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Publiscopie
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Mécréance
et discrédit
1. La décadence des démocraties
industrielles
par
Bernard Stiegler
Galilée
mai 2004
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Bernard
Stiegler, né en 1952, est philosophe et écrivain.
ll est très prolifique. Il a écrit une
demi-douzaine de livres marquants, ainsi que de nombreux
articles. Il voyage aussi beaucoup et participe à
nombre de manifestations culturelles internationales.
Il
a été nommé en 2002 directeur général
de l'IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique)
http://www.ircam.fr/institut.html
Il
a par ailleurs créé un laboratoire
de recherche à l'université de Compiègne,
" Connaissances, organisations et systèmes
techniques " qui travaille sur les technologies
cognitives, liées aussi bien aux domaines
du texte et de l'image et du son, que de la perception
et du handicap.
Principaux
ouvrages récents
Mécréance
et discrédit Tome 1 La décadence
des démocraties industrielles, Galilée
; 10/2004
Philosopher par accident
- Entretiens avec Elie During, Galilée
04/2004
De la misère symbolique
- L'époque hyperindustrielle Tome 1, Galilée
03/2004
La catastrophe du sensible
Galilée 02/2004
Aimer, s'aimer, nous aimer
- A propos du passage à l'acte de Richard
Durn, Galilée 10/2003
Passer à l'acte
Galilée, 05/2003
La technique et le temps
- T3 Le temps du cinéma et la question
du mal-être, Galilée 10/2001 |
Avouons
une hésitation à présenter sans précautions
aux lecteurs le dernier livre de Bernard Stiegler. Mécréance
et discrédit de la croyance en politique. Je suis
persuadé qu'il faut le lire, car les idées qu'il
défend (en partie communes d'ailleurs à cet
ouvrage et à ses autres publications, citées
dans la bibliographie ci-dessus) sont du plus haut intérêt
pour ceux qui se préoccupent de l'usage que nos sociétés
font des technologies numériques en pleine explosion.
Mais le livre est très difficilement lisible par quelqu'un
n'étant pas habitué au jargon truffé
de néologismes et de grec ancien pratiqué par
beaucoup d'intellectuels français, philosophes professionnels
ou non. Si l'auteur s'adresse à des normaliens et exclusivement
à eux, pourquoi pas ? Mais s'il veut élargir
son audience, ce qui est un devoir compte tenu du grand intérêt
de ses thèses, il doit simplifier sa présentation,
quel que soit le sacrifice. Sinon, au bout de quelques pages,
les préciosités, tics de langages et détours
deviennent si nombreux que l'ouvrage risque d'être refermé(1).
Il
faut que nos lecteurs le sachent, afin qu'ils ne se découragent
pas. Car,
pour ce qui concerne Bernard Stiegler, ils devraient absolument
faire l'effort de pénétrer dans son
discours. Les passages facilement lisibles et compréhensibles
les récompenseront de leurs efforts. Ils sont d'un
très grand intérêt. Ils pourront à
la
rigueur court-circuiter les développements trop
lettrés. Venons en donc au fond.
Les principales thèses du livre, même si elles
ne sont pas entièrement neuves, ont l'avantage d'être
illustrées par l'excellente connaissance qu'a l'auteur
de l'évolution des technologies numériques et
des usages et pratiques des sociétés dites de
l'information. Nous ne sommes pas face à un philosophe
de salon n'ayant jamais touché à un ordinateur
mais à quelqu'un qui pratique assidûment à
la fois les outils et les acteurs de la révolution
globale en train de se produire du fait de la généralisation
des réseaux. Face à celle-ci, il évite
le défaut généralement répandu
en France, celui de la fascination pour tout ce qui vient
des Etats-Unis. Son discours devrait donc avoir une large
place dans le combat que les Européens devraient mener
pour définir une économie, une culture et une
géostratégie autonomes par rapport à
celles de la superpuissance américaine.
