La place de la recherche en France et en Europe
face au défi américain
Automates-Intelligents
Janvier 2004
En France, le début de l'été
2003 puis celui de l'hiver 2004 ont vu éclater
une crise posant la question d'un désengagement
de l'Etat face aux besoins d'une politique publique
de recherche à long terme qui soit dotée
de moyens budgétaires suffisants, désengagement
de l'Etat dans des domaines où lui seul peut
représenter l'intérêt général
Légitimement,
la question posée par les chercheurs français
intéresse d'abord la situation qui leur faite
dans notre pays. Ils souffrent non seulement d'un
manque de moyens en personnels en équipement
et en fonctionnement qui ne cesse de s'accroître,
mais aussi d'un manque de grandes ambitions au plan
national, face notamment à l'explosion des
recherches et investissements scientifiques et technologiques
des Etats-Unis.
Notre
revue, dans le secteur que nous avons choisi, celui
des sciences dites de la complexité - dont
le domaine ne cesse de s'étendre - constate
effectivement, depuis sa création en 1999,
l'accélération de l'écart qui
nous sépare des laboratoires et des industries
américaines.
Mais
la question de la place de la recherche en Europe
n'intéresse pas que la France. Les chercheurs
français estiment que leurs collègues
européens sont généralement moins
défavorisés qu'eux. Sans doute, mais
en fait c'est toute l'Europe qui prend du retard.
Les gouvernements non plus que les opinions publiques
ne semblent encore avoir compris que la souveraineté
dépend aujourd'hui de grandes ambitions - et
de grands moyens - consacrés aux sciences et
aux technologies. Ne pas les consentir signifie renoncer
à jouer un rôle important dans le monde
de demain. Face à cette incompréhension,
à ces démissions, nous pensons qu'il
faut réagir sans attendre, par tous les moyens
disponibles en démocratie. Beaucoup de nos
lecteurs, en tous cas, nous encouragent à le
faire.
Le
monde de demain sera américain
Les
politiques considèrent généralement
que les demandes des chercheurs en matière
de personnel et de moyens techniques relèvent
d'intérêts corporatistes. Propos révélateur
bien que peut-être apocryphe, le ministre du
Budget, Alain Lambert, aurait répondu à
un député venu plaider la cause de la
recherche : "Prouvez-moi d'abord qu'elle sert
à quelque chose."
A
quoi sert la science ? Plutôt que discuter de
principes, il faut se donner des références
internationales concrètes. Or la seule qui
compte, dans le monde d'aujourd'hui, est celle des
Etats-Unis. Il ne semble pas que, dans ce pays, beaucoup
de gens se posent la question de savoir à quoi
sert la science.
Le
monde entier constate actuellement que les Etats-Unis
ont assumé au fil des années le rôle
d'une hyper-puissance hégémonique. La
guerre qu'ils ont menée en Irak a montré
à tous ceux qui en doutaient encore les années
d'avance qu'ils possèdent sur le plan technologique.
Mais cette avance ne concerne pas seulement les armements
classiques. Elle s'exprime dans tous les domaines,
sans exception, des sciences émergentes comme
des sciences traditionnelles. En ce qui concerne les
premières, la National Science Foundation,
dans un rapport fameux de Juillet 2002 (Converging
Technologies for Improving Human Performances), a
fixé les objectifs : un leadership ne tolérant
pas de rivaux en matière d'informatique et
d'intelligence artificielle, de biotechnologies, de
nanotechnologies et de sciences cognitives. Parmi
ces dernières, la NSF met en priorité
les méthodes d'acquisition et de réutilisation
des connaissances. Mais ces nouvelles sciences n'éclipsent
pas l'intérêt porté aux sciences
et technologies plus traditionnelles, dans les domaines
de l'énergie, l'aérospatial, l'environnement,
les sciences sociales, l'économie
L'objectif
est clairement défini. Il ne doit pas y avoir
de domaines scientifiques où les Etats-Unis
laisseraient à d'autres pays le leadership.
