DIALOGUES
DIALOGUES-VII
: L'individu
dans l'Histoire
Jean-Paul Baquiast 26
avril 2010
Préalable
sur le darwinisme
Je voudrais
d'abord revenir sur le darwinisme et plus précisément
sur l'évolution darwinienne. Selon moi et je pense
pour la plupart des darwinistes, il n'est pas possible d'imaginer
que cette évolution soit orientée dans le sens
d'une finalité quelconque, accomplissement de la vie,
de l'humain, de l'esprit, voire pour les mystique montée
vers la panspiritualité de Teilhard de Chardin. L'évolution
est ce qu'elle est et donne ce qu'elle donne. Il est toujours
possible a postériori de décrire la succession
des formes et les succès ou impasses auxquelles celles-ci
ont donné lieu, mais ce travail est fait par un observateur
qui projette sur le monde ses propres grilles mentales d'analyse,
lesquelles ont été construites dans son cerveau
par les types de contraintes évolutives que ce cerveau
lui-même a précédemment subi. Or un cerveau
comme le nôtre a « réifié »
l'hypothèse selon laquelle les organismes vivants complexes
(le tigre par exemple) ne se résument pas aux forces
brutes qu'ils manifestent à première vue. Ils
peuvent aussi ressentir des affects, peurs ou attachements
à l'égard d'autres animaux voire à l'égard
d'humains. D'où découle dans certains cas la
possibilité vitale de coexister avec eux. Cette hypothèse
a été souvent vérifiée par l'expérience.
Elle est donc devenue loi implicite nous permettant de survivre
face non seulement aux animaux sauvages mais aux autres humains
où nous ne verrions sans cette hypothèse que
d'autres forces brutes acharnées à nous détruire.
On peut donc faire l'hypothèse que dans le cadre de
l'évolution darwinienne, la plupart des humains ont
intégré le fait que les cerveaux de leurs contemporains
et compétiteurs peuvent dans certaines conditions commander
des comportements altruistes auxquels il est souhaitable de
faire appel. Par le mot altruiste, très utilisé
en biologie, je mettrais ici tout ce qui dépasse l'égoïsme
immédiat de l'individu cherchant à se procurer
sans réfléchir les ressources dont il pense
avoir besoin pour survivre. Tout les symboles de l'altruisme,
du dépassement, des valeurs dites mystiques permettant
de prendre du recul par rapport aux pressions matérielles
immédiates, sont selon moi un des résultats
de cette forme d'évolution darwinienne.
Ces valeurs inspirent indiscutablement les grands monuments
du passé, Stonehenge, Téotihuacan ou les cathédrales.
Mais on peut aussi voir dans ces symboles architecturaux le
produit d'un autre déterminisme social présent
chez la plupart des espèces supérieures: le
besoin pour des dominants, dominants du sexe ou du pouvoir
(pouvoir des armes ou pouvoir de l'esprit) d'afficher les
marques de leur puissance pour impressionner les foules. Les
Tours de Dubaï sont parait-il pour le monde arabe le
symbole de la renaissance de l'islam conquérant, la
tour pénienne relayant le minaret dans cette forme
d'imaginaire. Qu'elles se cassent la figure plus tôt
que ne le prévoyaient leur promoteurs ne sera à
cet égard qu'un incident dans la lutte multiséculaire
entre religions monothéistes. La lutte se poursuit
et se poursuivra sur bien d'autres plans.
Ceci dit,
pour en revenir à un point fondamental de votre dernier
propos, je ne crois pas qu'il faille faire du complexe anthropotechnique
tel que je le défini une machine uniquement guidée
par l'ubris technologique. Mon postulat fondamental est que
l'anthropotechnique allie des technologies elles-mêmes
évolutionnaires à une grande variété
de structures ou sociétés bioanthropologiques.
On peut y trouver le Pentagone, dont l'aspect militaire fera
peur, mais on y trouvera aussi des systèmes extrêmement
riches en conséquences scientifico-philosophiques altruistes
dont on parle peu,par exemple l'Observatoire européen
austral (http://fr.wikipedia.org/wiki/Observatoire_europ%C3%A9en_austral)
Pour moi, l'ESO, puisque tel est son sigle, est aussi un système
anthropothechnique, tout autant que ceux utilisant d'autres
grands équipements scientifiques, associant des technologies
et des humains. Ces humains, sans être de petits anges,
sont certainement moins potentiellement destructeurs et détructurants
que ceux du lobby militaro-industriel américain ou
de son homologue chinois. Pour moi donc, la richesse du concept
de système anthropotechnique est qu'elle permet de
prolonger par l'analyse de leurs relations symbiotiques avec
des technologies foisonnantes l'étude de toutes les
formes existantes d'organisations humaines, sans porter sur
celles-ci a priori de regards définitifs.