La misère symbolique
On pourrait avancer que la première des démarches
de Bernard Stiegler est un effort pour comprendre les
ressorts de ce qu'il nomme la misère symbolique,
mère d'une grande part des souffrances paraissant
affecter les citoyens des sociétés occidentales,
pourtant favorisés par un niveau de vie 10 à
50 fois supérieur à celui de leurs homologues
du tiers-monde. Il rejoint là, en les modernisant,
toutes les critiques portées contre la société
de consommation capitaliste depuis la fin des Trente Glorieuses
en France. Elles sont reprises aujourd'hui par les
voix innombrables des milieux altermondialistes, dont
en France Le Monde Diplomatique et l'ONG Attac sont
de bons représentants. Mais aux Etats-Unis même,
les critiques de cette sorte abondent. Jeremie Rifkin,
souvent cité par Bernard Stiegler, en est un exemple,
bien qu'il n'ait rien d'un marginal
étant bien ancré dans l'establishment.
D'où provient cette misère symbolique
? Du statut d'individu- consommateur que veulent imposer
aux citoyens les grandes entreprises modernes. Ces entreprises
sont le plus souvent américaines ou sous contrôle
du capitalisme financier américain, car l'économie
américaine domine à 70 ou 80% les PNB mondiaux.
Mais leurs émules dans les pays européens
ou dans les pays émergents telle l'Inde et
la Chine ne procèdent pas différemment.
Pour survivre, les unes et les autres doivent accepter
la règle du jeu fixée par les majeures.
Cette règle est simple. La compétition mondiale
leur impose d'élargir sans cesse et fidéliser
les effectifs de leurs clients, tout en comprimant sans
cesse leurs coûts salariaux. Pour cela, elles se
battent certes en terme de produits : types, qualité,
coût. Mais elles comptent de plus en plus sur la
publicité, conçue comme une véritable
mise en condition. Pour être efficace, cette mise
en condition doit viser à retirer tout sens critique
au client, en faire un robot-acheteur, jamais satisfait,
toujours prêt à de nouveaux achats et par
conséquent toujours prêt à travailler
davantage, fut-ce avec des salaires en baisse, pour se
les procurer.
La publicité, ainsi conçue, peut être
considérée comme une culture car elle emprunte
certaines des formes et des pratiques de la création
culturelle, mais il s'agit d'une culture imposée
de l'extérieur aux individus, qui ne déteste
rien tant que l'autonomie de la personne. Une personne
autonome est en effet « incontrôlable »,
toujours susceptible de s'échapper et de
se consacrer à des formes de création non
maîtrisées par les entreprises et leurs publicités.
Le phénomène n'est pas nouveau. L'histoire
montre que depuis les origines, les institutions religieuses
et les dictatures politiques ont cherché à
se donner de solides fondations culturelles, autrement
dit à utiliser l'endoctrinement et la propagande
pour contrôler les individus voulant échapper
aux normes. Mais dans les sociétés démocratiques
occidentales (tout au moins en Europe), on pensait ces
époques révolues. C'était un
manque de clairvoyance. Le pouvoir d'asservissement
était seulement en train de changer de mains. La
tyrannie ayant horreur du vide, ce sont les grandes entreprises
qui ont pris le relais des dictatures, soutenues en sous-main
par de nouvelles formes de tyrannies politiques menant
la guerre des contenus culturels (la softwar), la principale
de ces tyrannies aujourd'hui étant la super-puissance
américaine qui veut soumettre le monde à
son pouvoir.
Or, affirme Bernard Stiegler, l'individu-consommateur produit
par les publicités commerciales et les conditionnements
politiques subliminaux n'est pas heureux, contrairement aux
affirmations de ces mêmes publicités qui prétendent
lui apporter le bonheur. Appartenant à une foule indifférenciée
d'individus- consommateurs, reproduisant à peu près
en même temps les mêmes actes de consommation,
soumis aux mêmes injonctions ou aux mêmes manipulations
diffusées par les médias de masse, il perd peu
à peu tout sens de sa singularité, se transforme
en zombie. Il doit surtout éviter de penser par lui-même.
La phrase révélatrice de Patrick Le Lay, «
TF1 est là pour vendre de la disponibilité intellectuelle
à Coca-Cola et McDonald's », qui a tellement
frappé les observateurs du PAF à la fin de l'année
2004, paraît à l'auteur résumer à
elle seule l'essentiel du problème. Par disponibilité
intellectuelle, il faut évidemment entendre l'incapacité
à prendre le recul critique nécessaire pour
se rendre compte qu'un individu normalement constitué
ne peut se donner comme seul idéal la consommation
ad nauseam des deux produits cités ou de leurs
homologues des gondoles des super-marchés.
