DIALOGUES
DIALOGUES-XII
: La crise de la raison
humaine
Philippe
Grasset 19/07/2010
Je voudrais confirmer une sorte de rupture par rapport à
la première phase de ces Dialogues, pour lancer cette
série dentretiens sur une voie un peu différente,
disons incurvée, car les sujets initialement
traités restent concernés. Jean-Paul Baquiast
la lui-même suggéré, dans un commentaire
sur le Forum du
texte F&C du 1er juillet 2010, «Il y a mystère
et Mystère» :
«Je
pense que les questions que vous évoquez les uns et
les autres devraient être approfondies encore, notamment
dans les Dialogues
»
Caractère
utilitaire et autonome de la psychologie
Le
texte de Christian Steiner, du 4 juillet 2010, sur Ouverture
libre, confirme lintérêt du sujet et du
débat. Jenchaîne donc sur ce texte et vais
donc développer lidée centrale initiale
qui pourrait se résumer dune façon générale
à ceci : il faut absolument, dune part agrandir
et hausser la pensée à des domaines autres que
la raison, dautre part réaliser ce bouleversement
dans une combinaison où la raison na pas la place
dominante quon lui donne dhabitude, souvent
proche dune position exclusive. Cest donc le point
central de mon propos : la raison nest pas lélément
exclusif de la pensée, elle nen est même
pas nécessairement lélément central
ni le plus haut. (Notez que lorsque je parle de raison,
il ne peut sagir dans ce cas que de la raison
humaine.)
Avant
daller plus loin sur ce point, voici un distinguo absolument
essentiel. Lorsque je parle de la raison, je parle dun
élément parmi dautres de la pensée,
on verra lequel plus loin, selon mes conceptions,
et, par conséquence assez logique, lorsque je parle
de la psychologie, ce que je fais souvent et dune façon
que je voudrais importante, je parle dun élément
annexe de la pensée. Pour moi, la psychologie est un
système de la catégorie quon pourrait
qualifier dutilitaire, qui est une sorte
daliment, ou de carburant de la pensée. Sa qualité
biologique, sensorielle, fonctionnelle, intuitive, donne à
la pensée un matériel de fonctionnement dautant
plus raffiné. Vous savez que lune de mes thèses
pour expliquer la décadence du comportement des élites
françaises au XVIIIème siècle, conduisant
à la Révolution, ne tient nullement aux idées
et à leur contenu, fussent-elles, ces idées,
révolutionnaires et/ou extraordinairement élaborées,
puissantes, etc., mais à lépuisement
de la psychologie, à la mauvaise qualité du
carburant, qui conduit à accepter les idées
sans avoir la force intellectuelle (et non lintelligence,
qualité systématiquement surévaluée)
dobserver, de comprendre, voire plus encore de distinguer
par intuition les effets engendrés par le développement
logique à long terme de ces idées, et donc de
les contrôler.
Cela signifie
aussi que la psychologie, qui est au service de la pensée,
nest nullement au service de la raison, puisque la raison,
selon mes conceptions, nest quun élément
de la pensée, un parmi dautres. La psychologie
nest pas liée à la raison, elle a son
autonomie de système ; elle dépend de la pensée,
pour lagrément à son apport, exactement
au même titre que la raison dépend de la pensée.
Il sen déduit que la pensée doit juger
de la valeur de lapport de la psychologie, non selon
le diktat de la raison, mais selon ce quelle juge de
la force et de la santé de la psychologie à
assurer son rôle utilitaire.
Usurpation et subversion de la raison
Tout cela
me conduit évidemment au procès de la raison,
ou, dirais-je, au procès inutile de la raison.
Il nentre pas dans mes intentions de la condamner sans
appel ni sursis, et, par conséquent, de faire ce procès
qui est déjà instruit et conduit à bien
par les événements que nous subissons aujourdhui.
Il entre dans mes intentions de dénoncer ce que cinq
siècles de pré-modernité et de modernité,
dont essentiellement nos deux derniers siècles de modernité,
ont fait de la raison. En loccurrence, le vrai coupable
est la modernité et non la raison, mais il reste que
la raison est devenue dans ce traitement une monstrueuse caricature
delle-même, une affirmation vaniteuse et trompeuse
dune conception de la maîtrise du monde et, en
réalité, derrière cette apparence, lesclave
docile et lalibi dun courant furieux de la matière
déchaînée créatrice dun système
déstructurant qui pulvérise la civilisation
en une ivresse de puissance et en une réduction entropique
systématique de tout ce qui est qualitatif au profit
dun nivellement terrifiant par la puissance quantitative.
Le péché terrible de la raison subvertie est
davoir couvert tout cela dun masque
de mesure et de morale.
La raison
ainsi pervertie est devenue subversion pure. Elle a usurpé
la pensée, se substituant à elle et prétendant
être la pensée à elle seule. Même
la spiritualité est devenue une annexe de la raison,
perdant ainsi ses caractères de transcendance qui en
faisaient toute la sublime valeur. Le pire de cette piètre
aventure est que ce triomphe de la raison pervertie
marque en fait son asservissement à une dynamique déchaînée
de la matière qui est son véritable maître.
