DIALOGUES
DIALOGUES-XIV
: Le
grand mystère de la formation de lopinion publique
Jean-Paul Baquiast 02/11/2010
Mon cher
Philippe, dans la suite de nos réflexions communes
sur l'émergence des systèmes anthropotechniques
et sur la façon dont leur compétition darwinienne
crée l'histoire, j'aimerais connaitre votre sentiment
sur l'apparition du mouvement des Tea parties, au delà
des explications banales qui courent dans les médias.
Vous avez été un des premiers à signaler
en France ce phénomène, il y a déjà
au moins deux ans. En tant que chroniqueur de la presse américaine,
vous étiez certes mieux placé que d'autres en
Europe pour le signaler. Mais avec ce don que vous avez
et que vos lecteurs vous reconnaissent de saisir les
courants profonds de ce que vous appelez la méta-histoire,
vous l'aviez inscrit dans des champs transformationnels propres
à la société américaine et que
vous nommez le système de la communication, le virtualisme,
la puissance par la matière, etc. Au vu des évènements
récents, s'étant traduits par les résultats
des élections mi-terms qui restent encore à
interpréter afin si possible d'en tirer des conséquences,
comment préciseriez-vous vos explications et quelles
prévisions pourriez vous en tirer ?
Pour ma
part, comme peut-être vous même, j'aimerais pouvoir
analyser en termes de systémique anthropotechnique
si vous me pardonnez ce vocabulaire le mouvement
de refus général qui a motivé les manifestations
en France à la fin du mois d'octobre. Le pouvoir par
différents moyens fort éloignés de la
démocratie en est apparemment venu à bout, mais
le mouvement pourrait reprendre, sans attendre les élections
présidentielles. Sous des formes voisines (voyez mon
article concernant la situation en Grande Bretagne http://www.europesolidaire.eu/article.php?article_id=595&r_id=),
il pourrait apparaître dans d'autres pays européens,
y compris au Royaume Uni. Autant que l'on puisse comprendre
ses sources et ses motivations, le refus français apparaît
à l'opposé du refus des institutions fédérales
animant les Tea Parties. En France on réclamait un
retour à l'Etat et aux régulations, aux Etats-Unis
le contraire. Mais les formes en ont été assez
voisines: apparition inattendu, vaste pouvoir rassembleur,
importance des réseaux de la télévision
et de l'Internet dans sa propagation. Certaines causes aussi
sont communes, une crise de l'emploi et de la croissance sans
précédent, la conscience de la montée
inexorable d'autres pouvoirs géopolitiques.
Au delà
de ces ressemblances et différences, je pense que nous
devrions nous interroger sur le rôle précis de
la technologie des réseaux dans les deux pays. Pour
le sociologue américain Nicolas Carr, qui vient de
publier The Shallows, Google, Facebook et autres réseaux
sociaux, loin de favoriser la démocratie participative,
contribuent non seulement à répandre les mots
d'ordre et désinformations payés par les puissants,
mais plus en profondeur à déstructurer les cerveaux
des citoyens, en les empêchant pratiquement de se concentrer,
de réfléchir et par conséquent de se
révolter. Mais est-ce exact? Est-ce votre avis?
Pour ma
part, je constate que les sites alternatifs, selon l'expression,
jouent un rôle non négligeable dans la formation
d'une opposition non seulement virulente mais sans doute efficace,
notamment chez les jeunes. Des auteurs très créatifs
apparaissent et la diffusion de leurs idées et consignes
sur le mode viral peut se faire très vite, grâce
à Facebook ou d'autres réseaux. Voyez par exemple
http://rebellyon.info/ ou une page assez magnifique http://www.facebook.com/video/video.php?v=153941754645608.
Je pourrais citer aussi Agoravox (http://www.agoravox.fr/)
lecture stimulante en général bien que le discours
général en soit beaucoup plus confus. Je ne
mentionnerai pas Wikileaks, car j'ai l'impression qu'il s'est
agi d'un pistolet à un coup, très improbable
en Europe. Mais je me trompe peut-être.
Cependant
il ne faut pas se faire d'illusions. Partout dans le monde,
en dehors même des vraies tyrannies, les riches et les
puissants, disposant de moyens financiers illimités,
peuvent très bien faire intervenir des officines répandant
des analyses ou propageant des mots d'ordre que le pouvoir
utilisera ensuite pour déconsidérer les opposants,
voire pour les faire incarcérer.
Il faut
examiner le rôle de la presse proprement dite, et des
stations de radio et de télévision, notamment
quand l'une et les autres viennent sur Internet. En lisant
vos chroniques, j'ai l'impression qu'il existe encore aux
Etats-Unis une presse vraiment libre, c'est-à-dire
pas totalement financée par les grands groupes ou encadrée
par le pouvoir politique. Mais pensez vous que ce soit le
cas encore? Et jusqu'où pourrait aller cette presse,
non pas seulement pour dénoncer Obama et les Démocrates,
mais pour vraiment donner la parole aux victimes de la crise
financière, aux chômeurs et aux révoltés
potentiels. Pour ma part, bien que comme tout le monde je
sois viscéralement attaché à la liberté
de la presse, je doute de plus en plus de l'indépendance
de ceux qui s'y expriment. Quand on y regarde de près,
on s'aperçoit que tout ou presque est mûrement
combiné par les conseillers en communication du gouvernement
et des ministères. Ils ont redécouvert récemment
l'intérêt de prendre en mains sans le dire les
nouveaux canaux de la communication et de la diffusion, comme
leurs prédécesseurs l'avaient fait de la presse
dite mainstream ou Pravda.
Ceci peut
aller plus loin que l'on croit. Vous n'ignorez pas, vous qui
n'êtes pas un naïf, qu'il est désormais
facile à des officines d'identifier des voix gênantes
sur Internet et de s'arranger, soit pour les compromettre,
soit pour les faire disparaître. Qu'en est-il selon
vous aux Etats-Unis?
Je m'arrête
là. Mais je vous propose de poursuivre cette recherche
des sources diverses qui contribuent à formaliser un
global mood dans les sociétés technologiques,
global mood dont les manifestations soudaines
peuvent surprendre les pouvoirs les plus avertis, les mieux
armés pour formater l'opinion.