La publicité transforme l'individu en zombie, mais
en zombie jamais satisfait. Son insatisfaction ne vient malheureusement
pas du fait qu'il se ferait honte d'avoir pour seule ambition
la consommation matérielle. Elle vient du fait que
quoi qu'il fasse, il ne peut pas s'offrir tout ce qui lui
est proposé par cette même publicité.
Autrement dit, les objectifs de consommation qui lui sont
fixés sont toujours au dessus de ce qu'il peut se procurer
: maison, voiture, loisirs, partenaires sexuels, etc.. L'individu
consommateur doit se persuader qu'il n'y a de but dans la
vie et finalement de bonheur que par la consommation toujours
plus poussée de biens de plus en plus hors de portée,
présentés comme indispensables. Ainsi il s'exténuera
à travailler docilement au service des employeurs,
afin d'obtenir les salaires nécessaires à l'achat.
Par définition, il n'y arrivera jamais.
Si bien que l'insatisfaction sera générale,
prenant la forme du mal-être dans les sociétés
riches et les aspects les plus divers de la révolte
dans les sociétés pauvres. On peut ajouter
que la surconsommation-gaspillage détruisant les
équilibres environnementaux et sociaux génère
chez les plus clairvoyants des consommateurs une sorte
de culpabilité diffuse, ce qui n'améliore
pas leur bonheur. Ils voudraient échapper à
l' "addiction" consommatrice, mais ils
ne savent pas comment s'y prendre.
Insérons là un court passage tiré d'un
article de Daniel Conrod consacré à Bernard
Stiegler, dans la revue Libertaire free(2).
Arrêtons un court instant
la pendule du temps et regardons-nous vivre. Regardons-nous,
par exemple, errant parmi tarit d'autres semblables dans
des centres commerciaux, surgis de nulle part à
la périphérie des villes. Regardons-nous,
un portable d'une main, poussant de l'autre un Caddie,
le remplissant dans un état d'absence à
nous-mêmes, convoitant des produits dont la possession
ne nous apaisera pas. Regardons—nous avancer en
troupeau tandis qu'une musique d'ascenseur nous murmure
à l'oreille qu'il ne se passe rien, qu'il ne s'est
jamais rien passé et qu'il ne se passera jamais
rien. Comme si notre temps propre, notre mémoire
ou notre sensibilité n'avaient plus lieu d'être.
C'est la fabrique de la folie.
Le
super-pouvoir américain
Ce constat sinistre a souvent été dressé,
nous l'avons dit. Mais Bernard Stiegler ne se limite
pas à cela. Il nous montre que si les cultures
publicitaires déshumanisantes ont pris une telle
ampleur, dans le monde entier, c'est parce que derrière
elles se tient un super-pouvoir politico-économique,
celui des Etats-Unis, que nous avons déjà
évoqué ci-dessus. Le projet de domination
des Etats-Unis, après avoir cherché sa voie
au début du XXe siècle, s'est progressivement
affermi en profitant de l'effondrement de ses rivaux,
l'Europe et l'Union soviétique. Aujourd'hui,
avec la lutte planétaire engagée contre
le « terrorisme » ou le « Mal »,
auxquels il assimile pratiquement toutes les formes de
contestation, il devient particulièrement ambitieux.
C'est évidemment la maîtrise quasi
absolue que les Etats-Unis se sont donnée dans
l'intervalle en matière de sciences et technologies
qui le rend tellement conquérant, et tellement
redoutable.
Or nous dit Bernard Stiegler, cette maîtrise technologique
ne se limite pas à celle des industries militaires
ou des industries civiles produisant des biens matériels.
Comme elle porte pour l'essentiel sur les technologies
de l'information, c'est aussi une maîtrise
de ce que l'on appelle désormais les industries
culturelles et leurs contenus. Les industries culturelles
américaines veulent se donner le monopole de tout
ce qui est création intellectuelle et artistique,
depuis l'éducation jusqu'aux activités
ludiques de masse. Le super-pouvoir américain défend
avec la même rigueur les démarches monopolistiques
de ses industries de consommation (McDonald's ou
Coca-cola), celles de ses industries technologiques (Microsoft,
IBM) et celles de ses industries culturelles (par exemple
les Majors d'Hollywood). Mais les produits de ces
dernières se vendent plus facilement que ceux des
premières. On peut surconsommer sans dégâts
immédiats les films d'Hollywood ou les jeux
électroniques de Electronics Arts, mais pas les
Big Macs ni même les matériels électroniques.
