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Article
Du
Joint Open Source Project asiatique à un éventuel
OSLinux européen
par Jean-Paul Baquiast
15/03/04 |
Depuis
déjà quelques années, la Chine a encouragé
le développement de Linux et de produits logiciels
développés en Chine sur la base des sources
de ce dernier. Elle y a vu de nombreux avantages : échapper
au monopole de Microsoft et aux possibilités d'intrusion
qu'il offre, faire travailler ses programmeurs, jeter les
bases d'une industrie asiatique du logiciel indépendante
de celle des Etats-Unis. Certains y ont vu aussi le désir
de bâtir une forteresse difficilement violable par l'étranger,
autour de produits faits maison. Cependant, dans cette dernière
hypothèse, ceci voudrait dire que la philosophie du
libre accès dont s'honore Linux ne serait pas respectée.
A partir des sources de ce dernier, il faudrait refermer le
dispositif.
Mais à
la fin de l'année dernière, le projet a pris
une toute autre consistance. Des entreprises japonaises, appuyées
par le gouvernement, ont proposé de développer
ce qui est appelé le Joint Open Source Project. La
Chine et la Corée du Sud ont décidé de
s'y associer, ce qui donne potentiellement au projet une ampleur
considérable. Comme il est typique dans cette partie
du monde, où l'on ne s'embarrasse pas des préjugés
libéraux qui paralysent l'Europe, les gouvernements
et le secteur privé seront associés dans l'entreprise.
Le plan a été annoncé à Phnom-Penh
en septembre 2003 par le ministre japonais de l'économie,
lors du séminaire annuel de l'Association of South
East Asian Nations (ASEAN). 8 millions de dollars ont été
déjà engagé par le gouvernement japonais
pour soutenir le projet. Les autres partenaires se sont déjà
semble-t-il engagés à apporter d'importants
crédits. Il a été confirmé que
le consortium allait prendre le système d'exploitation
Linux comme base et construire des produits à partir
de celui-ci. Les entreprises japonaises intéressées
sont des majors du secteur : NTT Data Corp., Matsushita Electric
Industrial Co. Ltd., NEC Corp., Hitachi Ltd. et Fujitsu Ltd.
Différentes
raisons ont été données pour justifier
cette entreprise, notamment la nécessité de
se protéger des virus qui prolifèrent sur les
bases Windows. Mais les promoteurs du projet ont manifestement
la volonté de se libérer de l'emprise de Microsoft
et des royalties énormes qu'il prélève
sur ses utilisateurs. Celui-ci ne s'y trompe d'ailleurs pas
et multiplie les protestations.
Le plan
vise en effet les mini-systèmes d'exploitation qui
vont se multiplier sur tous les produits portables dans la
prochaine décennie. Il serait désastreux pour
l'Asie que Microsoft étende à ces domaines son
emprise actuelle sur les logiciels de micro-ordinateurs et
serveurs. Au-delà de Microsoft, c'est toute la maîtrise
des sociétés occidentales sur ces domaines stratégiques
que les politiques asiatiques veulent remettre en cause.
En Chine, les intentions gouvernementales semblent décidées
à rendre progressivement obligatoire l'acquisition
de logiciels Made in China. Le marché 2002 du logiciel
y est estimé à 800 millions de dollars, en forte
hausse. Microsoft dit n'être pas inquiet, car il s'affirme
"ami de la Chine". Mais son avenir n'est pas garanti.
La communauté
internationale informatique ne s'est pas trompée en
faisant largement écho à ce projet. Il risque
de bouleverser les bases de la nouvelle économie, notamment
pour les entreprises déjà installées
en Asie ou travaillant avec l'Asie. Des négociations
vont sûrement s'engager, à l'initiative des majors
américaines, mais il faut clairement voir cela comme
une nouvelle preuve de l'émergence de l'Asie, Japon,
mais aussi Chine et Corée, peut-être ultérieurement
Malaisie, comme compétiteur agressif face à
l'hyper-puissance américaine.
Le projet
ne retire rien aux réalisations déjà
en cours dans le cadre de ce qui s'appelle le China Linux,
lancé depuis plusieurs années, auquel nous faisions
allusion en introduction. Les deux programmes vont sans doute
fusionner. Les sociétés Red Flag, chinoise et
Miracle Linux, japonaise, ont annoncé un partenariat
stratégique destiné à développer
un dérivé de Linux appelé Asianux. Des
entreprises comme IBM, qui ont joué délibérément
la carte de Linux, n'y verront sans doute que des avantages.