Les
financements publics suivent. Le budget fédéral
consacré aux sciences atteint 3% du PNB, objectif
que l'Europe s'était fixé à horizon
de cinq ans mais qu'aucun des pays européens
n'est près d'atteindre. Plus récemment,
l'accroissement du budget fédéral de
défense, qui atteint 600 milliards de dollars
par an, s'est traduit par un budget de 300 milliards
consacré aux sciences et technologies. Celles-ci
sont à priorité militaires, mais en
fait elles sont considérées comme duales,
c'est-à-dire comme ayant la vocation de développer
des produits et applications destinés à
conquérir les marchés internationaux.
C'est le cas des lanceurs, satellites et drones, parmi
de nombreuses autres filières.
Contrairement
à ce que l'on dit parfois, les crédits
fédéraux ne vont pas seulement à
la recherche appliquée. Ils concernent aussi
la recherche fondamentale. Les stratèges de
la Maison Blanche et du Pentagone ont bien compris
que sans celle-ci, aucune maîtrise en amont
n'était durable. La recherche fondamentale
fait partie intégrante des grands contrats.
Elle est menée dans les universités
et dans les entreprises, d'une façon souvent
imbriquée. Au-delà de ceux-ci, les fondations
et autres laboratoires financés pour faire
de la prospective scientifique et mener des travaux
sans débouchés pratiques immédiatement
prévisibles sont nombreux (Blue Sky Research).
Ils le font de façon pragmatique, en favorisant
la mobilité des chercheurs et des crédits,
la circulation des hypothèses et des résultats.
L'Internet,
dans ces différents domaines, reste massivement
utilisé par les jeunes chercheurs comme par
les plus anciens pour se faire connaître, faire
connaître leurs travaux et rechercher ailleurs
l'information qu'ils n'ont pas. Dans le cadre de la
lutte contre le terrorisme, la National Security Agency
et d'autres organismes avaient recommandé des
embargos de diffusion sur les recherches sensibles,
mais les scientifiques ont généralement
refusé ces consignes. Pourquoi cette ouverture
d'esprit ?
Ceci
nous met sur la voie de ce qui fait la force la plus
redoutable de la science américaine. C'est
qu'elle se proclame la meilleure du monde. Elle fait
tout pour le prouver et attirer puis conserver l'élite
des chercheurs du monde entier. Ceux-ci s'empressent
d'accourir. C'est ce que viennent à nouveau
de souligner les chercheurs français dans leur
adresse à l'opinion. L'exode des cerveaux vers
les Etats-Unis ne cesse de s'accroître.
La
Méta-transition
Il
faut bien comprendre la vision messianique qui est
derrière la volonté américaine
de se doter de la meilleure science possible. Cette
vision possède un pouvoir de séduction
incroyable, auprès de ceux ayant le minimum
de culture scientifique nécessaire pour la
partager. Selon ses prophètes, les sciences
et technologies vont marquer dans les prochaines décennies
un développement à proprement parler
exponentiel, sur le modèle de la Loi de Moore
bien connue en informatique. Ce développement
sera convergent, c'est-à-dire que les progrès
dans un domaine irrigueront instantanément
tous les autres. Une nouvelle forme d'humanité
associant le biologique et l'artificiel en émergera.
Les outils dont elle disposera lui permettront de
résoudre tous les problèmes du monde
actuel, à commencer par les difficultés
contemporaines auxquelles l'Amérique est confrontée
et que nul ne nie. Au-delà de notre Terre,
la voie s'ouvre pour une future civilisation spatiale,
capable de maîtriser les ressources du système
solaire, avant de porter ses pas plus loin. On ne
parlera plus alors d'une accélération
des rythmes de croissance, mais d'une Méta-transition
au terme de laquelle le monde ne sera plus jamais
ce qu'il est.
Or
ce ne sont pas les incantations mais les recherches
scientifiques et techniques qui permettront d'y parvenir.
