DIALOGUES
DIALOGUES-IX
: A
propos de l'historien visionnaire
Jean-Paul Baquiast 18 mai 2010
M'appuyant
sur votre très beau dernier texte, L'historien face
à l'Histoire, je conclue pour ma part que les sociétés
complexes telles que les nôtres génèrent
à la fois des historiens scientifiques qui analysent
des faits précis mais limités (quels étaient
par exemple les effectifs ou les armements des armées
allemandes et françaises au début de la Première
Guerre Mondiale) mais aussi des historiens intuitifs ou mieux
encore visionnaires, d'une essence toute différente.
Ces derniers, embrassant un grand nombre d'informations et
d'images témoins du passé (images de Verdun,
par exemple), se retrouvent « possédés »
ou « envahis » par la perception d'un
sens commun fédérateur susceptible d'exprimer
l' « âme » (pour reprendre
votre terme) de ce passé, partagée par un grand
nombre de ceux qui l'ont vécu . Si cette vision est
suffisamment forte pour s'imposer à leur esprit au
détriment des évènements quotidiens et
mobiliser toutes les ressources intellectuelles et affectives
de leur cerveau, elle prend alors la forme d'une uvre
en forme de message désormais communicable à
d'autres via les réseaux et de vivre sa propre vie
dans les cerveaux contemporains.
Est-ce à dire que de tels historiens visionnaires atteindraient
à une « vérité »
factuelle analogue à celle de l'historien scientifique
qui peut nous annoncer avec précision la portée
du canon français de 75 ou de l'obusier lourd allemand
de 210 (voir http://www.clham.org/050161.htm)?
Certainement pas. L'histoire n'a de sens, autrement dit ne
révèle une « réalité
cachée, que dans les esprits de ceux qui lui en donnent.
Au départ, la vision de l'historien intuitif ne peut
s'appuyer que sur des données recueillies un peu au
hasard et s'étant organisées spontanément
au sein de son esprit (plus précisément au sein
de son cerveau) lui-même fortement structuré
par une histoire et une culture individuelle.
Cette structuration et ces informations ne sont pas universellement
répandues, sinon tout le monde pourrait se transformer
en historien et en visionnaire. Elles sont l'apanage d'individus
hors du commun, apparaissant de façon aléatoire
au sein des sociétés et jouant le rôle
de ce que nous avons nommé par ailleurs des générateurs
de diversification. L'artiste, qu'il pratique de façon
créative les arts graphiques ou la littérature,
joue un peu le même rôle. Mais la portée
de ses productions est généralement moindre,
car celles-ci s'attachent plus volontiers aux détails
qu'aux grandes lignes. Mais dans certains cas, l'uvre
individuelle peut s'insérer en la matérialisant
dans de grands courants collectifs encore peu conscients.
Ce fut le sort de la peinture Guernica due à Picasso.
La vision du créateur, artiste ou historien, aussi
originale soit-elle, n'est pas autre chose initialement qu'une
mutation cognitive tout à fait individuelle ou locale.
Elle ne prend de portée collective que dans la mesure
où elle est recueillie et entre en résonance
avec les contenus cognitifs d'un certain nombre d'autres personnes
qui, sans prétendre à faire un travail historique,
sont elles-aussi sensibles à un certain nombre des
données élémentaires perçues par
l'historien mais qui n'avaient pas jusqu'alors la capacité
de les organiser en vision globale. Lorsque ces personnes
prennent connaissance de la vision de l'historien, il se produit
en elle une révélation que peut résumer
le « Mais c'est bien sûr » du
commissaire Maigret joué par Raymond Souplex, ou le
« aHa » bien connu des inventeurs quand
ils voient dans leur esprit s'organiser en modèle cohérent
un grand nombre de faits d'observations jusqu'alors dépourvus
de sens.
Ajoutons que certains grands hommes politiques, fort rares
hélas, ont la capacité d'agir en résonance
avec les visions des historiens visionnaires, voire de générer
eux-mêmes de telles visions pour leur propre compte.