Les
cerveaux des homo sapiens
Mais revenons
au rôle des individus humains dans l'évolution
et l'altruisme que certains d'entre eux manifestent périodiquement
au risque d'y laisser la vie, alors que la grande masse se
comporte de façon moutonnière. C'est un point
auquel vous tenez beaucoup, à juste titre : signaler
, quand il y a lieu, le rôle de l'individu humain dans
ces conflits entre structures. Les humains, homo sapiens,
sont indéniablement équipés d'un cerveau
qui en fait des systèmes cognitifs individuels (pour
reprendre mon expression) capables d'une prise d'autonomie
au regard des déterminismes biologiques et culturels
au sein desquels ils se forment, bien supérieure à
celle des systèmes cognitifs animaux. Dans Les Ames
de Verdun, vous êtes allé jusqu'à parler
de l'homme contre la machine, c'est-à-dire de la résistance
inattendue des fantassins français face aux préparations
d'artillerie allemande qui, dans l'esprit du Haut Etat-Major
prussien, devaient tout anéantir. L'histoire est évidemment
pleine de tels exemples, où des humains en petit nombre
se dressent contre des forces susceptibles de les écraser,
réussissant parfois à les détourner.
C'est
une des grandes questions que se posent les biologistes et
les psychologues évolutionnaires. L'altruisme est constamment
évoqué, de même que les tendances à
la coopération, pour expliquer que la compétition
darwinienne ne favorise pas toujours le plus fort. Mais pourquoi
certains individus courent-ils le risque de se sacrifier et
pas le plus grand nombre. Chez les insectes sociaux, comme
dans les autres formes plus évoluées d'altruisme,
celui de la mère, par exemple, des déterminismes
épigénétiques assez stricts font que
l'individu altruiste fait si l'on peut dire partie du système.
Il contribue à sa survie. Dans les sociétés
humaines, le héros individuel paraît relever
d'un mécanisme beaucoup plus aléatoire. Il apparaît
ou n'apparaît pas, et l'évolution globale des
systèmes en conflit en est changée.
Admettons
donc qu'il y ait une question à traiter en termes systémique:
pourquoi ce que l'on nomme des valeurs de dépassement
inspirent-elles certains individus et non d'autres? Les premiers
s'adonnent alors à des activités n'ayant plus
grand chose à voir avec l'intérêt économique
ni l'ubris technologique. Pour les spiritualistes, ceci tient
au fait que l'esprit ne se laisse pas réduire à
la matière. Pour les matérialistes comme moi,
il faut réfléchir au fondement biologiques des
valeurs morales et à la façon dont, à
certains moments, elles s'expriment sur le mode aléatoire,
en déviant le cours des forces plus brutales.
En termes
évolutionnaires, on pourrait admettre que l'individualité
des individus, surtout quant elle s'exprime d'une façon
qui les fait échapper aux contraintes d'ensemble, représente
la variable aléatoire mutante nécessaire à
l'évolution darwinienne des groupes. Si tous les individus
se comportaient et raisonnaient de la même façon,
le groupe se reproduirait à l'identique et aucune mutation
ne pourrait survenir. Or ces mutations sont indispensables
pour que la sélection de groupe détermine ensuite
quels sont les variants les mieux adaptés aux nouvelles
conditions que rencontre le groupe.
Mais je
ne vous énonce pas ces banalités pour le plaisir
d'aligner des mots. J'en arrive à l'idée que
j'avais en tête depuis le début de nos relations
intellectuelles. Vous êtes précisément
vous-même un de ces individus (au sens d'individualité)
qui ne se laissent pas embrigader dans le convenu des représentations
dominantes. Vous percevez de ce fait l'existence de réalités
sous-jacentes que les autres ne voient pas. Vous les développez
sous la forme de ce que les Américains nomment des
« visions ». On parle aussi de « grands
récits ». Ces visions, je crois l'avoir
écrit précédemment, sont indispensables
aussi bien aux grands inventeurs de la science qu'aux grands
artistes. Les premiers les mettent tout de suite à
l'épreuve de l'expérience et les seconds ne
se soucient pas de les mettre à l'épreuve. Ils
se bornent à les faire connaitre comme ils le peuvent.
L'historien se situe en général parmi les scientifiques.
Il recherche les « faits » pouvant vérifier
ses thèses et hypothèses. Mais si celles-ci
prennent la forme de grands récits, de visions, elles
sont difficilement vérifiables (sauf peut-être
à très long terme). L'historien se comporte
donc aussi dans une certaine mesure en artiste.
Je vous
dirais que moi-même et sans doute la majorité
de vos lecteurs, nous ne vous demandons pas d'être un
historien scientifique, compilant les données statistiques
et les références. Nous nous intéressons
plutôt en vous à l'historien visionnaire, fut-il
proche de l'artiste dans certaines de ses créations.
Car cette catégorie d'historien et de chroniqueur relève
précisément du rôle de l'individu qui
se dresse seul contre les forces matérielles, dont
je parlais précédemment. C'est le rôle
que vous jouez, d'une certaine façon, et que vos lecteurs
continuent de vous demander à jouer, tant que vous
en aurez les forces. Le succès est là d'ailleurs.
Sans doute pas en monnaie sonnante et trébuchante mais
en renom sur le web, le seul qui compte aujourd'hui en terme
de contribution à un global brain » en train
peut-être d'émerger sans que nous ne nous en
rendions compte. Je viens en effet de constater que depuis
quelques semaines, votre « Goggle Page Rank »
est passé de 4 à 5. Petite chose direz-vous.
Mais vu les matières que vous traitez, et la forme
austère de votre site, c'est là un compliment
du technologisme à ne pas sous-estimer.
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