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Publiscopie
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Who
Are We: : The Challenges to America's National
Identity
par
Samuel P. Huntington
Simon & Schuster,
Mai 2004
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présentation et discussion
par Jean-Paul Baquiast
25 octobre 2004
Samuel
Phillips Huntington est né en 1927. Il est professeur
honoraire de sciences politiques et politologue. Il
a étudié les relations entre le gouvernement
civil et le pouvoir militaire, le phénomène
des coups d'états, l'évolution de l'environnement
sociologique de la démocratie américaine.
Il est devenu mondialement célèbre par
la thèse, autant controversée qu'approuvée,
développée dans son avant dernier ouvrage
Le Choc des civilisations (The Clash of Civilizations
and the Remaking of World Order). Selon ce livre,
ce sont désormais les civilisations qui s'affronteront
au XXIe siècle, plutôt que les Etats-Nations.
La
lecture de cet ouvrage n'est pas éloignée
de nos préoccupations habituelles. Il est plus
que jamais nécessaire de comprendre les forces
et les faiblesses d'une puissance qui domine encore
massivement l'évolution des sciences et des techniques.
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Qui
sont les Américains ? Et qui sont les Européens
? Voici les deux questions importantes que nous paraît
poser le dernier livre de Samuel Huntington, Who are We
? En 1993, pour préparer son ouvrage fameux et
controversé The Clash of Civilizations and the
Remaking of World Orders, Samuel Huntington avait lancé
un débat dans la Revue Foreign Affairs (www.foreignaffairs.org)
en publiant un article sur ce même thème. Il
y expliquait que les compétitions économiques
ou politiques (inter-étatiques) considérées
jusqu'ici par les analystes comme déterminantes pour
l'avenir du monde allaient être éclipsées
par les profondes différences culturelles et religieuses
qui séparent les civilisations. Il y prévoyait
notamment l'affrontement avec les pays islamistes. Le Choc
des Civilisations a repris ce discours. Les civilisations
occidentales rassemblant les peuples chrétiens s'affronteront
inévitablement avec les civilisations arabo-islamiques
et les civilisations asiatiques. L'Amérique doit se
placer en leader naturel des premières. Mais pour cela,
Huntington appelle à lutter contre la conjonction du
multiculturalisme culturel et du transnationalisme économique
et financier qui fondent l'illusoire concept de démocratie
libérale et ruinent selon lui le nécessaire
retour au patriotisme civique dont les Etats-Unis et le reste
du monde occidental ont besoin.
Dans Le Choc des civilisations, outre les Islamistes,
dont l'Amérique devait se garder, Huntington évoquait
les pays de culture et de religions asiatiques. Cela faisait
déjà beaucoup d'ennemis potentiels, même
pour une hyper-puissance. Mais dans Who are We?,
il en ajoute d'autres, les Hispano-Américains. Contrairement
aux vagues d'immigrations qui ont fait l'Amérique tout
au long du XIXe et XXe siècle, les populations venant
d'Amérique Latine lui paraissent inassimilables. Il
les voit fondamentalement hostiles à partager la langue,
les rituels civiques et religieux et les moeurs qui fondent
la civilisation américaine. Il s'agit donc d'une menace
directe à l'intégrité culturelle et peut-être
même politique des Etats-Unis. Huntington avait déjà
évoqué la menace hispanique dans un article
récent publié par Foreign Policy sous le titre
The Hispanic Challenge, mais il appelle dans Who
Are We ? à une mobilisation nationale contre le
phénomène.
Le thème de l'envahissement des élites américaines
par des germes destructeurs venus de l'étranger est
récurrent chez Huntington. Il vient de le reprendre
dans le journal conservateur The National Interest
(www.nationalinterest.org)
Le titre de son article «Dead Souls, the Denationalization
of American Elites» se passe de traduction. Il
y dénonce une fracture grandissante entre les élites
académiques, entrepreneuriales et culturelles de plus
en plus «dénationalisées» ou multinationales
et une population dont la devise demeure «Remercions
Dieu d'avoir fait l'Amérique». Il y explique
par exemple (sic) que la CIA ne peut plus compter sur la coopération
des multinationales américaines dont les intérêts
ne recouvrent pratiquement plus ceux du gouvernement.