Il nest
plus temps, comme je disais plus haut, de faire un procès
de la raison pervertie, mais de constater les effets de cette
triste aventure. Aucune enquête ni instruction du dossier
ne simposent, lévidence de la catastrophe
où sabîme le monde et notre caricature
catastrophique de civilisation en phase ultime y suffisent.
Partout, la matière déchaînée nous
entraîne dans un destin dont il est difficile de ne
pas deviner dintuition le caractère catastrophique,
et destin sur lequel nous navons plus aucune prise.
La seule faiblesse de cette situation est paradoxalement sa
force ; cette évidence est tellement forte quelle
conduit nombre desprits soumis à cette raison
pervertie à ne pas y croire, parce
cest trop évident, cest trop écrasant,
cest trop désespérant, parce que
cest trop imprévu par rapport aux normes auxquelles
nous sommes soumis. On notera que ce nest pas une attitude
rationnelle mais une attitude de croyant, qui
oppose sa foi à lévidence de la dynamique
de la situation du monde, bien que sa foi
prétende être le simple constat du triomphe de
la raison dans sa maîtrise de la situation du monde.
Mais nous savons bien que la raison est devenue une religion,
quelle a même sa métaphysique. (Il suffit
de lire Diana Johnstone ou de citer cette remarque dElie
Barnavi, dans le A un ami israélien de Régis
Debray [Flammarion, 2010]: «La Shoah sest hissée
au rang de religion civile de lOccident.»)
Dans toute
cette organisation faussaire, avec tous ses attributs, du
rôle que sest attribuée la raison subvertie,
ou du rôle que la raison subvertie a été
contrainte inconsciemment dassumer, lusurpation
est totale. Jamais la crise la plus immense quon puisse
concevoir nest apparue paradoxalement en termes aussi
simples.
Nécessité et force de lintuition
Jai
déjà dit ma conviction quil était
nécessaire de faire entrer dans la pensée des
facteurs qui échappent au contrôle de la raison
(je parle comme un expert du Pentagone alors que la matière
est si haute, voilà où nous mènent
les automatismes de la raison subvertie). Jai notamment
parlé du rôle central, jinsiste
sur ce qualificatif de central, de lintuition
dans certaines démarches de ma propre pensée,
pour prendre une référence que je connais.
Un lecteur
particulièrement érudit, particulièrement
éclairé, ma offert un long commentaire
dune extrême richesse sur mes propos. Je tiens
à lui dire ma reconnaissance car il ma beaucoup
aidé. Voici un extrait de ce quil dit de sa lecture
de ce texte (DIALOGUES du 3 juin 2010) où je parlai
dune de mes expériences de lintuition ayant
orienté et conduit le texte du livre Les Âmes
de Verdun. (Ce lecteur demande à conserver lanonymat,
et je respecte évidemment son désir, qui sappuie
dailleurs sur des raisons absolument respectables.)
«Il
me semble évident que la substance de vos textes laisse
entrevoir, dailleurs bien souvent entre les mots, la
présence dun contenu purement intuitif,
produit dune sorte dinspiration qui nest
artistique quau sens religieux
antique de lidée du poète,
et, plus précisément, de ce que les anciens
philosophes grecs appelaient une intellection,
noèsis, laquelle na strictement rien à
voir avec ce que lon entend généralement
aujourdhui [
] par ce terme (imagination,
intuition nébuleuse pré-rationelle,
fantasme, etc.), puisquelle désigne
à lorigine le fruit dune faculté
cognitive supra-rationnelle, qui sactualise
en une fulgurance ne se laissant pas réduire à
la seule somme des éléments dun enchaînement
rationnel, et dont lOccident moderne, depuis au moins
Kant, nie tout simplement lexistence, la chose étant
manifestement devenue plutôt rare. Ainsi, lorsque, pour
décrire la nature artistique et non scientifique
de votre démarche dhistorien, vous évoquez
cet instant pouvant être qualifié
de divin et de trouée de lumière
dans le brouillard, qui procure de brefs moments dintense
exaltation, où apparaît en un éclair
une partie de la Vérité du monde, vous
paraphrasez sans le savoir (?!) Platon lui-même expliquant
pourquoi le centre générateur de sa philosophie
ne fera jamais lobjet dun texte articulé
selon les normes scientifiques: De moi,
du moins, écrit Platon dans un texte célèbre,
il nexiste et il ny aura certainement jamais aucun
ouvrage sur pareils sujets. Il ny a pas moyen, en effet,
de les mettre en formules, comme on fait pour les autres sciences,
mais cest quand on a longtemps fréquenté
ces problèmes, quand on a vécu avec eux que
la vérité jaillit soudain (exaiphnès)
dans lâme, comme la lumière jaillit de
létincelle, et ensuite croît delle-même
(Lettre VII, 341c-d).»