Vu son avance actuelle, l'Amérique est déjà
seule en état de piloter le changement. Elle
doit le rester indéfiniment car elle incarne
ce qu'il y a de mieux dans l'univers (avec l'aide
de Dieu pensent beaucoup). La Méta-transition
prochaine prendra naissance et se précisera
en Amérique.
Pour
qu'une telle vision se réalise, pour devenir
la meilleure au monde, la science américaine
doit attirer à elle toutes les capacités
de recherche dont disposent encore les autres nations.
Elle doit donc disposer d'un milieu d'accueil suffisamment
attrayant au plan matériel. Mais elle doit
surtout donner aux jeunes chercheurs qui travaillent
dans ses laboratoires la certitude d'acquérir
des connaissances et un savoir-faire les plaçant
de 5 à 10 ans en avance sur ce qu'ils auraient
pu espérer dans leurs pays d'origine.
Ce
dispositif simple fonctionne à merveille. Les
chercheurs et enseignants américains sont pour
plus de 60% d'origine étrangère. Les
pays tels que le nôtre forment pendant 10 ans
des thésards qu'ils sont incapables de retenir,
faute de postes et de projets. Ils doivent les laisser
souvent partir dans les laboratoires et les entreprises
américaines. La plupart ne reviennent jamais,
même si le mode de vie américain ne les
séduit pas particulièrement. Travailler
au sein des meilleures équipes du monde satisfait
les plus nobles de leurs ambitions professionnelles.
L'Amérique
ne cherche pas seulement à attirer les chercheurs,
mais aussi les entreprises de pointe. Des contrats
bien dotés sont offerts par appel d'offres
aux firmes jugées intéressantes. On
a vu cela avec l'ancienne Initiative de Défense
Stratégique. La démarche prend une toute
autre ampleur avec l'accélération des
recherches civiles et militaires pilotées par
l'Agence de recherche du Pentagone, la Darpa, et dans
une moindre mesure par la Nasa. Il suffit de parcourir
les sites de ces agences pour prendre connaissance
des dizaines de projets plus futuristes les uns que
les autres proposés à l'élite
des laboratoires privés ou universitaires du
monde entier. Mais les entreprises étrangères
ne doivent pas s'imaginer que répondre à
ces contrats leur conférera une compétence
d'ensemble. Elles seront plus pillées qu'enrichies.
La compétence d'ensemble restera dans les mains
des donneurs d'ordre.
Voici
la situation telle qu'on peut la décrire, sans
exagération pensons-nous, quand on regarde
l'état de la science dans le monde. Au ministre
français du budget qui demandait à quoi
sert la science, il aurait fallu répondre :
"La science sert à ne pas être les
nouveaux esclaves de la puissance américaine.
La science sert à construire un monde que nous
pourrons nous aussi marquer de nos valeurs."
Que
faire?
Chacun
reconnaît que les difficultés quotidiennes
qu'affronte la recherche scientifique française
sont nombreuses et ne peuvent être évacuées
d'un trait de plume. Mais si la science, en France
comme en Europe, se voyait reconnaître la place
stratégique qui devrait être la sienne,
une dynamique positive se créerait et ferait
disparaître en quelques années les blocages
actuels. C'est un tel discours, pensons-nous, que
devraient tenir non seulement les scientifiques mais
l'ensemble des partis politiques se disant soucieux
de l'avenir du monde et de la place de l'Europe au
service de cet avenir.
Ceci
veut dire que, sans rien retirer à l'urgence
de manifester pour l'augmentation des crédits
de recherche en France, il faut absolument se placer
sur le plan européen. La France ne pourra rien
faire, à supposer qu'elle le veuille, sans
un consensus partagé avec les autres Etats
du Continent et leurs opinions publiques.
Il
faudrait alors convenir de quelques principes, simples
à formuler sinon à mettre en uvre
:
-
La science ne doit pas devenir le monopole d'un pôle
géopolitique dominant comme les Etats-Unis.
Son développement doit être réparti
entre plusieurs centres, parmi lesquels il faudrait
dès maintenant compter l'Europe (étendue
le plus possible à la Russie) et l'Asie.
