DIALOGUES
Philippe
Grasset 10/04/2010
DIALOGUES-IV : Questions
autour du sens (celui de votre livre ou d'autres)
Cest
donc à moi que revient la lourde tâche douvrir
le feu, pour parler de votre livre, mon cher Jean-Paul, pour
vous interroger à son propos, en pensant au mien, et
faisant en sorte, ou en le tentant à tout le moins,
que cette confluence générale écarte
les sensibilités et les susceptibilités, et
ouvre la voie à des réflexions marquées
dune utilité collective. Voilà un programme
bien rationnel, bien pesé et mesuré, que je
vais aussitôt trahir en empruntant une autre voie. (Mais
disons que le trahison concerne lexposé
du programme, la feuille de route, nullement jesprit
je pense.)
Rien que
du naturel, dailleurs. Notre dialogue a tout de lincongru,
apprécié dun certain point de vue: vous,
esprit qui affectionne la méthode scientifique, qui
en est instruit, qui a en cette méthode, me semble-t-il,
une certaine foi; moi, tout le contraire en un sens, écartant
la méthode scientifique (ou bien, impuissant à
la comprendre et donc à en user), sans aucune connaissance
scientifique sérieuse et rétif à cela,
tout entier emporté par lintuition et constatant
ma méthode après coup, après lavoir
construite, si jose dire, sans la moindre méthode.
Vous, esprit scientifique conscient de la crise de notre monde
et confiant que de cette crise pourrait naître, par
ses propres moyens, la voie de la rédemption; moi,
chroniqueur et historien hors des griffes académiques,
saffirmant historien prophétique
(selon la classification française admise et nullement
selon lestime que jaurais de moi), croyant à
la crise eschatologique et à sa résolution par
la destruction de tous les outils qui pourraient servir à
une rédemption comme celle que vous imaginez.
Mon tableau
est-il juste? Exagéré? Déplacé?
Jajouterais que nous sommes réunis par une bonne
volonté commune et que la conscience, chacun de son
côté, de lexistence de la crise finale,
nous rassemble décisivement malgré nos différences.
Cest cela, le lien qui doit nous rassembler, comme cela
se fait parfois dans votre colonie de bactéries (limage
ma bien plu), prenant soudain conscience collective
dun danger commun à tous. Les situations eschatologies
vous créent des solidarités quon nimaginerait
pas, et vous enseignent brusquement et superbement, plus quun
milliard de Kouchner ne sauraient faire, non pas la vertu
de la tolérance, mais sa nécessité.
Voilà,
cétait une introduction à nos dialogues,
modeste malgré lapparence, ordonnée malgré
les chemins de traverse.
Exploration du domaine
En quelques
pages, jai été fasciné par votre
livre. Je ne fais ici ni le critique, ni le littéraire,
ni lintellectuel. Je parle dintuition, rien dautre,
cest-à-dire, rien de moins. Imaginez un
peu
Depuis deux ans, trois ans, que sais-je, je travaille
sur tel ou tel texte, tel ou tel projet, qui se concrétisent
bientôt en ce projet de livre, La grâce de lHistoire,
que jentame, qui se développe, qui minspire
de lui-même, par lécriture même,
lidée de cette thèse selon laquelle nous
vivons depuis deux siècles, dune façon
si rompue que javance lhypothèse annexe
quil sagirait dune deuxième
civilisation occidentale, sous lempire dun
système dune force inouïe de la matière
elle-même, qui semblerait exister comme un être
propre, non seulement moteur mais inspirateur et maître
de notre histoire, et de nous-mêmes par conséquent.
Soudain, dans votre livre, lhypothèse des systèmes
anthropotechniques. Imaginez ma stupéfaction fascinée.
Je ne suis pas en train de dire quil y a deux génies
qui se rencontrent, ou bien lun de cette sorte et lautre
dune autre, rien de tout cela et peu mimportent
les personnes en loccurrence, y compris vous
et moi. Je suis en train de dire quil y un signe dune
puissance inouïe dans cette rencontre, et un signe qui
nous dépasse évidemment. Cela pour mesurer notre
importance propre, dans tous les cas pour ce qui me concerne.