Dans Who Are We?, Huntington se présente en
“patriote” désireux de défendre
une culture politique anglo-protestante élaborée
au cours de deux cent ans d'histoire et indispensable à
la survie de la démocratie américaine. Tout
représentant d'une ethnie ou d'un pays extérieur
peut s'y joindre, à condition d'avoir adopté
les valeurs et le langage anglo-protestants. La plupart des
immigrants de toutes races et couleurs l'ont fait jusqu'à
présent, mais selon Huntington les nouveaux arrivés
latino-américains s'y refusent désormais. Le
livre développe toute une série de traits caractérisant
cette civilisation anglo-protestante dont la plupart apparaîtront
à un Européen comme archaïques sinon imaginaires.
Il le fait avec une naïveté dans la bonne conscience
qui surprendra. Au leader noir nationaliste Harold Blake qui
dit que l'Amérique est un composé de minorités
dirigées par une seule d'entre elle, les WASP (White
Anglo-Saxon Protestant) il répond que c'est effectivement
le cas et que c'est très bien ainsi, pour tout le monde.
Mais, constate-t-il avec regret, un nombre croissant de minorités
refusent désormais ce leadership s'exerçant
pour leur bien. Il ne revient pas dans Who Are We ?
sur les relations conflictuelles avec les minorités
noires qui apparemment ne présentent plus à
ses yeux un danger. C'est désormais les «Latinos»
qui l'inquiètent. Beaucoup de gens avaient cru voir
en eux un lien intéressant entre les blancs, les noirs
et les asiatiques. Mais pour lui il n'en est rien. L'apparente
souplesse d'adaptation que montrent les Mexicains et les Cubains
dans les Etats du Sud ne l'impressionne pas. L'européen
voyageant à Miami y voit des gens qui lui paraissent
aussi Américains sinon plus que les Blancs des Autres
Etats, mais lui n'y croit pas. La frontière de 2000
milles qui sépare les Etats-Unis du Mexique lui paraît
receler tous les dangers. Les lois sur l'immigration décidées
par les administrations précédentes, bien que
restrictives, lui apparaissent comme de dangereuses passoires.
Il donne de nombreux exemples de l'incapacité où
seraient selon lui les latinos de s'intégrer dans ce
que l'on appelait jadis le «melting pot» en
partageant ses valeurs. Il affirme que le rejet de la civilisation
américaine deviendra un trait majeur de la nouvelle
immigration, ceci en grande partie du fait de l'importance
des flux qui se préparent, leur démographie
incontrôlée et leur volonté de transporter
avec eux leur religion (le catholicisme), leurs moeurs et
leur culture.
Huntington
dans son livre ne s'en prend pas seulement aux Mexicains.
Sa seconde bête noire est l'entreprise multinationale
américaine. Pour nous Européens, elle représente
le fer de lance de la domination sur le monde de l'hyper-puissance
nord-américaine, d'autant plus pernicieuse qu'elle
se coule dans tous les moules que lui imposent les réglementations
des Etats où elle s'implante. Mais pour Huntington,
Ford Motor Co est un exemple de la «déconstruction»
du patriotisme américain. Elle refuse de s'affirmer
américaine, elle s'est dotée de cadres dirigeants
non-américains et préfère développer
l'emploi outre-mer que sur le sol national. De plus, la Fondation
Ford encouragerait des «croisades» pour la diversité
culturelle.
La troisième bête noire de Huntington, si l'on
peut dire, est la classe des intellectuels libéraux,
qui se flattent de comprendre les minorités et de vouloir
les aider à affirmer leur identité, qui prônent
le multiculturalisme et qui enfin vantent les bienfaits de
la mondialisation, tant au plan économique que sociétal.
Eux aussi sont rangés dans la catégorie des
«déconstructionnistes». On retrouve là
une réminiscence de l'étrange panique qui avait
saisi l'Amérique traditionnelle il y a vingt ans face
aux progrès de la philosophie dite post-moderne inspirée,
horresco referens, par une majorité de penseurs
français.