Le marché des industries culturelles étant potentiellement
illimité, comme les perspectives de profit, il suscite
donc des campagnes de prise en main par la publicité
elles-mêmes potentiellement illimitées, aussi
bien quant aux moyens déployés qu'aux domaines
abordés. Ces campagnes viennent d'abord des industries
culturelles américaines elles-mêmes. Le monde
Hollywoodien ou celui des Broadcasts est son propre vendeur
et son propre agent publicitaire. Mais elles sont soutenues
par les autres lobbies économiques : l'électronique,
la pharmacie, la viande, le tabac, etc., lesquels vendent
leurs produits grâce à elles. En dernier ressort,
elles le sont aussi par tout l'appareil militaire, diplomatique
et politique des Etats-Unis. Les stratèges de la Maison
Blanche et du Pentagone ont compris depuis longtemps qu'elles
représentaient une avant-garde irremplaçable
pour l'extension de l'american way of life au monde
entier.
Le diagnostic de Bernard Stiegler peut donc se résumer
ainsi :
- la culture est un produit de production-consommation
comme les autres, aux mains d'entreprises culturelles
mondialisées. TF1 en l'espèce est
le représentant français docile des majors
mondiales du secteur de l'audio-visuel.
- Ces entreprises se mettent au service non d'un
développement de la culture mais d'un développement
de la consommation de biens matériels : agro-alimentaires,
industriels, de services produits par d'autres entreprises
mondialisées. Coca-Cola, McDonald's n'en
sont qu'un exemple parmi de nombreux autres, le
plus redoutable étant sans doute Microsoft.
- Ces entreprises sont elles-mêmes l'avant-garde
combattante d'une politique autrement plus pernicieuse,
celle des Etats-Unis, super-pouvoir global visant à
renforcer toujours davantage sa domination sur le reste
du monde.
Il ne faut donc pas s'étonner qu'ainsi
soumis à toutes ces politiques de prise en main
et d'instrumentalisation, l'individu moyen
des sociétés occidentales présente
toutes les formes de pathologies. Mais qu'est-ce
qui pourrait modifier cette situation ?
La culture considérée
comme un processus de création
Là,
le livre de Bernard Stiegler nous paraît particulièrement
original. Il ne se limite pas à une critique de la
société de consommation et des valeurs imposées
au monde par le capitalisme américain. Il propose un
remède venant spécifiquement du domaine de la
culture. Qu'est-ce qui peut s'opposer à l'entreprise
de mise en tutelle des individus par la massification et la
dépendance aux biens de consommation ? Le fait qu'ils
se comportent en acteurs désireux de prendre en mains
leur avenir, désireux de se réaliser eux-mêmes.
Et dans quels domaines pourraient-ils le mieux le faire, si
les perspectives de la vie professionnelle ne leur en offre
pas le loisir, comme c'est souvent le cas ? Par la culture
? Mais qu'est-ce alors que la culture ? Est-ce que ce sera
la consommation, à nouveau passive, de biens dits culturels
fabriqués en série par les médias industriels
et porteurs des grands messages publicitaires destinés
à encourager la consommation passive ? Certainement
pas. La culture doit être création. Autrement
dit, l'individu-consommateur n'échappera à sa
dépendance qu'en se transformant en créateur
– que ce soit professionnellement, s'il le peut, ou
dans le reste de son temps libre.
Mais comment devenir créateur alors que depuis l'enfance
on a été conditionné pour consommer passivement
des images et des idées toutes faites ? Il faudra pour
cela remonter en soi-même afin de retrouver les racines
de ce que l'auteur appelle l'individuation, individuation
des individus, individuation des groupes sociaux. Il parle
aussi de « narcissisme primordial ». L'hypothèse
de base est que chaque personne possède une richesse
intérieure qu'elle a besoin d'exprimer et de communiquer.
Mais il ne s'agit pas alors d'un simple nombrilisme, celui
que la publicité commerciale ne cesse de flatter. C'est
plutôt une exploration au-dedans de soi (un soi à
découvrir fut-il effrayant) et aussi une exploration
du monde tel qu'on souhaiterait le transformer par son action.