Ceci leur donne une force exceptionnelle qui leur permet de
se comporter en acteurs efficaces de l'Histoire. On peut constater
que durant la Seconde Guerre Mondiale, Churchill et De Gaulle
bénéficièrent de ce don. L'espèce
semble en être jusqu'à présent disparue.
Si ces visionnaires de différentes sortes sont en nombre
suffisant, et si ils sont eux-mêmes en position de répercuter
en la renforçant sans la déformer la vision
initiale, un groupe doté de représentations
cohérentes et donc de comportements cohérents
résultant de ces représentations communes émerge
au sein de la société considérée.
Une nouvelle histoire peut alors se mettre en marche, à
partir du sens initialisé au départ par la vision
isolée de l'historien individuel. Cette histoire, faite
de l'agrégation d'un grand nombre de comportements
individuels, ancre dans ce que l'on pourra appeler le réel
collectif la vision initiale de l'historien. Les poètes
comme vous pourront alors parler de la grâce de l'Histoire,
celle-ci nous faisant alors en effet la grâce de mettre
en évidence de grandes tendances, de grands mouvements
de fond qui n'échapperont plus alors aux attentions
individuelles. Si ces mouvements rassemblent un grand nombre
d'acteurs, ils auront alors une grande force motrice et on
pourra dire qu'ils sont « vrais », ou
plutôt que l'interprétation que nous leur donnons
est vraie. Autrement dit, ils nous mobiliseront en nous transformant
d'objets de l'évolution en agents de l'évolution.
Un avenir incertain
Il faut distinguer cependant me semble-t-il les visions concernant
le passé ou à la rigueur le présent immédiat,
et celles concernant le futur. Les premières sont certainement
plus pertinentes que les secondes. Ceci tient non seulement
au fait bien connu qu'il est difficile de prévoir,
surtout le futur, mais surtout à leur nature différentes.
L'historien décrivant le passé et rassemblant
autour de ces descriptions un nombre plus ou moins grand de
sympathisants s'appuie sur des constatations généralement
objectives (au sens d'intersubjectives). Ses visions, sans
être nécessairement mieux fondées que
celles relatives au futur, sont en tous cas plus crédibles.
Ainsi, vous comme moi, issus et produits d'un certain type
de société anthropotechnique, nous pensons que
celle-ci va tout droit à la déstructuration
et à la catastrophe. Il est en effet impossible de
n'être pas sensible aux nombreuses observations faites
actuellement et semblant confirmer ce pessimisme profond.
Il est par exemple indéniable que l'exploitation forcenée
des gisements pétroliers profonds se soit traduite
dans un récent passé par un grand nombre d'accidents
d'exploitation dont celui survenu sur la plateforme Deepwater
Horizon dans le golfe du Mexique n'est que le plus grave.
En généralisant les tenants et les aboutissants
de tels évènements, rien ne permet d'affirmer
que les forces politiques, financières et technologiques
vivant, comme les lobbies politico-industriels du pétrole,
de la prédation des ressources naturelles, vont se
calmer pour autant. Nous pouvont faire alors l'hypothèse
que nos sociétés dont en cours de déstructuration
et de marche à la catastrophe.
Mais il ne faut pas oublier cependant que ce que l'on nomme
l'avenir sera le produit du conflit darwinien entre d'innombrables
déterminismes entrant en conflit sur un mode chaotique,
c'est-à-dire non prévisible. Une modification
aléatoire, fut-elle de faible ampleur, peut se répercuter
en phénomènes collectifs de grande ampleur.
Là encore, l'historien visionnaire jouera un rôle,
mais pas nécessairement celui que les esprits naïfs
pourraient prévoir. Ainsi, les prévisions quelque
peu apocalyptiques formulées par des gens comme nous,
s'appuyant sur des indices aussi objectifs et indiscutables
que ceux recueillis aujourd'hui par les historiens et les
scientifiques, pourront provoquer dans les cerveaux des réactions
tout à fait différentes.
