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Les automates
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Jean-Paul Baquiast
Jean-Paul.Baquiast@wanadoo.fr Christophe Jacquemin christophe.jacquemin@admiroutes.asso.fr |
Octobre 2000
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Le Livre du mois
Comment la matière devient conscience
Gerald Edelman, Giulio Tononi
Comment la matière devient conscience.
Editions Odile Jacob 2000
Traduction française de "A Universe of Consciousness.
How matter becomes imagination Basic Book 2000"
Introduction
Il est impossible de s'intéresser aux sciences cognitives et à la vie artificielle sans suivre également les travaux des neurologues et physiologistes concernant le système nerveux et ses productions, l'esprit et la conscience. Une discussion stérile oppose encore certaines personnes, sur le fait de savoir si le cerveau est un ordinateur ou réciproquement, si l'ordinateur moderne, autrement dit le robot, évolue en se rapprochant des processus du cerveau. La question est stérile parce que neurologie et robotique convergent effectivement, en s'enrichissant respectivement, mais sans se réduire l'une à l'autre.
Gerald Edelman s'est fait connaître par sa théorie du darwinisme neuronal, que nous allons résumer brièvement ci-dessous, à partir du livre examiné. Mais il a commencé a travailler les hypothèses de la sélection darwinienne au sein des composants du vivant à l'occasion de ses travaux sur l'immunologie, pour lesquels il a obtenu le prix Nobel en 1972. Il a montré, entre autres, que le système immunitaire n'est pas programmé à l'avance pour faire face à toutes les invasions possibles et imaginables. Il s'adapte grâce à un processus sélectionniste. La pression des antigènes (des envahisseurs) sélectionne les anti-corps parmi l'infini variété potentielle de ceux produits au hasard par le système immunitaire.
Nous n'allons pas tenter de résumer le livre tout entier, mais seulement son noyau dur, celui précisément intéressant le darwinisme neuronal et la production de la conscience. Celle-ci n'est pas un objet, mais un ensemble de processus, et ce sont les principes élémentaires de ces derniers qu'il faut essayer de préciser. Les premiers principes de ces recherches ont été exposée par leur auteur dans un ouvrage précédent: Biologie de la conscience, Odile Jacob 1992.
La conscience constitue encore un mystère pour la science. Une majorité de lhumanité considère que la conscience, de même que lesprit, ne peuvent être des sujets détudes scientifiques. Il y a la matière, le corps, dun côté, et lesprit, la conscience, Dieu de lautre. Cest le dualisme. Mais même pour les scientifiques rejetant le dualisme et restant résolument matérialistes, il était difficile jusqu'à présent daborder la conscience avec les méthodes de la science expérimentale. Lintrospection ne présente pas dobjectivité suffisante (comment la conscience pourrait-elle se regarder elle-même ?). Lobservation du cerveau, par ailleurs, ne peut se faire avec assez de précision pour mettre en évidence les faits de conscience. Limagerie médicale reste superficielle. Lexamen clinique est limité à certains accidents et certains troubles de la conscience, et nest donc pas suffisant. Il ne serait évidemment pas acceptable dintroduire des sondes ou autres instruments dans un cerveau humain vivant pour voir ce qui se passe - que ce soit le cerveau dun adulte, celui dun enfant ou même celui dun embryon. La conscience est donc un phénomène que tout le monde ressent, dont tout le monde parle, et que personne nobserve.
