DIALOGUES
Philippe
Grasset 03/04/2010
DIALOGUES-III : La thèse
développée dans La
Grâce de l'Histoire
La
grâce est née plus par hasard que par détermination;
ainsi se moque-t-elle du 1er avril mais prend-elle le temps
de sexpliquer, ce qui nous conduit au 3 avril,
trois jours après notre ami Jean-Paul Baquiast et son
Paradoxe du Sapiens, alors quil aurait été
bienvenu denchaîner directement sur sa présentation.
Aucune autre explication de ce délai sinon les contraintes
terribles du temps.
Mais non,
finalement, ne parlons pas de hasard à
propos de La grâce, plutôt dintuition
et dentraînement irrésistibles, de lesprit
et de lâme, et déjà sont dites certaines
choses concernant ce livre. Jai de la difficulté
à parler dune thèse, tant les choses se
sont ordonnées, si ordre il y a (le lecteur
jugera), delles-mêmes, par leur puissance
et leur évidence. On lira donc le mot thèse
pour une convenance, pour rester dans la ligne des dialogues
ainsi entrepris mais on gardera à lesprit limportance
de lintuition dans ce travail, à un point qui
fait de la thèse quelque chose qui ne peut
être appréciée du seul point de vue de
la rationalité, moins encore de la rationalité
universitaire et scientifique. Si cette thèse intuitive
a un rapport voulu avec la raison, cest de bon
sens quil faudrait parler, plus que de rationalité.
Il est
vrai que tout sest mis en place pour ouvrir la voie
du projet, à Verdun bien sûr. Les lecteurs du
site ont le souvenir, ou ils peuvent le rafraîchir,
de la première visite de lauteur sur le champ
de la bataille. Ensuite vinrent dautres visites, cette
fois les choses précisées, le projet prenant
corps. Au bout de cette démarche-là, qui en
appelait dautres, on trouve Les Âmes de Verdun,
le livre, qui est
aussi un superbe album de photographies restituant lâme
de la bataille, où la thèse est
esquissée. Jean-Paul Baquiast a raison de parler de
d'une portée [
] même poétique,
car lintention, sans aucun doute, y était. A
chacun den apprécier le résultat.
Verdun
et la Grande Guerre sont un pivot de cette interprétation
historique. Jai toujours, dintuition toujours
mais jamais démentie par la connaissance acquise, jugé
ce conflit comme dune importance historique sans égale
pour notre époque moderne, ce que je nomme désormais
la deuxième civilisation occidentale. Un
homme, un Français, un juif habité par le douloureux
souvenir de lHolocauste, a trouvé les mots justes
pour fixer cette importance; cest Jean Daniel, disant
à François Furet, dans un entretien du Nouvel
Observateur du 12 mai 1995: «Les survivants de la
guerre de 14-18 m'ont souvent fait penser aux juifs d'après
la Shoah, parce qu'ils ont été saisis d'un vertige
total.»
Le mot
est si juste. Je parle, au fond, de ce vertige total
qui sest emparé aussi de lHistoire comme
on kidnappe un récit à son avantage, depuis
le début de cette seconde civilisation occidentale
qui est fixé entre la fin du XVIIIème siècle
et le début du XIXème siècle. Trois événements
en marquent la rupture avec ce qui précédait
et la naissance de la chose nouvelle: la Révolution
américaine, la Révolution Française et
la révolution du choix de la thermodynamique
comme source dénergie de la puissance de cette
nouvelle civilisation.
