DIALOGUES
DIALOGUES-XV
: De la sublimité
du système de la communication
Philippe Grasset 08/11/2010
Le problème que vous posez dans votre
texte du 2 novembre 2010 est évidemment sollicité
par les événements, que ce soit ceux
de France, durant le mois doctobre, que ce soit ceux
des USA avec lélection mid-term. Par conséquent,
il importe de lexaminer le plus rapidement possible,
non pas à chaud car il napparaît
pas avec ces seuls événements, mais opportunément,
comme commentaire de ces deux événements entre
bien dautres de la même sorte.
Lorsque jécris que ce problème
napparaît pas avec ces seuls événements,
jentends par là non pas faire une remarque doccasion,
mais faire une remarque tout simplement fondamentale. Si vous
me permettez de transformer les termes du problème
en en gardant lesprit, je dirais quil sagit
premièrement du problème de la force des idées
et de la passion pour les idées sans considération
de leur contenu. En faisant ce changement, je place nécessairement
en position seconde la question, que vous abordez essentiellement,
de la diffusion des idées considérées
selon leur contenu, de leur impact, de leurs capacités
de mobilisation ou non, en fonction de ce que je nomme le
système de la communication qui comprend un nombre
considérable de moyens, dont lInternet,
bien entendu. En première position, pour moi, se trouve
le problème de limportance des idées en
fonction de leur signification (de leur contenu).
Dans La grâce de lHistoire, notamment
dans la cinquième partie (La transversale du
technologisme) qui sera prochainement mise en ligne,
je développe lidée (sic) que les idées
ne comptent pas essentiellement pour leur signification (leur
contenu) mais selon létat, faiblesse ou
puissance, de notre psychologie lorsquon accueille
ces idées. On retrouve la même conception, bien
sûr à létat desquisse par
rapport à La grâce, dans ce texte du 14 juillet
2010, «Sommes-nous en 1789?» Je cite notamment
ce passage, qui concerne la diffusion des idées
nouvelles tout au long du XVIIIème siècle,
dont on a coutume de faire (je parle du contenu de ces idées)
la cause essentielle de la Révolution
« Lévolution de la psychologie
fait dire à certains, toujours selon une interprétation
idéologique, quon voit au XVIIIème siècle
la naissance dune opinion publique. Nous
interprétons cette évolution dune façon
très différente, comme la décadence des
élites de cette nation, élites comprenant
aussi bien le parti des philosophes que laristocratie
et le clergé, regroupés en un vaste parti
des salons où sexprimait une contestation
systématiques de toutes les structures existantes.
Cest-à-dire que lélite
est celle de la civilisation en place, quelle soit du
parti du régime en place ou du parti éventuellement
contestataire de ce régime, et cest cette
élite, as a whole, qui porte la responsabilité
des événements.
»Nous attribuons cette contestation
systématique moins aux idées elles-mêmes,
avec leur contenu, quau fait que ces idées nouvelles
nétaient pas soutenues et contrôlées
par une psychologie solide. Au contraire, nous identifions
une psychologie épuisée depuis son évolution
depuis la Renaissance, qui fait que les idées navaient
plus dassise psychologique solide, que leur contenu
immédiat et apparent était privilégié
dans la maîtrise quon tentait d'avoir delles,
alors que la logique circonstancielle et historique que ces
idées déclenchaient était laissée
à elle-même. Le résultat de cette circonstance
est lirresponsabilité, évidente dans le
chef des élites françaises. Ce phénomène
est concrétisé par le destin extraordinaire
dun mot très caractéristique, apparu brutalement
en 1734, qui fut alors dun emploi extraordinairement
fourni, bien au-delà de la mode, bien au-delà
de la France mais pour définir la France dalors,
pour brusquement tomber en désuétude en 1789.
Il sagit du mot persiflage
»
Je confirme et renforce cette conception,
chronologiquement et sur le fond, avec la Révolution
aussi bien, par exemple, quavec le cas de la guerre
révolutionnaire (voir notamment mon appréciation
positive et renforcée des conceptions de Guglielmo
Ferrero, exposées le 19 décembre 2007). Je crois
que ce sont la puissance et le choc, ce que lon peut
définir comme la puissance et le choc de la matière
sous la forme des armements et de lemploi qui en est
fait par ces armées, qui donnèrent aux idées
révolutionnaires leur véritable puissance, celle
qui exerça une influence décisive sur la psychologie.