Cette
appréciation mencourage évidemment à
suivre la voie qui est dobserver que la structure de
notre pensée doit être complètement modifiée,
à la fois augmentée et réorganisée,
évidemment dans le sens qualitatif. Une révolte
simpose. Notre pensée, dans laquelle je
donne évidemment sa place à lâme,
sans hésitation, a absolument besoin de hauteur
et elle a besoin de faire montre dhumilité devant
cette hauteur quelle doit acquérir. On ne peut
obtenir ce résultat quen nous débarrassant
du diktat de notre propre pensée aujourdhui elle-même
subvertie, après avoir laissé pervertir notre
raison, lavoir instituée inspiratrice alors quelle
nest quexécutante et organisatrice, lavoir
laissée exécuter son uvre de subversion.
La raison (la raison humaine) qui est née
de nous-mêmes ne peut être linspiratrice
dun sens qui nous manque désespérément,
dont il est raisonnable, au regard de la catastrophe où
nous nous sommes précipités nous-mêmes,
raison humaine en tête, denvisager
quil ne peut venir que de lextérieur de
nous.
Les indications
ci-dessus, notamment celles de mon lecteur si obligeant et
érudit, nous montrent quil existe des qualités
fondamentales qui ont leur place dans la pensée, au-dessus
de la raison. (Cest pourquoi je préférerais,
par rapport à lavis de monsieur Christian Steiner,
conserver lexpression supra-rationnel plutôt
que lexpression trans-rationnel quil
propose.)
Reconstruire la pensée comme
ils bâtissaient des cathédrales
Bien entendu,
lorientation est claire et lidée générale
exsude du discours lui-même. Notre pensée manque
désespérément des éléments
qui pourraient lélever et la transcender. Cinq
siècles de lévolution de la perversion
de la raison ont créé une solitude terrifiante
de lêtre, avec comme seule référence
la subversion quengendre cette raison pervertie. Que
lon nomme cette solitude individualisme ou modernité
importe peu, si lon sait reconnaître la catastrophe
du monde où elle nous a menés.
Il ne
sagit pas ici de proposer des conceptions différentes
(idéologie, religion, morale, politique, théorie
philosophique, etc.), des croyances ou des non-croyances,
des opinions, etc., mais de rechercher une nouvelle organisation
de la pensée. Lorsquon suggère quil
faut introduire une dimension spirituelle, il ne sagit
pas de penser Dieu (!) avec la raison, ni de penser
Dieu (!) selon telle ou telle religion, mais dintroduire
dans la pensée un élément de spiritualité,
ou de sacré, qui constituerait nécessairement
une part essentielle de cette pensée et nécessairement
la part la plus haute. La raison ne serait présente
que pour mieux utiliser la présence de cet élément
de spiritualité ou de sacré, pour modifier la
pensée à mesure en lui donnant un élan
différent. Cela nimplique rien dautre quune
méthodologie ; cela nimplique nullement quon
prouvera lexistence de Dieu, ni le contraire, qui sont
des préoccupations bien inutiles pour nos pauvres pensées
; cela implique quon change la façon de penser
ce qui peut et doit être pensé.
Bien entendu,
cette sorte de démarche nest pas nouvelle puisque,
comme on la vu, Platon lui-même y sacrifiait.
(Elle lest dautant moins quil sagit,
à mon sens, de la seule façon de penser pleinement,
mais cela nest quune opinion, et, à
mon sens, fort raisonnable.) Il sagit plutôt de
considérer cette démarche, dans ce moment historique
et même métahistorique, comme une clef pour pouvoir
sévader. Nous sommes à un moment où,
dune part, la catastrophe du monde dévoile la
perversion qui a fait de la raison, en la déformant,
un outil de subversion dune horrible efficacité
; où, dautre part, la puissance du système
de la communication, jusquà son aspect fratricide,
le virtualisme avec lui, lun et lautre qui fracassent
toute notion dobjectivité, permettent
dautant mieux de secouer les chaînes du diktat
de la raison subversive que cette raison nest plus protégée
par son étiquette dobjectivité.
Il sagit de profiter de cette double occasion catastrophique
pour se libérer des chaînes qui nous tiennent,
pour glisser la clef dans la serrure qui convient, et agir,
et faire agir sa pensée.
Ce nest
pas de foi ou de croyance à mettre dans la pensée
dont nous avons besoin, au contraire, nous en sommes
submergés jusquà la nausée, de
toutes les sortes, de toutes leurs églises et de toutes
leurs valeurs présentées par leur
marketing, mais daudace à y mettre, comme
dune façon dêtre libératrice,
sans préjugés, y compris ceux de la vertu (disons
de leur vertu) parce que laudace nen
a cure. La principale de ces audaces est daccepter dorganiser
sa pensée hors de la dictature que nous nous sommes
imposés. Le principal préjugé à
écarter, cest celui qui nous pousse à
ne pas prendre au sérieux le sacré
et la spiritualité (car penser le sacré et la
spiritualité selon la raison subvertie ou selon une
église agréée par la raison subvertie,
cest bien ne pas les prendre au sérieux).
La meilleure façon de lécarter, ce préjugé,
est dintroduire dans larchitecture de la pensée
le sacré et la spiritualité à la hauteur
qui convient. Il sagit de reconstruire la pensée
exactement comme, in illo tempore, dautres que nous
bâtissaient des cathédrales.