Depuis une vingtaine dannées cependant, les neurologues sentêtent à considérer que lesprit, et la conscience qui en est la quintessence, peuvent être étudiées par les sciences de linformation et de la communication, transposées évidemment au système nerveux. C'est une excellente chose, qui nous débarrassera de bien des superstitions ou hypothèses trop idéalistes (parmi lesquelles beaucoup mettent la psychanalyse). Jean Pierre Changeux avait le premier en France semble-t-il , parlé des "objets mentaux" : les idées sont des objets comme les autres, observables dans les réseaux neuronaux (Jean-Pierre Changeux, L'homme neuronal Fayard 1983). Mais cest aux Etats-Unis que létude "matérialiste", autrement dit scientifique de la conscience, est devenue une réalité à grande échelle. Ceci est dautant plus remarquable que les Etats-Unis sont plutôt réputés pour leur religiosité profonde, prenant souvent la forme de lintolérance fanatique. Lon se souvient de la surprise provoquée par louvrage du philosophe Daniel Dennett (La conscience expliquée, Odile Jacob, 1991-93). Sans aller jusqu'à expliquer la conscience, ce qui aurait été trop beau, Dennett montrait quil ny a pas dans le cerveau de chef opérateur représentant le soi conscient, et manipulant le tableau de bord des commandes sensori-motrices et associatives. Au contraire, à tout instant, des milliers dobjets mentaux se forment et se défont dans lensemble du cerveau, entrant en compétition darwinienne les uns avec les autres. Le soi pourrait être considéré comme émergent de ce conflit, dont il ne serait quun produit finalement fragile et changeant, à l'intérieur évidemment de contraintes générales fixées par le génotype et le phénotype.
Steven Pinker, psychologue et cogniticien, est allé plus loin dans la démonstration. Dans son avant dernier livre (Comment fonctionne lesprit, Odile Jacob 1999) il se montre un défenseur convaincant de la théorie computationnelle de lesprit. Sans comparer du tout le cerveau à un ordinateur, il montre par contre que lesprit sest développé, tout au long de lévolution, parce que le système nerveux apportait aux organismes qui en étaient dotés les avantages de la représentation symbolique du monde, et la possibilité de manipuler les informations correspondantes par des opérations mentales moins coûteuses que la démarche par essais et erreurs simpliste. Ce sont les processus darwininiens de réplication, mutation et sélection qui ont permis l'affinement de l'outil computationnel dont bénéficient les êtres disposant de neurones, fussent ces neurones peu nombreux et peu ramifiés. Mais Pinker, bien quil évoque les faits de conscience dans ce livre, na guère renouvelé l'étude des supports neurologiques de ceux-ci, nous semble-t-il.
Ce nest pas le cas du neurologue Antonio Damasio (Le sentiment même de soi, Odile Jacob 1999) qui propose notamment, à partir dobservations de laboratoires, des hypothèses concernant la construction des différents niveaux de conscience, faisant appel à des cartographies et réseaux de neurones superposés : le proto-soi, le soi-central, le soi autobiographique et finalement la conscience étendue. Bien que Damasio ne semble pas croire la chose possible, les automaticiens trouveront là pensons-nous des modèles à suivre pour construire (ou faciliter lémergence) dautomates de plus en plus conscients.
Cependant, ces auteurs laissent un peu frustré le lecteur soucieux de pénétrer au cur même de la conscience de veille. Ils ne montrent pas clairement comment s'est construit et comment fonctionne cet espèce de pinceau de lumière, au champ très étroit mais très mobile, qui balaye en permanence des informations engrangées dans la mémoire sur des étagères daccessibilité très différente. Le livre de Gerald Edelman et de son assistant Giulio Tononi va beaucoup plus loin à cet égard. Il serait excessif de dire quil explique en totalité les phénomènes de la conscience, mais il fournit des hypothèses qui ne peuvent qu'intéresser, non les spécialistes déjà au fait depuis longtemps de ces travaux, mais les profanes que nous sommes.
Après avoir reçu le Nobel de médecine en 1972, pour des travaux sur limmunologie, Gérald Edelman (né en 1929) comme dailleurs son collègue Francis Crick, sest attaqué à la conscience. Il dirige aujourd'hui le Neuroscience Institute à San Diego (http://www.nsi.edu). A travers plusieurs publications, il a développé dabord la théorie de la Sélection des Groupes Neuronaux (Theory of Neuronal Group Selection) qui esquisse larchitecture biologique à travers laquelle nous percevons le monde extérieur et formons des concepts.