Que fera l'Europe ?
On pourrait
penser que les gouvernements européens s'inspireraient
de ce projet pour lancer un projet équivalent. Mais
pour le moment ils se limitent à de timides recommandations
visant à encourager les serveurs Linux dans le secteur
public, notamment dans l'éducation. Il est vrai que
le poids de Microsoft, aussi bien en ce qui concerne ses parts
de marché que son influence occulte sur les décideurs
publics et privés, est considérable. De plus,
les gouvernements européens ne croient plus à
des actions pilotés à partir de centres de recherches
publics en informatique, comme cela est pratiqué aujourd'hui
en Chine. En effet, Red Flag y a été fondé
en 2000 dans le cadre de l'Institut de recherche en informatique
de l'Académie des sciences chinoises. Les gouvernements
ne croient pas davantage à des actions communes de
l'Etat et des industriels des nouvelles technologies, comme
la chose se pratique encore couramment au Japon, sous l'influence
du légendaire MITI, le ministère de l'industrie
nippon. Il est vrai que les sociétés du logiciels
et de l'informatique vraiment européennes ne doivent
pas peser lourd en Europe, face à Microsoft et à
ses alliés.
On objectera
aussi que développer un OS Linux européen ne
trouvera pas de clients en Europe, du fait que les utilisateurs
de tels produits ne peuvent être contraints à
une politique d'achat abandonnée depuis longtemps,
même dans les administrations. Cependant, nous croyons
que l'entreprise mériterait d'être tentée,
dans le cadre d'une stratégie d'ensemble visant à
redonner à l'Europe les moyens de sa souveraineté.
L'opération aurait plusieurs avantages : d'abord concurrencer
Microsoft et l'obliger à s'ouvrir davantage, d'autre
part développer d'une façon décisive
l'emploi dans le secteur de l'informatique, où les
réserves de ressources intellectuelles sont très
fortes mais migrent de plus en plus à l'étranger
- et enfin promouvoir les qualités propres de Linux
et de la démarche Open Source, en y associant systématiquement
le tiers-monde. Il ne serait pas du tout impossible que de
nombreux utilisateurs, publics mais aussi privés, abandonnent
alors leurs fournisseurs habituels pour des plates-formes
Linux européennes.
Un tel programme devrait donc devenir pour l'Europe de la
recherche communautaire, associée avec des Instituts
nationaux tels que l'Inria en France et, bien sûr, les
industriels acceptant de jouer cette carte, une action stratégique
de première envergure. Les difficultés techniques
et budgétaires ne sont pas à évacuer,
mais elles ne devraient pas être une raison pour ne
rien faire.
La question
devra absolument être évoquée à
Paris lors du Colloque du 28 et 29 avril consacré à
l'indépendance technologique de l'Europe.
Notes
Assez
curieusement, le site des deux associations françaises
qui militent pour le logiciel libre, Aful http://www.aful.org/
et April http://www.april.org/
ne mentionnent pas ces importants projets asiatiques, à
la date de rédaction du présent article.
Un
correspondant nous signale qu'une opération dite EuroLinux
existe déjà, à l'initiative de l'Alliance
Eurolinux (regroupement des entreprises européennes
visant à conserver l'indépendance de l'Europe
en refusant la brevetabilité des algorithmes). Cette
Alliance a lancé la plus grande pétition qui
ai jamais existé sur internet (à notre connaissance)
: 300.000 citoyens et 2000 entreprises contre les brevets
logiciels. Voir : http://www.eurolinux.org
. Peut-être trouverait-on là des gens prêts
à s'investir dans un Joint Open Source Project européen.
Pour
en savoir plus
Article
de TechRepublic : http://techrepublic.com.com/5100-6296_11-5074076.html
Article
de Internet News : http://www.internetnews.com/dev-news/article.php/3105171
China
Linux Forum : http://www.linuxforum.net/books/index.php;
Voir aussi une étude de marché concernant le
Linux chinois : http://www.marketresearch.com/map/prod/925206.html
Le
journaliste du Monde Stéphane Foucart a eu le grand
mérite de traiter cette question dans l'article L'Asie
émancipe son informatique (édtion du 3 mars
2004, page VI).
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