Ainsi
commence la thèse
Les deux ministères
du système
La thèse
de La grâce de lHistoire, telle quelle résulte
du livre presque achevé, et telle quelle nexistait
certainement pas lorsque le livre fut projeté, cest
que lhistoire (sans majuscule) de ces deux siècles
de la seconde civilisation occidentale est essentiellement
gouvernée par une force, ou une dynamique dune
puissance inouïe née dans la conjonction des trois
événements mentionnés. Cette dynamique
est tantôt sous-jacente, tantôt émergente,
tantôt au fil des événements, tantôt
triomphante, et toujours dissimulée par les
idées dont elle a activement participé à
laccouchement. Je soupçonne même, puis
jusquà affirmer ceci comme une conviction, quelle
est linspiratrice et la génitrice de ces idées,
comme la matière gouvernant et manipulant lesprit,
et que ces idées ont pour but dhabiller la chose
datours qui plaisent à ce même esprit humain
en lui donnant limpression dêtre lui-même
maître des événements. Cette dynamique
a donc une influence considérable, jusquà
devenir exclusive dans certaines occasions de fonctionnement
parfait et sans entrave, par son effet sur la psychologie
humaine quelle parvient à homogénéiser,
à rendre collective jusquà
interdire à cette psychologie, ou à lui faire
paraître aberrante ce qui revient au même, toute
impulsion pouvant mener à une réflexion de bon
sens.
A mesure
que la dynamique a pris conscience de lefficacité
de cette dissimulation derrière la vertu spirituelle
des idées, elle sest peu à peu convaincue
quelle était elle-même dessence spirituelle.
Cette dynamique, qui est matière brute, et matière
déchaînée, est donc devenue dans sa propre
représentation, un mouvement extrémiste de matérialisme
à prétention métaphysique. Je parle ici
de cette dynamique comme dun mouvement historique
dont on pourrait penser quil dispose effectivement de
quelque chose qui pourrait sembler une conscience de
soi, par un autre processus que celui qui est identifié
par nos conceptions scientifiques. A nouveau, je précise
que je parle dintuition, mais lon comprendra que
le sens des écrits de Jean-Paul Baquiast dans Le paradoxe
de Sapiens ait éveillé en moi un intérêt
considérable.
Limplication
évidente de cette thèse est que les hommes et
leurs représentations communautaires telles quelles
sont exprimées par des idées, des idéologies,
voire une philosophie, depuis le début de cette seconde
civilisation occidentale, sont les jouets de cette dynamique
qui règle leur sort, ou ses idiots utiles
si vous voulez, selon le mot de Staline. Dans ce cas,
le vrai moteur de lhistoire de cette période,
qui nest pas lHistoire perçue comme un
système supérieur mais plutôt trahison
et imposture de lHistoire, est une dynamique qui na
pas de nationalité, qui na pas de morale, et,
surtout, qui se garde bien davoir un sens sinon celui
que génère sa puissance. La dernière
partie de La grâce de lHistoire, avant la partie
conclusive, se nomme «La transversale du technologisme».
(Le terme technologisme a évidemment toute
son importance et il nest pas indifférent que
ce soit un Russe, Dimitri Rogozine, qui lait employé
publiquement dans un sens politique, pour la première
fois pour cette période de manière approprié
pour définir la politique occidentaliste en juillet
2008.)
Ce dernier
point (labsence de sens) est essentiel pour déterminer
ce que je nomme plus haut conscience de soi. Cette
dynamique formidable qui mène le monde en imposant
son système de force na pas besoin de conscience
historique pour avoir une conscience de soi.
Elle est ainsi faite que tout se passe comme si
elle déterminait elle-même son propre sens par
son propre fonctionnement. Son nihilisme parfait est une façon
dinstaurer une autre histoire, quelle engendre
elle-même par son propre fonctionnement. Le jugement
que je peux porter sur elle, du point de vue de la vision
que jai de lHistoire, dans ce cas, est que cette
autre histoire que crée cette dynamique,
son propre sens quelle détermine
par son propre fonctionnement, est objectivement catastrophique
en plus dêtre une imposture. Elle ne peut être
que catastrophique parce quelle met sa puissance au
service de limposture.
Simplification de lhistoire
Le récit
historique qui est fait dans La grâce de lHistoire,
qui crée intuitivement la thèse
autant quil létablit, ce qui confirme
linadéquation sinon par convenance du mot thèse,
simplifie considérablement lhistoire de
ces deux siècles. Cette simplification est justifiée
par la puissance de cette dynamique, qui est naturellement
niveleuse des événements accessoires, réduit
les acteurs nécessaires à un nombre minimum
et renforce fondamentalement un nombre restreint dévénements,
qui suffisent ainsi à expliquer le reste par enchaînement
indirect. Cest effectivement le caractère de
cette dynamique, qui produit sa puissance par le système
du technologisme et limpose aux psychologies par le
système de la communication, de réduire lhistoire
de sa période, en en ramenant tous ses éléments
à elles, à quelques traits essentiels dune
puissance colossale.