Les uns en concluront que la catastrophe approche et adopteront
(inconsciemment le plus souvent) des comportements fréquents
dans les sociétés animales et dits de panique,
dont les effets amplifieront la dévastation. D'autres,
toujours d'ailleurs en partie sous l'emprise de comportements
réflexes animaux tels que ceux dits de sauvegarde (réduction
par exemple du rythme reproductif et des consommations) pourront
ralentir la marche au désastre voire pourquoi pas générer
les conditions permettant de nouveaux rebonds sur de nouvelles
bases, mieux adaptées aux nouvelles conditions environnementales.
Faire cette constatation ne retire rien à l'importance
du rôle de l'historien visionnaire, non plus d'ailleurs
qu'à celui de l'artiste visionnaire ou plus généralement
à celui du scientifique qui lui aussi, essaye d'organiser
en systèmes de connaissances collectifs le produit
de ses recherches et de ses réflexions. Sans eux, l'évolution
systémique ne s'arrêterait pas pour autant. Ce
fut celle, rappelons le, qui pendant plus de 4 milliards d'années
a été celle de la Terre au sein du système
solaire. Mais elle n'aurait pas de témoin, susceptibles
de jouer tantôt le rôle de l'accélérateur,
tantôt celui du frein ou plutôt de ce que l'on
pourrait appeler le rôle d'un ré-aiguilleur.
Dans mon propre livre, Le paradoxe du Sapiens, j'ai
parlé de l'émergence il y a quelques millions
d'années de systèmes cognitifs organisés
autour de cerveaux eux-mêmes dotés de cortex
associatifs capable d'observer ce qui s'y passe et de le communiquer
aux autres, amorçant ainsi ce que l'on pourrait appeler
un cerveau global. Je regrette pour ma part que ces systèmes
cognitifs soient encore trop englués dans les contraintes
biologiques et technologiques de leurs composantes anthropotechniques.
Ils ont donc encore beaucoup de mal à se comporter
en agents d'une cognition globale pouvant s'étendre
à la planète entière. Mais je suis persuadé
que le travail d'observation et de communication que vous
faites pour votre compte va dans le bon sens, en nous obligeant
à dépasser la prise en compte de nos considérants
locaux pour élargir et approfondir le point de vue,
dans la perspective de ce nous pourrons appeler sans excès
de langage la formulation d'une conscience universelle.
N'oublions pas cependant que nombreux sont ceux qui veulent
jouer ce rôle, que ce soit consciemment ou involontairement.
Il est très probable aujourd'hui par exemple que les
civilisations des pays émergents en cours d'évolution
rapides généreront elles-aussi des visionnaires
analogues à vous, mais dont le discours sera tout différents.
Ils célébreront dans leur majorité la
gloire de l'expansion radieuse des systèmes dont ils
sont les produits. Auront-ils raison? Auront-ils tort? Ce
sera la compétition darwinienne entre les systèmes
anthropotechniques nous portant respectivement qui en décidera.
Pour ma part aujourd'hui, en tous cas, je m'en tiens à
un « catastrophisme tempéré ».
Autrement dit, j'essaye comme vous de comprendre ce que j'ai
nommé le paradoxe du Sapiens et que vous décrivez
en termes autrement plus prophétiques, en vous limitant
à l'analyse de notre propre civilisation. Je vous cite:
« Comment une telle civilisation,
marquée de tant defforts, de tant desprits
prodigieux, de tant de découvertes, est-elle parvenue
à un fonctionnement qui engendre dune façon
aussi systématique la laideur, la bêtise et la
destruction ? Comment est-il possible quun tel rassemblement
desprits élevés et dorganisations
puissantes puissent engendrer des politiques aussi uniformément
stupides, pour ne pas parler de leur cruauté,
de leur nihilisme, de leur abaissement continuel... ? Comment
est-il possible quune civilisation marquée par
la prétention de parvenir à une très
haute culture aboutisse de façon aussi aveuglante à
force dévidence à labaissement systématique
de la culture, jusquà la médiocrité,
la futilité insupportable, le mensonge dégradant,
lentropie sans espoir ? ».