La théorie de la Sélection des Groupes Neuronaux
Comme tous les scientifiques modernes, Edelman fait appel au mécanisme de la compétition et de la sélection darwinienne, appliquée en ce cas à la construction du cerveau dès les premiers mois de la vie embryonnaire. Le génome, aussi complexe soit-il ne peut porter en lui les instructions nécessaires à la formation de la future cartographie neuronale. Il sagit dun mécanisme de construction sélectif. Les neurones se connectent dabord au hasard (stochastiquement) puis de plus en plus systématiquement, pour répondre à des contraintes très générales de développement. Il ny a donc pas (comme dans lordinateur traditionnel) de câblage spécifié à lavance. Progressivement, les circuits de base se stabilisent, et des groupes de circuits, différents les uns des autres, se connectent à leur tour à un niveau supérieur pour former des cartes (maps), ceci jusqu'à la naissance.
Après la naissance, lorsque le jeune est mis au contact de lenvironnement, par lintermédiaire de ses organes sensoriels, une nouvelle forme de sélection apparaît, résultant de lexpérience. Les connexions les plus utilisées se renforcent, dautres disparaissent. Ce sont des forces biologiques primaires, comme le besoin dalimentation, la reproduction, qui, avec lenvironnement matériel et celui du groupe, fournissent les facteurs de sélection et de renforcement. Edelùman appellent ces forces des valeurs (values) ce qui ne paraît pas le terme le meilleur, car connoté d'un sens moral, du moins en français.
A ce stade, Edelman insiste sur la complexité du câblage neuronal, permise par le nombre immense des connections synaptiques. Il définit la complexité dune façon que nous reprendrons souvent : le plus grand nombre de spécifications fonctionnelles, complété par le plus grand nombre de liaisons fonctionnelles. En dautres termes, il y a dans le cerveau beaucoup de gens qui font tous des choses différentes, mais qui sinforment tous en même temps les uns les autres de ce quils font.
Cette complexité est à la base du troisième mécanisme quEdelman nous propose pour expliquer les soubassements de la conscience, la ré-entrance (reentry). Lorsquun stimulus, externe ou dorigine interne, est reçu par l'organisme, des cartes différentes sont excitées en même temps. Des millions de neurones sactivent alors en parallèle, sauto-informant les uns les autres. De la succession des stimulus naît un flux constant dimpulsions neuronales à partir desquelles se construit la perception puis la pensée conceptuelle. La perception dun objet combine ainsi lactivité de différentes cartes du cortex, les unes sensibles aux formes, les autres à la couleur, les troisièmes au toucher, etc. Il ny a pas de superviseur central qui apporterait de la cohérence à la perception. Cependant linteraction entre les multiples cartes permet de reconnaître des objets apparemment différents appartenant à des catégories communes, et donc de multiplier les concepts représentant ces catégories.
Un point important est que lesprit et la conscience résultant de ces interactions, prennent des formes différentes dun individu à lautre, puisque les développements se sont faits dans le cadre certes de moyennes statistiques, ou de grands profils fonctionnels communs, mais selon une connectique interneuronale et par lintermédiaire dexpériences propres à chaque individu. De même, au long de la vie dun individu, les contenus de conscience dépendant en grande partie de la sélection par lexpérience, et non de la phylogénèse (des gènes), peuvent se modifier plus ou moins complètement.
Ceci ne suffit pas à expliquer la conscience proprement dite, puisque, même chez des animaux très simples, les mécanismes précédents sont apparus et fonctionnent depuis longtemps, sans générer détats de conscience aussi évolués que chez lhomme. Aussi Edelman va-t-il plus loin, en proposant deux propriétés clefs de la conscience.
