DIALOGUES
DIALOGUES-XVI
: Une
nouvelle sorte de révolte
Jean-Paul Baquiast 12/11/2010
Ceux qui
ont manifesté contre la loi sur les retraites en France,
sur les déchets nucléaires en Allemagne, sur
les droits d'inscription étudiants en Grande Bretagne
étaient animés d'une ardeur de refus qui ne
visait pas seulement les mesures précises contre lesquelles
ils se battent ou les gouvernements qui leur imposent ces
mesures. Elle visait ce que l'on nomme parfois le système.
Pour un observateur de l'opinion international comme vous
mon cher Philippe , http://www.dedefensa.org/article-la_legitimite_et_l_intuition_haute_11_11_2010.html.
ce système serait aujourd'hui délégitimé,
et pas seulement en Europe. Le terme possède un sens
fort. Il s'applique aussi aux gouvernements qui régentent
le système. Délégitimé signifie
« qui n'a plus le droit de gouverner nos existences »,
« qu'il faut d'urgence remplacer par quelque chose
d'autre ». Dans d'autres articles, vous allez plus
loin et semblez de plus en plus souhaiter un rejet général
du système.
On peut penser qu'une partie de ceux qui aux Etats-Unis ont
délégitimé Barack Obama en votant pour
les Tea parties ou les Républicains exprimaient le
même rejet du système. Ils savaient pourtant
fort bien que les lobbies ayant dépensé des
milliards de dollars pour faire voter contre Obama faisaient
partie du système et ne feraient que le rendre plus
oppressif une fois au pouvoir. Mais pour eux l'essentiel était
de rejeter le système. On peut penser aussi, bien qu'en
ce cas l'information circule moins bien, qu'une grande partie
des classes moyennes chinoises et russes qui manifestent de
façon sporadique contre la censure manifestent aussi
le rejet d'un système dont leurs dirigeants facilitent
dorénavant l'installation.
Le
capitalisme financier mondialisé
Que serait
donc le système qui ferait l'objet d'un tel refus?
On peut admettre à titre de première hypothèse
qu'il s'agit du capitalisme financier mondialisé lequel
désormais impose sa loi au monde entier. Même
le directeur général de l'Organisation mondiale
du commerce, Pascal Lamy, le désigne comme l'ennemi
commun. Partout s'installe un clivage entre les très
riches (5%) et tous les autres (95%). Les très riches
sont les dirigeants et actionnaires des transnationales échappant
par la délocalisation et l'abri dans les paradis fiscaux
à l'imposition et aux réglementations. Ils sont
aujourd'hui en mesure d'acheter afin de les « rendre
rentables » tous les anciens services publics et
services sociaux, notamment l'école et l'hôpital.
Pour ceux qui n'appartiennent pas aux classes dirigeantes,
les seules perspectives sont le chômage, les bas salaires,
la précarité sociale, l'absence de visions professionnelles
parlant à l'imagination et au coeur, l'impossibilité
de quitter des territoires désormais appauvri pour
aller comme jadis chercher fortune ailleurs car nulle part
ailleurs ils ne seront accueillis.
Même
les plus ignorants en économie savent désormais
que le capitalisme financier a instauré au profit de
ceux qui le détiennent un processus de prédation
en accélération constante. Rien jusqu'à
ce jour ne permet d'en prévoir l'arrêt. Aux mécanismes
traditionnels et toujours en usage de captation des plus-
values du travail, le capitalisme financier a superposé
à l'échelle du monde les mécanismes (anthropotechniques)
de la technofinance. Il s'agit de l'interconnexion des réseaux
informatiques reliant les banques et les bourses, permettant
de prélever à la source et de faire disparaître
au profit de la spéculation les valeurs ajoutées
résultant du fonctionnement de l'économie réelle,
celle qui concerne les biens et services destinés en
principe à rémunérer les salariés,
à servir la consommation et à financer l'investissement
productif.
Certains
comparent ce phénomène à un cancer ayant
attaqué la planète toute entière. Un
cancer se caractérise par l'apparition et la multiplication
de cellules déviées de leurs fonctions habituelles,
se multipliant en détournant à leur profit les
ressources de l'organisme, ceci jusqu'à la mort du
malade. Sans prétendre pousser cette comparaison jusqu'à
l'absurde, on peut admettre que le cancer de la technofinance
mondialisée se caractérise par le fait que certaines
cellules du corps social rassemblant l'ensemble des humains
ont réussi à s'emparer pour le détourner
à leur profit d'un processus normal irriguant jusqu'alors
ce corps social. Les bénéfices qu'en tirent
les usurpateurs consistent en des prélèvements
sur les ressources vitales de l'organisme social tout entier.
En s 'accumulant, loin de doter la société
de nouvelles capacités pour le profit de tous, comme
pourrait le faire un investissement scientifique et technique
convenablement distribué à l'échelle
du monde , ces prélèvement accélèrent
les fragilités sociales en précipitant la course
aux crises économiques et environnementales annoncées.