Bien entendu, le facteur principal reste plus que jamais laffaiblissement
de la psychologie, sa vulnérabilité accrue.
Mais jabrège, et abrégeons.
On comprend donc cette conception qui fait de la puissance
dune idée la conséquence de la puissance,
autant par les moyens que par les circonstances, avec laquelle
elle est véhiculée et imposée à
la psychologie. Le contenu est secondaire, et il lest
dautant plus que la perception quon en a est la
conséquence de cette puissance et de ce choc des moyens
et des circonstances de la circulation des idées, qui
ont imposé ces idées par la force (quimporte
le contenu) à des psychologies affaiblies. Cette puissance
et ce choc contribuent à forcer les psychologies, à
les ouvrir et à leur instiller une sorte
de passion pour les idées, avant même
que leur contenu soit considéré, je dirais même
quoi quil en soit de leur contenu. Les idées
avec leur contenu ne sont quun moyen supplémentaire
daccentuer cette ouverture qui profite de
la fragilisation des psychologies. Par contre, le contenu
de ces idées a, après coup, son utilité
en figurant lexpression intellectuelle de cette force
qui produit choc et puissance ; cest de cette façon
que jen fais, notamment à partir de laccomplissement
de la Révolution, des instruments offrant un alibi
intellectuel à cette force du déchaînement
de la matière née à la fin du XVIIIème
siècle.
Dans cet ordre de pensée, les idées
ne sont quun outil et un outil de conséquence,
un idiot utile si lon veut au service de
cette force du déchaînement de la matière
développée depuis la fin du XVIIIème
siècle, nullement une cause, encore moins un fondement
intellectuel. Je parle ici pour la période considérée,
notamment celle de la rupture XVIIIème siècle-Révolution.
Aujourdhui, le fondement de cette situation subsiste
mais les acteurs ont radicalement changé et la forme
de cette situation, à mesure, et dans le sens dune
extrême accentuation du phénomène
La sublime ambiguïté
du système de la communication
Nous sommes aujourdhui beaucoup plus
dans la situation du XVIIIème siècle avant la
Révolution mais multipliée par cent, par mille,
et à contre-emploi pour lorientation par rapport
au système du déchaînement de la
matière, jusquà un changement de
substance véritablement, et pas du tout dans la situation
définie par Ferrero avec sa guerre révolutionnaire.
La guerre a perdu tout pouvoir de cohérence, noyée
dans le technologisme, dans lenfermement inepte sur
eux-mêmes des conquérants au service du système,
dans la tuerie aveugle et stupide, automatique et anonyme,
du système. Dans le domaine de la puissance et du choc,
la guerre sest complètement réduite au
système du technologisme et a perdu toute capacité
dusage des idées comme moyen douvrir les
psychologies, par la situation même quon a décrite
et à cause de la séparation des tâches
avec linstallation du système de la communication.
La guerre daujourdhui nest plus communication
delle-même par la puissance et le choc, comme
étaient les guerres révolutionnaire, mais un
acte de puissance et de choc brut que le système de
la communication essaie de son côté de vendre
spécifiquement, par des méthodes de marketing
et de relations publiques, hors de lacte de violence
lui-même. La séparation est devenue si grande
entre, dune part, la violence confuse de cette guerre
technologique qui semble sans but précis sinon celui
de déstructurer ; et, dautre part, le personnel,
militaire ou non, chargé de la communication, sexprimant
dans son milieu et selon ses méthodes dialectiques
si complètement semblables à la publicité,
la séparation est si grande quelle est
devenue rupture complète. Le système de la communication
crée naturellement et systématiquement le virtualisme
et, dans ce cas, le virtualisme na rien à voir,
pour ceux qui subissent la guerre, avec la violence confuse
et gratuite du technologisme. Lefficacité est
nulle, sinon, négative. Personne, parmi ceux qui subissent
les guerre postmodernistes que nous menons, nest dupe,
au contraire des guerres révolutionnaires
comme Ferrero les décrit, qui intégraient la
communication dans lacte même de la guerre et
faisaient de la guerre elle-même, en plus de ses effets
habituels de tuerie, une puissance et un choc de communication.
Cela nous amène à la spécificité
du système de communication, qui agit dans tous les
domaines, dans celui de la guerre comme dans bien dautres.