Par conséquent,
nattendez de moi ni jugement de critique, ni appréciation
de détail, etc., de votre ouvrage. Je suis trop obnubilé
par le signe. Tout juste vous dirais-je que vos explications
scientifiques mont parfois dépassées et
que votre chapitre sur le cas concret de système anthropotechnique,
Moby Dick, alias le Pentagone, pour le nommer deux
fois, ma ravi, fasciné, absolument conquis,
tant il rencontre mes conceptions intuitives.
Ce dernier
point fait ma transition. Vous posez la question Le
Pentagone a-t-il une conscience?
(Peu mimporte
la réponse que vous apportez, qui est plus que réservée;
du moment que la question est posée, voilà lessentiel.)
Moi, à partir de mon bouquin et de la thèse
dont il accouche, et de laffrontement que je distingue
comme le caractère de notre aujourdhui, avec
ce système déchaîné et, soudain,
notre perception diffuse que des forces de résistance
sébauchent, et quelle se réfèrent
à lHistoire comme dynamique structurante qui
nous inspirent à son tour, moi, je me pose la
même question : lHistoire a-t-elle une conscience?
(Ce qui est une question bien plus vaste que la question déterministe
sur le sens de lHistoire qui peut se satisfaire
dune réponse quasiment mécaniste, même
si elle se voudrait dessence spirituelle. LHistoire
a-t-elle une conscience?, cest une toute autre
affaire, cela implique presque un libre-arbitre dune
entité nommée Histoire.)
Ainsi
donc est lancé le débat pour mon compte. Votre
hypothèse scientifique, énoncée scientifiquement,
fondée sur des caractères scientifiques, a suscité
chez moi laudace intellectuelle de substantiver (ou
substantifier?) une hypothèse qui navait dassise
quintuitive, et qui sexerce dans un domaine historique,
et même métahistorique. Ce processus me permet
par conséquent daborder des questions plus concrètes,
ou daborder plus concrètement des questions qui
nétaient jusqualors quinsaisissables,
vaporeuses, séduisantes mais indéfinies, voire
symboliques
Allons-y.
(
Avec
cet avertissement: lorsque je relève un point que vous
mettez en évidence, peut-être en fais-je une
mauvaise interprétation. Mon esprit scientifique est
si sommaire
Dans ce cas, reprenez-moi et nous verrons.)
Mes questions
Le premier
point que vous mettez en évidence est que la notion
que vous proposez, celle des systèmes anthropotechniques
(soit, lhomme et loutil, évoluant
en lhomme et la technologie), vient de loin.
Elle vient des origines mêmes, du premier contact de
lhomme avec une chose qui allait devenir outil dans
ses mains. De lautre côté de la chaîne,
nous aboutissons aux systèmes anthropotechniques daujourdhui,
dont vous donnez comme exemple, et lon ne peut
trouver mieux, le Pentagone. Et vous indiquez justement
que laction, la mainmise, la maîtrise du monde
(et des hommes qui les servent) de ces systèmes dont
le Pentagone est larchétype conduisent aujourdhui
à des catastrophes. Sur ce dernier point, celui des
catastrophes, je ne puis que dire tout mon accord, bien sûr.
En acceptant
votre analyse, un point marrête, par contre, et
mintéresse: cette destinée catastrophique
était-elle inéluctable, dès lorigine,
dès ce premier hominien qui saisit une pierre et frappe
dans la terre pour creuser un trou? Je serais incliné
à penser que non et non moins incliné à
faire lhypothèse que vous partagez cette opinion
Est-ce juste? Dans ce cas, que je prends pour une hypothèse
acceptable, à partir de quand et pourquoi le processus
du système a-t-il changé de sens et est-il devenu
catastrophique?