Les artistes authentiques connaissent bien ce besoin d'expression.
Ils ont « quelque chose à dire » sans savoir
au départ de quoi il s'agit, et ils se construisent
en tant que personne dans le même temps qu'ils construisent
leur œuvre. C'est ensuite seulement qu'ils se préoccupent
de la façon dont cette œuvre sera comprise par
le public(3). Ce besoin fondamental
d'aller à la quête de sa vérité
est aussi ressenti, d'une certaine façon, par les groupes
sociaux, de quelque nature qu'ils soient. Chacun d'eux, s'il
est doté d'une personnalité collective suffisante,
souhaite explorer le monde à sa façon, et y
laisser sa marque. On retrouve là une des propriétés
d'Homo sapiens, exprimée avec un lyrisme magnifique
par le film éponyme de Jacques Malaterre (France 3).
Dans la société de communication en réseau,
qui est la nôtre, les créations s'influencent
et s'enrichissent les unes les autres. Mais ceci ne retire
rien au caractère essentiel du créateur individuel,
qui à tous moments fait le bilan de ce qui est «
déjà dit » pour y ajouter le quelque chose
en plus que sera sa propre parole innovante.
On comprend bien alors que cette quête de soi et
de sa vérité soit pour l'individu
le vrai secret du bonheur. Qu'en est-il des responsables
politiques. Si comme le font la plupart d'entre
eux ils se comportent en "mécréants",
se mettant au service des campagnes de marketing visant
à dépersonnaliser les citoyens, ils ne récolteront
que le "discrédit". D'où
le titre du livre. Au contraire, des responsables politiques
dignes de ce nom devraient s'efforcer de procurer
aux créateurs (c'est-à-dire potentiellement
à tous les citoyens) les services immatériels
non marchands qui leur permettront d'enrichir et
approfondir la recherche d'un monde à construire
: accès gratuit à l'éducation
et à la formation, accès gratuit aux sources
de connaissances et aux œuvres existantes, accès
à des lieux de création ouverts pour les
arts exigeant des ateliers, possibilité de se faire
connaître et reconnaître en dehors des campagnes
de marketing.
Le service public des Industries
de l'esprit
Mais le rôle des responsables politiques ne devra
pas s'arrêter là. Ils devront mettre
en place le service public des "industries de l'esprit",
selon le mot de Bernard Stiegler. Autrement dit, même
si dans le système capitaliste actuellement dominant
il n'est pas possible d'éliminer les
industries culturelles commerciales imposant leurs contenus
commerciaux et leurs campagnes de promotion, il appartient
aux collectivités publiques d'assurer le
financement d'investissements donnant gratuitement
ou à très bas prix l'accès
aux possibilités de création originale.
Aujourd'hui, ce type de service public devient aussi
essentiel, aussi prioritaire, que le service public de
la santé et de la protection sociale, lui-même
également non susceptible de marchandisation. On
dira que les collectivités publiques n'ont
plus les ressources nécessaires pour mener de telles
politiques. En ce cas, il faut changer l'organisation
sociale pour qu'elles en redeviennent capables.
Cela va loin car le changement social doit faire en sorte
que les vies individuelles redeviennent de "nouveaux
modes d'existence", ou "puissent s'ouvrir
à neuf à l'existence" selon les
expressions de l'auteur. L'objectif est certainement
compatible avec la société industrielle
et technologique. Mais il ne l'est plus avec la
marchandisation généralisée, qui
n'est autre qu'une "prolétarisation
généralisée", un "crétinisme
généralisé". Bernard Stiegler
est persuadé que le non retour à l'avenir
de crises comme le 11 septembre et le 21 avril (lequel
est à l'échelle de la France l'équivalent
d'un 11 septembre, sinon pire) est à ce prix.
Observations
La première observation, que ne manqueront pas de faire
tous ceux qui, au fond, refusent l'argumentation de l'auteur
et ne cherche pas à mesurer en quoi elle peut être
fondée, sera de parler d'exagération. On dira
que ceux qui critiquent la société de consommation
sont ceux qui n'ont jamais eu faim. On ajoutera que la publicité
est souvent agaçante mais qu'il est possible de s'en
prémunir. Quant aux Etats-Unis, le chœur de ceux
qui accusent toute critique d'anti-américanisme sommaire
ne manquera pas de dénoncer le réflexe paranoïaque
consistant à voir en eux les grands aliénateurs.