Ce système, créé pour être le complément
décisif du système du technologisme, a en fait
des caractères qui lui sont propres, qui sont profondément
ambigus. Il répond aux lois du genre (communication,
relations publiques, voire publicité) : le sensationnalisme
qui produit effet et profit, leffet lui-même,
le profit lui-même, etc. Il récupère
au profit du système général, mais il
le trahit involontairement également. Lorsque, en 1956-1957,
le système de la communication fait un triomphe du
livre Sur la route de Jack Kerouac, il récupère
et même il détruit Kerouac, ce qui est agir à
lavantage du système. Mais il fait également
la promotion de Sur la route (le profit du best-seller, certes)
et du mouvement beatnik par conséquent, et il diffuse
massivement un objet de communication dont leffet est
antisystème et qui jouera un rôle majeur dans
les révoltes des années 1960 (alors que Kerouac,
lui, sombrera). Le résultat net, malgré le sort
du malheureux et tragique Jack Kerouac, est que le système
de la communication sest involontairement avéré
antisystème. Le malheureux et tragique Jack Kerouac
nest pas mort pour rien (en 1969, dévoré
par lalcoolisme et le désespoir).
Cette ambigüité et cette contradiction
avaient une importance encore limitée dans les années
1960, parce que le système général contrôlait
à son profit direct lessentiel des moyens, notamment
technologiques, du système de la communication. Aujourdhui,
la situation a radicalement changé parce que le système
de la communication a radicalement développé,
selon la logique aveugle du système général,
des moyens formidables (notamment technologiques) daction,
qui sont des moyens de puissance et de choc techniques avec
certes des consignes dorientation idéologiques
prosystème mais répondant toujours, et même
plus que jamais (hyper-libéralisme oblige) aux références
par essence politiquement neutres du sensationnalisme, de
leffet et du profit. Même si les intentions théoriques
générales sont prosystèmes, notamment
lorsquon sattarde à juger du contenu en
général très faible des idées,
lessentiel est plus que jamais la puissance et le choc
qui répondent à ces facteurs neutres
et se contrefichent du contenu des idées (pourvu que
ça se vende et que ça se diffuse).
Le global mood dont vous parlez nest
pas, à mon sens et tel que je le comprends superficiellement,
une chose en soi mais le produit du système de la communication.
Celui-ci, qui va toujours au plus sensationnel parce que là
est leffet et la source du profit, diffuse et amplifie
automatiquement la perception dune situation qui se
crée delle-même, alimentée par des
événements divers et variés, qui se trouvent
intégrés par la puissance de choc de ce système
de communication en une perception fondamentale qui est devenue
celle de la crise générale du système
général. Même sil tente de remplir
sa mission qui est de dire le système général
nest pas en crise, le système de communication
diffuse une perception générale intégrée
qui dit que le système général est en
crise, voire en crise terminale. Or, dans la logique de ce
qui a été dit plus haut, le système de
communication vise dabord les psychologies qui ne pensent
pas mais absorbent des perceptions, nullement les esprits.
Il sadresse à des psychologies très affaiblies,
parce que les circonstances, la confusion, les crises parcellaires
et contradictoires, le virtualisme, laction générale
du système de communication lui-même, affaiblissent
les psychologies. Cest donc son ambigüité
extrême, cette ambigüité que je qualifierais
de sublime : créé pour défendre le système,
notamment en affaiblissant les psychologies, et croyant agir
dans ce sens selon des idées basses et pauvres en faveur
du système, le système de communication véhicule
en fait la perception inverse, savoir que le système
général est en crise terminale. Il influence
les psychologies affaiblies par lui-même, mais cette
fois en instillant paradoxalement dans ces psychologies la
perception de cette crise générale et terminale,
et de ce fait en accélérant la crise. (Toujours
la même précision : je parle bien de perceptions,
pas du contenu des idées qui, prises séparément,
sembleraient faire la promotion du système,
mais cela na aucune importance car seule compte la perception
des psychologies.) Le résultat est que plus le système
de la communication agit au service du système, plus
il le dessert en alimentant lidée de crise globale,
voire terminale. Le global mood va de soi
.
Le véritable nud, ou mystère
de la chose, est de constater combien ce système savère
perméable à une perception haute de la crise
terminale du système malgré toutes les idées
si basses auxquelles il se réfère et qui vantent
le système. Il sagit dune perception née
de lintuition haute que nous nous trouvons effectivement
dans la crise générale et terminale du système.