Si le
système, ainsi défini, est rejeté par
une grande partie des populations du monde, au point que sont
dorénavant délégitimés les personnels
politiques qui le représentent, c'est en partie parce
que ceux qui souffrent directement de ses excès ne
peuvent pas espérer améliorer leur sort en tentant
de rejoindre l'étroite minorité de ceux qui
en tirent profit. D'une part ils ne seraient pas admis, comme
nous l'avons dit. Mais d'autre part et surtout nul ne peut,
à moins de s'aveugler, vouloir rejoindre un système
que l'on devine condamné.
D'autres
valeurs
Le rejet
du système sera d'autant plus fort que ceux s'opposant
à lui dans la rue ou par la grève découvriront
intuitivement que d'autres types de relations sociales que
celle fondées sur la prédation pourraient être
possibles. Lors des derniers événement, les
manifestants de tous âges, filles et garçons,
hommes et femmes, en se regroupant par internet ou par téléphone,
en discutant dans les réunions, en « jouant »
symboliquement la révolte, ont compris qu'ils se faisaient
les portes-voix de foules nombreuses. Certes, l'enthousiasme
a semblé retomber. Les médias un moment ouverts
aux paroles de rejet ont repris leur travail habituel de contrôle
des opinions publiques au profit du pouvoir des dominants.
Reste cependant l'internet qui ne se calme pas. On peut penser
que quand d'autres crises surgiront, d'autres manifestations
et d'autres rejets se feront entendre.
Jusqu'où
cependant? Le système est si bien organisé qu'à
toute proposition visant pour les unes à le réformer,
pour les autres à le détruire au profit de quelque
chose d'autre, il sait suggérer des arguments visant
à démontrer que « cela ne marcherait
pas », que « cela serait pire autrement. ».
Il sait aussi faire honte à ceux qui manifestent. « De
quoi vous plaignez vous, alors qu'aujourd'hui Port au Prince
en Haïti est en proie au choléra et à la
famine? ». Face à un système qui
affirme ne pas pouvoir être changé, qui exige
d'être accepté tel qu'il est et que pourtant
l'on refuse, que faire?
Une réponse
simple consisterait à ne pas entrer dans le jeu du
système. Si celui-ci est effectivement délégitimé,
il doit disparaître. On verra bien ce qui se passera
après. Continuer à supporter grandes et petites
exploitations sans réagir, ou bien tenter de réparer
des fuites sans modifier l'ensemble, ne mènerait qu'à
renforcer la domination catastrophique du système.
Mais le
système peut-il disparaître? Nous l'avons rappelé,
il est mondial. Il pèse tout autant bien qu'en termes
spécifiques sur les pays dits riches et sur les pays
pauvres et très pauvres. Il serait vain d'espérer
le voir disparaître dans les pays riches s'il se maintenait
dans les pays émergents et dans les pays pauvres. Or,
dans un système mondialisé, et (comme on dit
en termes techniques, chaotique) une fracture apparue quelque
part pourrait s'étendre et s'agrandir à l'ensemble,
comme une faille dans un fleuve gelé au printemps.
Pourquoi
ne pas rêver? Même si l'accès aux réseaux
n'est pas libre partout, ne pourrait-on imaginer que les classes
moyennes et intellectuelles du monde, celles qui tiennent
sans le savoir les vraies clef du pouvoir, face aux actionnaires
et à leurs milices, pourraient toutes ensemble (et
sans s'être concertées à l'avance, quasi
par imitation) se dresser contre le système, au lieu
de s'opposer d'un pays à l'autre. Les travailleurs
de la base les soutiendraient, y compris les plus exploités.
Le vieux rêve impossible de l'internationale socialiste,
« prolétaires de tous les pays, unissez
vous, » ne deviendrait-il pas réalisable,
au temps des réseaux et de la communication instantanée?
Et si nous faisions l'hypothèse que sur ces réseaux,
un « global mood » visant à rejeter
le système et tenter ensuite de construire ensemble
quelque chose de radicalement différent, aurait déjà
pénétré des centaines de millions d'esprits
sur les cinq continents?
Post-scriptum.
On lit dans le World Socialist Web Site américain un
article d'un certain Eric Lantier « Lessons of
the European strike wave » http://www.wsws.org/articles/2010/nov2010/pers-n11.shtml
Il constate l'échec des grèves européennes
et appelle, dans les termes désuets qui sont chers
à ce journal, les travailleurs du monde entier à
s'unir contrer leurs exploiteurs. Serait-ce pour refaire la
révolution russe de 1917 ou pour autre chose? Si c'était
pour faire autre chose, pourrait-on aujourd'hui en avoir une
idée? Nous pensons pour notre part qu'il serait présomptueux
d'avancer à l'avance des solutions s' appliquant
à un monde de demain indiscernable. C'est sans doute
ce que pense l'auteur de l'article car il ne fait aucune proposition.