Vous pensez
bien que ce que jintroduis dans ce cas, pour soutenir
mes hypothèses, ce sont mes propres conceptions: quil
y a eu un tournant catastrophique entre le XVIIIème
et XIXème siècles, à partir de quoi,
le sens du système, devenu énorme dynamique
destructrice (productrice de la politique de lidéal
de puissance selon les conceptions de mon ami Ferrero),
a brutalement changé et nous a lancé dans un
destin catastrophique. Cest-à-dire, lidée
implicite que la dynamique générale du système
anthropotechnique sest trouvée soudain complètement
retournée, précipitée vers un destin
catastrophique. Il y a peut-être du schématisme
dans tout cela, un récit un peu trop résumé
et débarrassé des nuances, mais lidée
est bien là. Cest quil sagit de faire
vite, de ne pas sembarrasser des nuances accessoires,
car le temps presse.
Je prends
un exemple en forme dhypothèse. Lensemble
construction dune cathédrale au XIIIème
siècle, avec la condition impérative décarter
toute référence religieuse comme fait fondamental,
ne représente-t-il pas un système anthropotechnique?
On y trouve les concepteurs, les inspirateurs (clergé
ou pas), les techniciens (architectes) avec leur savoir, les
artisans avec leurs outils et leurs technologies, les financiers
(les bourgeois riches qui voulaient avoir de bons rapport
avec lEglise), etc. Le résultat est lérection
dun bâtiment dune puissance et dune
exceptionnelle beautés, aux fonctions multiples (notamment,
celle de rassemblement pour diverses raisons, notamment certaines
en-dehors des rites religieux, puisque, je crois me
souvenir, les cathédrales abritaient également,
au départ, des tractations en accueillant des sortes
de marché où des produits de nécessité
courante étaient vendus). Le résultat est, à
travers les âges, un bâtiment dont lincontestable
grandeur et lincontestable beauté peuvent être
jugées comme un système anthropotechnique ayant
produit quelque chose de bénéfique pour la communauté,
dans le sens de la civilisation. Il est en général
admis que, même sans un sentiment religieux marqué,
la visite dune cathédrale est un moment dexception
pour lesprit et pour lâme, un moment délévation,
voire, pour certains, un moment dinitiation de soi-même.
Ce serait alors un système anthropotechnique qui aurait
un destin exactement contraire au destin catastrophique des
actuels systèmes.
Peut-on appliquer votre schéma à un tel exemple?
(Y compris lhypothèse que le système a
pris le dessus sur les hommes et les a entraînés
dans un dessein commun qui est la construction de la cathédrale.)
Si oui, pourquoi ce système-là est-il bénéfique
et ceux que nous connaissons et qui nous mènent aujourdhui
sont-ils catastrophiques?
Ny a-t-il pas une place impérative à trouver,
dans le chef du système lui-même en tant que
tel, pour une dimension esthétique, voire métaphysique
qui lui donne un sens? Et je parle autant dun sens bénéfique
délévation, et dun sens catastrophique?
Notez
bien, pour faire le lien avec ce qui précède,
que tout cela a un rapport avec lidée
lHistoire a-t-elle une conscience?. (Dans
ce cas avec une perception de ce qui est bon et de ce qui
est mauvais, plutôt que ce qui est le bien
et ce qui est le mal, ces conceptions humaines,
et lHistoire se trouvant alors, selon ma thèse,
usurpée par un système destructeur depuis le
début du XIXème siècle.)
Bien,
je laisse de côté les aspects psychologiques,
des rapports entre les êtres et les systèmes
anthropotechniques; je crois quon en parlera plus tard,
et chaque chose en son temps. Dautre part, si les dimensions
que je suggère peuvent être discutées,
ne faut-il pas affiner le modèle et trouver des dénominations
impliquant les références culturelle, esthétique,
métaphysique, etc., dont jignore ce que lapproche
scientifique peut faire? Mais je le répète,
jinsiste, ce sera pour plus tard, et je sens déjà
que jai mis beaucoup (beaucoup trop?) dufs
dans le même panier
Beaucoup trop de questions,
je veux dire.
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