Cest lobjet essentiel, absolument paradoxal, et
pour moi sublime, de la promotion du système de la
communication. (La définition que donne Wikipédia
de sublime me va parfaitement en loccurrence
: «Une chose grandiose et impressionnante [...], qui
ne peut néanmoins être perçue ou comprise
quavec une sensibilité très fine.»)
Le vrai mystère de cette situation est la création
de cette perception de la crise générale et
terminale véhiculée par un système fait
pour défendre le système, et qui charrie en
général des idées favorables au système
et disant que le système général
nest pas en crise. Le mystère est dans
ce que les événements, malgré toutes
les interprétations virtualistes contraires, parviennent
à imposer cette perception de la crise globale et terminale,
et en font le principal du choc et de la puissance que véhicule
le système de la communication.
Il en résulte que tous les événements,
même les plus parcellaires, même les plus confus,
ont pour effet dentretenir cette perception générale
du la crise générale et terminale, et ne cessent
daggraver le global mood en question. Une révolte
pour les pensions en France, un Tea Party aux USA dont on
ne sait rien des intentions, donnent effectivement cette perception,
quels que soient les buts, les intentions, etc. Ainsi en est-il
de tous les événements, répondant à
cette mystérieuse perception générale
de la crise générale et terminale. Je dirais
que plus nous avançons, plus tous les événements
deviennent à dominante radicalement déstructurante
du système, quelles que soient les idées et
leur contenu, et cela, obligeamment diffusé et amplifié
par le système de la communication. Bien entendu, certains
moyens du système sont utilisés en conscience
par des adversaires du système dans un but déstructurant
(Internet), mais ce nest pas lessentiel même
si cest important. Cela renforce le courant que je décris,
cela ne le crée pas. Lessentiel, notamment dans
le chef de ces positions antisystèmes à lintérieur
du système profitant de lambigüité
du système de la communication, est bien didentifier,
de comprendre, dexposer, dexpliquer et de justifier
absolument la tendance générale que je décris.
(Ce que, par exemple, dedefensa.org tente de faire, bien entendu.)
Je crois fermement que cette tendance
générale répond à une sorte
de force supérieure qui semble bien irrésistible,
qui nous dépasse sans aucun doute. Seule lintuition
haute peut saisir lessence de cette force supérieure
et sen inspirer absolument, sans pour autant lexpliquer,
cette force qui est cette forces profonde
quil marrive dévoquer, cette
force profonde qui est le véritable, le seul mystère
de ces temps exceptionnels.
Faire imploser le système
Pour répondre directement, vous
comprenez que les buts de la révolte des pensions ou
de Tea Party, pour citer les faits du jour,
ou révoltes en cours, mindiffèrent
totalement, dès lors que ces mouvements sont des interférences
déstructurantes dont la promotion est faite automatiquement
par le système de la communication avide de sensationnalisme,
deffet et de profit. Je ne serais pas moins catégorique
sur linutilité pratique actuellement de définir
des orientations, des révolutions pour
changer le système. (Même si lon peut semployer
à cet exercice théorique, à la condition
quil ninterfère en rien sur le processus
principal dattaque du système.)
On ne change pas un tel système, on
ne le réforme pas, et il est très difficile,
quasiment impossible de penser à quelque chose de complètement
différent tant quil existe. On cherche à
le déstructurer, cest-à-dire à
le détruire en frappant les points fondamentaux de
sa vulnérabilité. On frappe à coups de
marteau (philosophie au marteau de Nietzsche),
sans relâche, sans sinterroger sur le monde meilleur
à venir. Il faut casser tout cela, parce que tant que
tout cela subsiste sous une forme ou lautre, rien nest
possible. Nous sommes devant un monstre universel (globalisé)
qui ne peut être changé ou réformé,
qui ne peut être que détruit par la déstructuration
interne de lui-même, sa dissolution catastrophe sous
les coups assénés ; qui va, soudain, à
un moment donné, ou peu à peu mais très
rapidement, aboutir à son implosion par déstructuration
interne. Après, on verra. Quand on est dans une prison,
coupés évidemment de lextérieur
parce que, dans ce cas, il ny a pas dextérieur
puisquil sagit dune prison universelle,
on cherche à se révolter par tous les moyens
pour faire sauter la prison et sen évader puisquelle
nexistera plus après quelle ait explosé.
Ainsi lextérieur, la vérité
du monde, sera-t-il recréé par destruction
de lintérieur emprisonné qui
constituait lensemble du monde.