Il nest
donc pas essentiellement question, ou bien, disons, pas directement
question de phénomènes historiques comme la
nationalisme, le communisme, le fascisme, le racisme, etc.,
comme acteurs essentiels. Tous ces faits existent, certes,
mais ils sont secondaires à lévénement
que nous tentons de décrire par une réinterprétation
de la période. Ainsi sexplique cette démarche
quon retrouve si souvent sur le site et dans mes écrits,
de ranger les démarches et forces conceptuelles et
politiques entre forces structurantes et forces
déstructurantes, plutôt que tomber dans
le piège tendu par cette dynamique de sattacher
aux idées, aux idéologies, etc., où une
morale fabriquée pour loccasion tient un rôle
terroriste dune ampleur qui ne peut avoir dégale
dans lhistoire de lesprit.
Dans notre
thèse, lon sait que trois pays tiennent
un rôle essentiel. Ces pays sont à
prendre non en fonction de leurs nationalités,
ni de prétendues politiques nationales
ou autres, mais en fonction du rôle quils tiennent,
qui leur est assigné et quils assument selon
des caractères et des circonstances qui leur sont propres
mais en fonction de la dynamique supérieure. En quelque
sorte, leurs responsabilités et leurs rôles sont
à considérer dune façon extrêmement
relative, nécessairement à lintérieur
dune situation générale qui les dépasse.
LAllemagne et les Etats-Unis sont les deux grands moteurs
dont use cette dynamique pour exprimer sa puissance et bouleverser
notre civilisation, et nous imposer sa deuxième
civilisation occidentale. Ces deux pays
tiennent ce rôle parce quils ont les caractéristiques
impériales de la puissance et de la recherche
despace, mais quils ne disposent pas dans cette
configuration dâmes nationales forgées
par lHistoire et inscrites dans la géographie.
Ils sont donc à la fois très puissants mais
sans configuration spatiale et historique fixe, toujours à
la recherche de lexpansion, ce qui en fait des véhicules
idéaux pour la dynamique en question. Ils sont puissants
et sans hésitation pour lusage de cette puissance,
mais incertains du but de cette puissance.
La France tient un rôle extraordinairement particulier,
dans le sens dune extraordinaire contradiction. Elle
est à la fois la Grande Nation, lentité
historique la plus structurée, la plus légitime
dans sa dimension spatiale, la plus instruite par lHistoire,
la plus proche du passé et la plus ancrée à
ce passé, la plus attachée aux vertus structurante
par substance du milieu, de lharmonie et de léquilibre,
de la légitimité et de la souveraineté;
dautre part, elle est la matrice absolument déchaînée
de lun des trois événements centraux qui
accouchent de la dynamique en question, et elle est laccoucheuse
du rêve américain avant que lAmérique
ait elle-même compris tout lintérêt
dêtre représentée comme un rêve
pour le reste du monde. Cela correspond parfaitement à
une constance de la position française dans cet épisode,
et qui persiste aujourdhui, la France étant un
pays à la fois en dedans et en dehors par
rapport au système. Quelle soit puissance
devenue moyenne, en déclin, nostalgique
de sa gloire passée, patrie des droits
de lhomme ou autres sornettes du genre ne nous
importe pas; nous importe ceci que la France reste, fixée
comme un élément clef (encore plus quun
pays clef) de la grande crise de notre civilisation.
Les événements
entre la fin du XVIIIème et le début du XXIème
sont interprétés, dans le cadre de la civilisation
occidentale devenue deuxième civilisation occidentale
et ayant pris une dimension globale contraignante, dune
façon à la fois contrainte et constamment explosive.
Les événements accessoires le sont de plus en
plus, ils deviennent dans cette interprétation marginaux
et, surtout, indirects, cest-à-dire obligés
de passer par le filtre de la dynamique centrale pour être
compris exactement pour ce quils sont.
