce débat vient évidemment se
greffer le problème du mécanisme de parité
et son corollaire, la redistribution potentielle des «
spatioeuros ». En effet, face à un marché
mondial potentiel évalué à 40 milliards
d'euros d'ici 2008, le défi consiste pour chaque
Etat-membre à capter une « juste » part
du marché ainsi que les emplois qui en découlent.
L'hétérogénéité
des intérêts européens prédominant,
deux ans se passent et les négociations ne donnent
lieu à un aucun accord politique ou industriel. Seule
la tendance à une régionalisation des enjeux,
sous la forme de consortiums industriels, est à mettre
au bénéfice de la joute économique.
Démonstration d'une
crise prédictible
En 2002, confronté à un protectionnisme et
un retard grandissant, le Conseil Ministériel des
Transports de l'Union s'irrite et ordonne un
cessez-le-feu. Le temps n'est plus à la discorde,
il faut certifier le système dans les délais.
La phase initiale de validation l'exige, Galileo doit
être déployé en orbite avant le second
semestre 2006 . En juillet 2003, suite au succès
de développement de la première version du
programme Galileo System Test Bed (GSTB), l'ESA souscrit
d'urgence deux contrats parallèles pour le
développement des deux satellites de tests. La construction
du premier satellite (GSTB-V2-A) est confiée à
la société britannique Surrey Satellite Technology
Ltd (SSTL), spécialiste reconnu dans la construction
de plateforme de ce type ; la seconde (GSTB-V2-B) au consortium
Galileo Industries. Dans l'attente du développement
d'un système autonome, l'un des dispositifs
critiques visant à contrôler la précision
orbitale et son éventuelle correction (Laser Ranging
Retro-Reflector), est pour sa part sous-traité aux
russes.
Pour ce qui est du lancement, l'ombre plane sur l'autonomie
européenne d'accès à l'espace.
L'euphorie médiatique du lancement réussi
en février dernier de la version Ariane 5 ESC-A «
10 tonnes », en référence à sa
charge utile, et la validation en vol du moteur Vulcain
2 ainsi que de l'étage supérieur cryotechnique
ESC-A, nous divertit en effet des enjeux liés à
la mise en orbite de la constellation. Plus que la réussite
providentielle, c'est le retard engendré par
l'échec de son premier lancement en décembre
2002 qu'il faut stigmatiser ! Retard ayant indubitablement
poussé aux oubliettes le projet de moteur Vinci,
seul capable de répondre aux exigences techniques
inhérentes au lancement des satellites constitutifs
de Galileo.
L'incertitude pèse sur le spatial européen.
Feu d'artifice ou pétard mouillé, une
succession d'indicateurs nous permettent de dégager
une prédiction. La puissance du moteur Vulcain 2
(version hyper gonflée de Vulcain) ne pouvant être
augmentée, l'opérateur Arianespace se
trouve dans une situation critique . Incapable de propulser
une charge supérieure à 10 tonnes, Arianespace
se prive et prive ses clients sous-traitants d'un
segment de marché qui, de facto, les dépossède
du milliard d'Euros négocié pour le
lancement des grappes de satellite Galileo. Une solution
plus que provisoire a cependant fait son apparition dans
les cahiers des décideurs depuis près de deux
ans. Jean-Yves Le Gall, Directeur Général
d'Arianespace, cristallise aujourd'hui les impressions
et échos de couloirs . Il s'agit de lancer
depuis la Guyane française des fusées russes
Soyuz-Fregat en lieu et place d'Ariane ESC-B équipée
du moteur Vinci. La décision est sans équivoque.
Elle met au pied du mur une ESA acculée par les délais.
A court terme, les négociations ont abouti sur l'utilisation
de lanceurs russes en partance de Baïkonour à
l'Est du Kazakhstan. Négociations qui, à
court terme, bouleversent les perspectives de retour sur
investissement et dépossèdent l'Europe
de capitaux nécessaires à la survie d'une
partie du secteur spatial. Pour ce qui est du long terme,
reste à espérer que les tractations en faveur
d'une implantation en Guyane française soient
favorable à l'industrie spatiale européenne…
Déficit de compétences technologiques des
entreprises, absence d'innovations antérieures
dans le domaine, secrets industriels associés à
l'innovation spatiale, il s'agit là de prédicateurs
puissants d'un échec probable en termes de
marché.