Bornons-nous ici à répondre que la thèse
de Bernard Stiegler est présentée à grands
traits. Ceci condamne à beaucoup de simplifications
qui pourraient faire l'objet de nuances. Mais pour l'essentiel
cette thèse et le livre nous paraissent indiscutables.
Nos observations porteraient sur deux points différents.
Le premier concerne l'étendue de la déshumanisation
à laquelle est soumise le citoyen dans la société
libérale de consommation. Bernard Stiegler développe
avec raison la question des loisirs et des pseudo-cultures
proposées pour occuper ceux-ci. Mais il en est une
aussi grande, qui est la déshumanisation de l'individu
au travail. Rares sont ceux qui exercent des professions leur
permettant d'exprimer toutes leurs aptitudes à la création.
Pour la plupart, et de plus en plus, même dans les services
publics jusqu'ici moins soumis à la pression de la
rentabilité, les travailleurs sont enfermés
dans des horizons étroits, n'ont pas droit aux initiatives
et souffrent du harcèlement de chefs généralement
moins compétents qu'eux. Il ne faut donc pas s'étonner
de les voir, eux aussi, enlever tout crédit aux institutions.
La deuxième observation concerne les solutions
possibles à la crise généralisée
que dénonce Bernard Stiegler. Comment les individus
aliénés de toutes parts pourront-ils reconquérir
le goût de la création ? Faut-il attendre
que les partis et les hommes politiques, alertés
par des ouvrages comme celui-ci, s'engagent dans
des réformes profondes de la société
? Sûrement pas, car d'une part, les réformes
ne peuvent venir du haut et d'autre part, si volonté
de réforme il y avait, elle serait certainement
mal informée et maladroite.
Nous serions pour notre part tentés de répondre
que c'est aux citoyens eux-mêmes de se ressaisir.
Ils disposent aujourd'hui, avec les ressources des
technologies numériques, de suffisamment d'outils
pour s'engager dans des processus de création.
Même s'il s'agit au début de
tentatives limitées, anonymes, non rémunératrices,
elles permettront aux esclaves du travail parcellisé
et du loisir organisé de reconquérir un
peu de leur dignité. Des changements en profondeur,
comme le montre le succès des mouvements associatifs
et coopératifs en faveur des logiciels libres,
de la défense de l'environnement ou des animations
culturelles de quartiers, pourront en découler.
Ceci n'empêchera pas les citoyens, parallèlement,
de faire pression sur leurs représentants politiques
pour que les collectivités locales, les Etats et l'Union
européenne, en ce qui la concerne, consacrent davantage
de moyens à financer des activités culturelles
échappant à la marchandisation obligée
qui est devenue la règle. C'est toute la question de
ce que devrait être, notamment, une politique européenne
commune de la culture.
On
ajoutera qu'une des formes de soutien aux industries de l'esprit,
pour reprendre le terme de Bernard Stiegler, concerne la mise
en place de politiques de soutien aux innovations scientifiques
et technologiques. Il n'y a rien de mieux que celles-ci pour
concrétiser des projets et idéaux permettant
de se projeter au-delà de la société
de consommation. Mais pour le succès de telles politiques,
l'intervention volontariste des Etats est indispensable.
Notes
(1) Avouons que les mêmes causes entraînant
les mêmes effets, la lecture d'écrivains philosophes
pourtant réputés, y compris outre atlantique,
comme Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, Jean
Baudrillard et, avant eux, Gilles Deleuze, m'a toujours rebuté.
J'y ai sans doute perdu, encore que…Finalement je me
suis plus instruit, autant que je sache, à la lecture
de véritables scientifiques, faisant un effort de la
vulgarisation, qu'à celle de philosophes s'enfermant
dans leurs jargons.
(2) http://1libertaire.free.fr/BStiegler03.html
(3) Nous avions nous-mêmes développé
cette conception de l'art dans un article consacré
à l'artiste numérique Bernard Caillaud, aujourd'hui
décédé. http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2003/avr/caillaud.html
(4) Sur ce sujet, on pourra lire le dossier
proposé dans le numéro précédent
http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2004/60/cult.htm