Aujourd'hui,
aux Etats-Unis, les grandes entreprises et même les
intellectuels peuvent être attaqués sans susciter
trop de réaction. Il n'en est pas de la minorité
hispanique. On devine que l'attaque frontale de Huntington
contre les latino-américains suscite beaucoup de critiques.
Des chroniqueurs rappellent que d'autres écrivains,
dans le cours du XXe siècle, tel Henry James, avaient
également dénoncé la prétendu
incapacité des Juifs, des Allemands protestants et
des Italiens catholiques à s'intégrer à
la vieille Amérique – ce qui s'est révélé
faux. L'importance de la participation des Latinos dans le
contingent américain en Irak, y compris en la personne
du général en chef Ricardo Sanchez, est évoquée.
Plus généralement, même chez les «columnists»
de la presse conservatrice, on regrette que Huntington, dans
ce dernier ouvrage, ait abandonné la démonstration
(qui avait fait le succès de ses livres précédents)
pour l'imprécation. Il flatte les couches populistes
profondes mais perd de son prestige académique On reconnaît
que l'immigration mexicaine prend des proportions qui peuvent
inquiéter parce qu'elle ne paraît pas devoir
ralentir spontanément. L'Amérique profonde s'en
effraie et voudrait certainement voir les frontières
se fermer. Mais on ne peut pas disent ces chroniqueurs traiter
les immigrants d'aujourd'hui avec le dédain voire l'hystérie
qui caractérise Huntington sans se couper d'une grande
partie de ce qui fait, au plan national comme international,
la force convaincante de l'Amérique.
On
ne peut pas davantage considérer que l'Amérique
serait désormais sans résistances face aux forces
éventuellement désintégratrices que représenteraient
certains courants migratoires. Prédire aux Etats-Unis
d'aujourd'hui le destin de Sparte et de Rome détruites
par les Barbares n'a pas beaucoup de sens. L'idée enfin
qu'il existe une culture nord-américaine protestante
homogène est généralement refusée
par les historiens, qui soulignent les contradictions et conflits
internes à celle-ci, tant dans le passé qu'aujourd'hui.
Et faut-il rejeter hors de la communauté WASP les religions
catholiques et hébraïques, pourtant très
répandues et actives aux Etats-Unis?
Chez les intellectuels libéraux, qui inspirent principalement
aujourd'hui le parti démocrate, les thèses de
Huntington sont comme on le devine refusées, comme
dangereusement réductionnistes et génératrices
de rejets qui seraient dangereux, non seulement pour l'image
du pays dans le monde, mais pour sa cohésion actuelle
et future. D'une façon générale, selon
l'ensemble des commentateurs, l'immigration est là.
On ne peut l'empêcher. On ne peut empêcher davantage
la mondialisation des entreprises. Il faut s'en accommoder
afin de sauvegarder sinon renforcer la civilisation américaine
malgré les influences étrangères qui
apparemment minerait ses bases.
Nous voudrions évoquer cependant, à propos de
l'émigration, un point qu'Huntington n'a pas traité
et qui devrait pensons-nous susciter chez lui autant d'inquiétude
que l'envahissement par les latino-américains. Il s'agit
de la présence désormais considérable
des scientifiques et étudiants asiatiques dans les
universités et les entreprises américaines.
Les japonais, après être venus nombreux dans
les années 1980, ont vu leurs effectifs se stabiliser
voire diminuer. Par contre les chinois, coréens et
dans une moindre mesure hindous fournissent souvent 40% et
plus des effectifs de chercheurs, y compris dans les directions
d'équipe. Que va-t-il se passer ? Ces scientifiques
vont-ils rester et s'agréger à la communauté
scientifique et industrielle américaine, lui donnant
un potentiel de conquête encore accru ? Vont-ils un
jour au contraire décider de revenir dans leur mère
patrie, emportant avec eux leurs compétences et leur
créativité qui sont très grandes. Dans
ce cas, cela pourrait être l'effondrement à plus
ou moins long terme de la puissance américaine avec
la montée en puissance de la Chine et de l'Inde comme
candidates à sa succession.
Que sont les Européens
?
Pour un lecteur européen, le livre de Huntington pose
un certain nombre de questions méritant commentaires.