L'enjeu militaire :
entre marginalisation et réalité
Suite à ce premier constat et afin d'atteindre
l'exhaustivité nécessaire à une
conclusion partielle, il faut également prendre en
considération le débat Nord-atlantique né
dans le courant de l'année 2003 autour des
enjeux liés à la superposition des fréquences
du Public Related Service (PRS) de Galileo sur le Military
Code (code M) du GPS.
Le PRS est un service développé en parallèle
des produits Open Service (OS), Safety of Life (SoL), Commercial
Service (CS) et Search and Rescue (SAR) destinés
respectivement à tous les utilisateurs grand public,
à la sécurité de la navigation, à
des applications commerciales nécessitant un minimum
de cryptage et au repérage des signaux de détresse.
Le PRS est, pour sa part, soumis à contrôle
gouvernemental. Service restreint à des applications
stratégiques ne devant en aucun cas subir des perturbations,
il représente la vitrine de Galileo en matière
de robustesse et de précision du signal de radionavigation.
Les enjeux stratégiques sont les suivants. Premièrement,
la superposition des signaux PRS et code M (tous deux prévus
en bande de fréquence E6) entérine toute tentative
de brouillage des signaux PRS. Quiconque brouillerait le
PRS altérerait le Code M du GPS. Deuxièmement,
l'ambition civile de Galileo représente une
menace militaire potentielle. Il est tout à fait
envisageable que des missiles d'un gouvernement peu
scrupuleux soient guidés sur des cibles militaires
par un signal commercial de type CS souscrit par une société
écran. Troisièmement, le projet d'accord
du 18 septembre 2003, ouvrant la voie à la participation
de la Chine au programme, prévoit des activités
de coopération dans un large éventail de secteurs
scientifiques, technologiques et industriels ainsi que dans
le développement de services et de marchés
. Même si l'accord est emprunt d'une certaine
confidentialité, il n'en reste pas moins chiffrable.
Il prépare la chine à assumer un rôle
financier de l'ordre de 200 millions d'euros.
5 millions d'euros sont investis en aval de la séquence
de validation, normalisation et d'homologation en
fréquence. Pour les 195 autres millions, ils devraient
être distribués dans le processus de production
de la constellation.
Face à la demande européenne d'interopérabilité
des systèmes, les Etats-Unis grognent. L'argumentaire
du Département de la Défense américain
est clair. Il exige des européens une prise de conscience
immédiate de la réalité stratégique
moderne et un engagement formel assurant le non-recouvrement
des signaux PRS de Galileo et code M de GPS.
L'Europe réserve une place à la concertation
transatlantique. Un premier accord prévoyant la mise
sur pied d'un Security Board est ainsi signé
le 30 octobre 2003. Près de 18 mois de rudes négociations
sont cependant nécessaires à la signature
de l'accord final. La compatibilité et l'interopérabilité
des systèmes Galileo et GPS intervient en date du
26 juin 2004 à l'occasion du sommet Etats-Unis/Union
Européenne. Selon les termes techniques de l'accord,
l'Europe consent à déplacer ses fréquences
PRS en retour d'une possibilité de déplacer
sa modulation sur le Code M du GPS en cas de brouillage.
Même si l'interopérabilité stratégique
ne sera que partielle, l'accord intervenu consacre
toutefois la compatibilité des deux constellations
dans les modes Open Service (OS), Safety of Life (SoL),
Commercial Service (CS) et Search and Rescue (SAR). Une
victoire en demi-teinte pour l'Europe stratégique…
Pour ce qui est des satellites devant assurer cette victoire,
ils sont toujours en cours de développement. Le retard
s'accumule. Face aux ultimatums, il a même été
récemment question de négocier l'adaptation
d'un satellite russe Glonass au cahier des charges
de Galileo en vue de combler les retards accumulés
par le programme .
L'apprentissage de la
complexité stratégique
Le spatial européen semble ne pas échapper
à la règle du déséquilibre permanent
existant entre objectifs stratégiques et économiques.
Le manque de décision structurelle et le rôle
dévolu aux structures économiques de marché
rendent en effet accessoire l'affirmation d'une
volonté politique en adéquation avec son environnement.