La première est lintégration personnelle. Chaque expérience consciente est, comme indiqué plus haut, unique et individuelle. La seconde est la différenciation : lon peut éprouver en quelques millisecondes un grand nombre détats de conscience. Plus l'expérience individuelle est riche, ce qui est le cas chez l'homme plongé dès sa naissance dans l'univers humain et ses multiples contenus d'informations, plus la conscience s'affine. L'attention consciente à un moment donné se limite apparemment à très peu d'objets, mais elle peut passer très rapidement dun objet à lautre.
Pour expliquer ceci, Edelman propose alors lhypothèse qui apparaîtra la plus difficile à vérifier expérimentalement, celle du noyau dynamique. Il sagit du rassemblement, relativement stable mais pouvant se modifier à tous instants, de groupes neuronaux interagissant plus fréquemment entre eux quavec les autres. Edelman le situe dans la région thalamo corticale, la plus riche en boucles réentrantes. Malheureusement, limagerie cérébrale ne permet pas encore dexplorer ce qui se passe dans ces couches profondes. Lorsque cela sera possible, avec la finesse de définition nécessaire, lon pourra sans doute pister à la trace la présence et lévolution des états de conscience.
Nous nous arrêterons là dans l'analyse de la thèse du livre. Elle se poursuit par des chapitres intéressants, mais moins originaux, concernant les développements de la conscience dans la société humaine, qu'il faudra lire.
Commentaires
Ceci dit, pouvons-nous estimer tenir là le mode d'emploi permettant, si l'on peut dire, de fabriquer un automate conscient - ou plus simplement de bien comprendre ce qui se passe quand je décide consciemment de faire ceci ou cela? Edelman est-il déterministe ou volontariste? Ce n'est pas clair. Il aurait été naïf, effectivement, d'avoir espéré des solutions, ou de simples perspectives concrètes, en réponse à ces questions fondamentales. Edelman n'a pas éclairci ce qu'il appelle joliment le "nud du monde" ( world knot), expression attribuée à Schopenhauer, c'est-à-dire la façon dont le monde se crée à travers la conscience, si l'on peut dire.
Comment la volonté immédiate se forme-t-elle, à partir des différentes "valeurs" susceptibles d'orienter notre choix? C'est le déterminisme, pensons-nous, qui offre la solution la plus crédible. Tout ce que je décide et pense, à un moment ou à un autre, est le résultat d'entrées-sorties internes et externes, ainsi que de computations permanentes, dont je ne suis pas conscient. Pourtant, comment et pourquoi croyons nous à certains moments échapper au contrôle de notre environnement, et de notre cerveau lui-même. Des ensembles d'informations venues de la société s'imposent sans doute alors à nous. Ceci conduit à étendre l'analyse de la conscience à ce que l'on pourrait appeler les processus de la conscience sociale, se traduisant en partie par des "idées", eux-aussi soumis à d'incessantes compétitions darwiniennes, à la fois dans la société, et dans ma tête elle-même. Lorsque j'exprime ce que je crois être une idée à moi, j'exprime sans doute ce qui a été émergé, à ce moment précis, d'un mécanisme extérieur à moi que l'on pourrait appeler la Sélection de Groupes Neuronaux collectifs, Groupes dont les individus humains seraient les neurones élémentaires.
Pour conclure, ne cherchez pas dans ce livre une étude exhaustive des travaux et hypothèses sur la conscience (hors la bibliographie). Il est curieux en particulier de ne pas voir citer l'oeuvre d'Antonion Damasio, sur laquelle nous reviendrons dans un prochain numéro. C'est plutôt un exposé en défense et illustration des idées des auteurs. Mais, encore une fois, il mérite une lecture attentive.
Pour en savoir plus sur Gerald Edelman
- Intervew de Gerald Edelman dans La Recherche, n° de septembre 2000 (article non mis en ligne) http://www.larecherche.fr/arch/0/9
- La sélection de Yahoo Science http://google.yahoo.com/bin/query?p=Gerald+Edelman&hc=0&hs=0Jean-Paul Baquiast