Il ne peut être considéré purement et
simplement comme la divagation d'un vieil universitaire tenté
par un extrémisme droitier qui rappellerait celui des
inspirateurs idéologues du Front National en France.
Les peurs de Huntington sont en effet celles qui affectent
les opinions publiques européennes, avec de meilleures
raisons d'ailleurs pour ce qui nous concerne, car si défis
il y a, ils sont certainement moins imaginaires en Europe
qu'aux Etats-Unis. Mais alors les remèdes que Huntington
propose pour «sauver l'Amérique» pourraient-ils
ou non être transposés sur notre Continent ?
Voyons d'abord la question de la confrontation des héritages
sociaux, religieux et philosophiques face à ce que
pourrait ou devrait être une civilisation européenne
capable de les intégrer. Il est évident que
l'Europe des 25 présente déjà de telles
diversités qu'il serait utopique de vouloir imposer
à des dizaines de traditions nationales et régionales
différentes un moule unique, surtout s'il était
vu comme émanant d'un cœur supposé exprimer
une vieille Europe historique confrontée à des
cultures périphériques. Par ailleurs, les frontières
de l'Europe actuelle sont infiniment plus longues et ouvertes
que celles séparant les Etats-Unis du Mexique. C'est
pratiquement tout le Moyen-Orient et l'Afrique qui sont à
nos portes (sans évoquer le cas particulier de la Turquie).
Face à l'immigration légale ou sauvage, des
mesures de fermetures strictes des frontières ne tiendraient
pas.
Alors que faire ? On peut penser que la nécessaire
unité européenne ne pourra se réaliser
que par le haut. Il ne faudra pas accepter le multiculturalisme
s'il est défendu par des minorités de combat
désireux de défaire l'Europe mais il ne sera
pas non plus possible d'intégrer tout le monde sur
le même modèle, surtout si celui-ci se veut blanc
et chrétien. C'est seulement en avançant qu'un
ensemble complexe peut trouver son unité. C'est bien
d'ailleurs de cette façon que les Etats-Unis aujourd'hui
encore confortent leur statut d'hyper-puissance, démentant
jusqu'à présent les sombres prévisions
de Huntington. Mais contrairement à ce que prétendent
les néo-conservateurs, ce ne sont pas le réarmement
moral derrière G.W.Bush ni la lutte tous azimuts contre
le terrorisme qui ont jusqu'ici soudé les Etats-Unis
et attiré à eux une partie des forces créatrices
du reste du monde. Ce sont d'ambitieuses politiques de conquêtes
scientifiques et technologiques, c'est une faculté
étonnante à prendre la posture d'un ambassadeur
du reste du monde dans la conquête du cosmos qui provoquent
à leur profit l'exode des meilleurs cerveaux du monde.
Or cela, l'Europe pourrait le faire aussi bien que les Etats-Unis,
compte tenu de la grande diversité et des compétences
multiples dont font montre ses élites universitaires
et économiques. Une Europe du mouvement en avant pourrait
émerger rapidement et unifier dans des symbioses fructueuses
les différentes composantes ethniques et culturelles
caractérisant le Continent et les pays qui lui sont
proches par la géographie. Mais il faudrait pour cela
que de grandes ambitions, que de grandes politiques soient
proposées rapidement aux européens par ceux
qui prendraient conscience de l'ampleur du défi. Sinon
nous n'aurons pour nous aider à faire face aux menaces
de destruction de l'idéal européen que les propos
de dizaines de petits Huntington nationaux offrant un bruit
de fond peu sympathique en écho à nos peurs
et nos égoïsmes.
Note
:
Pour
compléter les réponses possibles à la
question: "Que sont les Américains? on pourra
lire:
- de Sébastien Fath: Militants de la Bible aux Etats-Unis,
Autrement 2004 et Dieu bénisse l'Amérique, Seuil
2004;
- de Noam Chomsky: Dominer le monde ou sauver la planète?
L'Amérique en quête d'hégémonie
mondiale, trad. Fayard 2004;
- de Michaël Mann: L'Empire incohérent . Pourquoi
l'Amérique n'a pas les moyens de ses ambitions? trad.
Calmann-Lévy 2004.