-
L'Europe pour sa part doit se donner l'objectif de
faire jeu égal avec les Etats-Unis dans tous
les domaines importants. Elle le peut. Les retards
sont rattrapables, à condition de laisser jouer
les imaginations créatrices. Les Etats-Unis
s'y opposeront, de diverses façons. On l'a
vu lors des affrontements dans le domaine du positionnement
satellitaire, GPS contre Galiléo. On le voit
actuellement pour le choix d'implantation du réacteur
ITER. Mais il ne faut pas refuser la concurrence et
le conflit. L'Europe peut gagner. Les Etats-Unis bénéficieront
d'ailleurs à terme des progrès que fera
l'Europe.
-
L'Europe doit indiscutablement développer les
sciences et technologies que l'on dira de puissance.
Elles le sont d'ailleurs presque toutes. Mais elle
doit aussi développer les sciences capables
de répondre aux besoins les plus urgents de
la planète, dans le domaine de la santé
et de l'éducation, des énergies douces,
de l'environnement
.
-
Ce faisant l'Europe doit, via les organisations internationales,
assurer la diffusion gratuite, sur le mode de l'Open
Source, des connaissances acquises. Elle doit viser
aussi à des produits susceptibles de satisfaire
au moindre coût les besoins des pays du tiers-monde.
La science européenne doit d'emblée
s'afficher comme "généreuse".
Il s'agira d'ailleurs, comme tout altruisme, d'une
démarche intéressée.
-
Les Etats européens et l'Union Européenne
ont tous un rôle à jouer dans ces politiques
scientifiques, le cas échéant en compétition
interne. Les grandes collectivités locales
y participeront aussi. Pour trouver les financements
et les ressources humaines et intellectuelles nécessaires,
il faudra découpler (détacher) les investissements
de recherche des dépenses budgétaires
annuelles. Les investissements de recherche, comme
d'ailleurs d'autres grands équipements publics,
ne peuvent s'amortir en 1 an, ni même parfois
en 10 ans. Il faut limiter l'application des critères
du Pacte de Stabilité à la gestion des
dépenses courantes et trouver pour la science
des modalités de financement et retour sur
investissement à long terme.
-
Pour éviter la trop grande dispersion des efforts,
il faudra multiplier les grands programmes européens,
générateurs de ce que l'on appelait
il y a quelques années des filières
de retombées et de croissance. De tels programmes,
par exemple aller sur Mars, développer l'énergie
de fusion nucléaire, réaliser l'"ordinateur
quantique", créer des machines conscientes,
sont obligatoirement tenus à des résultats.
Les organismes et les hommes y participant s'adaptent
alors d'eux-mêmes aux exigences de la performance
et de la qualité. Point ne sera besoin, en
ce qui nous concerne, de "réformer le
CNRS" pour cela.
-
De tels programmes comporteront nécessairement
des recherches en amont de caractère fondamental.
Mais pour éviter de lier à eux l'imaginaire
scientifique, il faudra aussi créer des organismes
de prospective scientifique et de recherche pure,
sans contrainte particulière autre que le dialogue
entre les disciplines et l'abandon des rigidités
académiques. Les chercheurs français
proposent régulièrement, sans succès,
la préparation d'ASSISES NATIONALES DE LA RECHERCHE,
dont l'exemple pourrait être le colloque de
Caen qui fut à l'origine du renouveau spectaculaire
de la recherche française dans les années
1960. Les mêmes Assises pourraient être
tenues en simultanéité dans plusieurs
autres pays européens
-
Rappelons enfin ce qui devrait être une évidence
mais ne l'est guère encore aujourd'hui, y compris
dans l'esprit de beaucoup de scientifiques: la science
ne peut reposer sur des bases socialement et politiquement
solides que si ses objectifs, ses résultats
et ses moyens font l'objet d'un dialogue citoyen permanent.
Celui-ci doit s'organiser dès le niveau de
l'école primaire.