Ce manque de conscience, couplé à des échéances
temporelles et financières toujours plus proches,
donne naissance à des dépendances ou des remontrances
des tiers qui, si l'on n'y prend garde, pourrait
finir par s'inscrire dans une forme de déterminisme
quasi-ontologique.
Nous touchons un nerf à vif et l'opposition
qui sera faite risque d'être plus forte que
la simple critique scientifique. Une critique violente pourrait
se présenter sous la forme d'une implication
émotionnelle liée à la question de
l'inéluctabilité spatiale. Mais, avant
de verser dans des altercations, il est nécessaire
de souligner que le principe de « rationalité
décisionnelle européenne » ne s'ajuste
apparemment pas à la maximalisation des valeurs économiques
et stratégiques qui ressortent directement de l'innovation,
mais bien à des décisions de « marché
» antagonistes aux enjeux politiques réels.
Cette approche diminue volontairement l'implication
de Galileo pour illustrer très simplement la nécessité
d'étudier, non pas l'absence d'ambition
du projet, mais bien l'échec de l'esprit
européen à un moment clef de l'histoire.
L'histoire est riche en enseignements. Stratégiquement,
nul n'aurait pu vaincre l'armure et la force
de Goliath à la lance. Il aura fallu attendre le
jeune David et sa fronde pour vaincre pareil titan. Pourquoi?
La réponse est simple : David personnifie sa culture
stratégique dans l'utilisation habile qu'il
fait de sa fronde.
Conclusion
Qu'envisageons-nous et que préconisons-nous
? Les mannes d'investissements ne suffiront pas…
L'Europe parvient péniblement à identifier
et à développer les technologies spatiales
de mise en orbite et de navigation, à négocier
les interopérabilités, à parfaire l'étalonnage
en fréquence et à certifier son système.
Cet affaiblissement donne lieu à une émancipation
des acteurs tiers, sous-traitants et autres financiers.
Simples contrepoids ou réels contre-pouvoirs, ces
figurants émancipés imposent en toute circonstance
un débat politique clair. Mais menons nous le débat
?
Le projet est subverti de haut en bas. Il s'agit de
confier à la Russie les clés du succès
opérationnel de Galileo, programme concurrent de
Glonass, dans lequel la Chine investit a priori en dépit
de toute autonomie stratégique. Nous ne désirons
pas présager d'un désastre économique
mais, en cas d'échec de la phase de validation,
l'Europe doit s'attendre à ce que la
Chine n'investisse pas les 195 millions d'euros
prévu dans l'accord du 18 septembre 2003. Dès
lors, si le développement ou le lancement des deux
satellites devait échouer, les Russes seraient en
position idéale et pourraient, en l'absence
supposée de GPS sur ce secteur de marché,
proposer aux Chinois d'investir dans l'alternative
Glonass. La fiction s'aggrave. Il est fait état du
désir d'investissement de pays tiers dans le
développement de la constellation de radionavigation
russe afin d'accroître sa compétitivité
. Le 18 juillet 2004, l'Inde a d'ailleurs signé
un protocole visant à développer conjointement
les satellites Glonass et augmenter la synergie existant
avec la Russie dans le domaine spatial .
Soyons clair, dans ce dossier l'Europe perd imperceptiblement
son rôle de médiateur au profit de la Russie.
Mais à cette situation particulière de conflit,
il est toutefois possible de trouver des voies privilégiées
de solution. Quoi qu'il advienne, revitalisation,
échec ou dédommagement, il n'en reste
pas moins que l'Europe à perdu des heures sans
fin à attendre, à tergiverser, à constater
que le retard en matière spatiale sera difficilement
réductible.
Galileo et la course à la navigation spatiale illustrent
très simplement la nécessité d'investir
dans l'identité scientifique européenne,
nécessaire à une reconfiguration des rapports
de force économiques, car productrice de savoir et
de cohérence dans son rapport avec les processus
de décision gouvernementaux. Bref, si l'Europe
continue à négliger l'importance de
la recherche fondamentale et stratégique dans le
développement de solutions technologiques le bilan
risque d'être celui de projets mort-nés…
Projets mort-nés qui augurent, à ceux qui
placent l'innovation technologique si haut qu'elle
en devient invisible à l'œil nu, d'une
prise de conscience choc de la complexité stratégique
de demain.
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