Structure de la dynamique, influence,
etc.
La dynamique
quon décrit est effectivement une dynamique de
puissance principalement représentée par ce
que nous nommons le technologisme. Mais son accomplissement
nécessite un allié fondamental,
quasiment son égal dans lensemble ainsi constitué,
qui est le système de la communication. Dans le système
de cette dynamique déchaînée, le ministère
du système de la communication a une importance
quasiment égale au ministère du système
du technologisme. Cest ici quest introduit
un élément fondamental, qui est la question
de la psychologie humaine. A mon sens, elle constitue le nud
de la question centrale que soulève Jean-Paul Baquiast
dun point de vue scientifique, sur la constitution dun
système pouvant devenir une entité autonome,
voire une entité pensante, ce quil nomme,
lui, un système anthropotechnique.
Le système
de la communication, ayant atteint la puissance quil
a aujourdhui, induit une formidable influence, non sur
la pensée, non sur le jugement, mais sur la psychologie.
Avec ce mécanisme, la psychologie devient le point
de passage entre le système et lindividu, ce
dernier étant pris du point de vue le plus large,
la pensée, le jugement, voire plus encore de lui-même,
jusquà des éléments biologiques.
Jinsiste sur la psychologie et non sur la pensée,
comme je fais de façon systématique lorsque
je rappelle la définition du virtualisme,
parce quil nest pas question dimposer arbitrairement
un jugement, une pensée, mais de modifier la psychologie,
voire plus encore dans lintégrité des
constituants dun être, de façon à
ce que la pensée favorable au système qui sera
exprimée par lêtre apparaisse, et lui apparaisse
à lui-même, comme un produit naturel de sa propre
réflexion entièrement autonome et nourrie à
une connaissance quil maîtrise.
Mais le
processus est à double sens. La psychologie, ainsi
agressée par le système de la communication,
peut aussi y trouver des instruments qui susciteraient une
révolte de lesprit et du jugement. La psychologie,
victime de lagression massive du système de la
communication, est ouverte à labsorption déléments
extérieurs en grand nombre, et elle peut absorber des
éléments qui permettraient effectivement de
se former un jugement constatant quil y a une agression
dun système extérieur quon qualifierait
de maléfique. Ce phénomène fondamental,
qui nétait pas évident originellement,
est devenu possible parce que lénorme dynamique
a atteint le point de déchaînement sans frein
de sa puissance et rencontre dans une confrontation titanesque
lHistoire revenue de lusurpation quelle
a subie, éveillée au constat de cette usurpation
par cette puissance déchaînée; du coup,
le point de déchaînement de la puissance de cette
dynamique est aussi devenue la crise fondamentale de cette
dynamique. Cest alors, dans ce fracas et ce tumulte
en tous sens, que la psychologie peut également retrouver
les composants de ce qui peut devenir une pensée de
résistance et de révolte. Ouverte comme elle
lest aux influences extérieures par le système
de la communication, la psychologie nest pas soumise
mais agressée, et il devient tout à fait concevable
et compréhensible quelle puisse se retrouver
devant un choix quelle distingue et identifie, qui est
entre le système et lHistoire dont laffrontement
est aujourdhui à son paroxysme.
Je crois
que nous en sommes, aujourdhui, à ce point.
La thèse
ainsi exposée ne pourra manquer de se terminer en appelant
des questions fondamentales, les questions fondamentales,
finalement. Une telle représentation, bien entendu,
ne peut manquer de soulever ces questions sur les causes premières,
ou la Cause Première de cette situation.
[Je terminerais
par une confidence qui met mieux en lumière ma manière
purement intuitive de travailler. En développant
cette thèse de La grâce, pour ce
texte précisément, en parallèle à
celle que Jean-Paul Baquiast a présentée pour
son livre, certains éléments nouveaux (pour
moi-même) sont apparus sous ma plume. En réfléchissant
par écrit pour résumer la thèse
de mon livre, des éléments nouveaux se sont
imposés pour léclairer un peu mieux, qui
influenceront la dernière partie, la partie conclusive
de La grâce de lHistoire.]
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